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Souffrance des enseignants dans le contexte des mutations contemporaines et accompagnement clinique groupal

The teacher's suffering within the context of contemporary social change and its clinical-groupal accompaniment

Abstracts

L'auteure présente dans cet article les caractéristiques des dispositifs groupaux d'analyse de la pratique qu'elle a conçus en s'appuyant sur les recherches des psychanalystes post-kleiniens tels que Michael Balint et Wilfred R. Bion ; ces dispositifs offrent un espace d'élaboration de la souffrance professionnelle des enseignants et formateurs auxquels ils sont destinés. À la suite de cette présentation, l'auteure propose l'analyse d'une situation rapportée par Pascal, professeur de philosophie, à propos d'un moment de l'un de ses cours où il s'est senti quelque peu malmené par son groupe d'élèves et plus particulièrement par l'un d'entre eux. Le travail groupal permet à Pascal de relier cette scène à des moments-clés de sa biographie d'élève et de commencer à métaboliser les émotions qui ont surgi au cours de la situation racontée. Les participants de ce groupe expérimentent ainsi une forme de travail psychique à visée formative et professionnalisante.

analyse de la pratique; travail psychique; espace groupal; émotions


In this article, the author presents the characteristics of the approach to Group Analysis she has developed based on the reflections of such post-kleinian psychoanalysts as Michael Balint and Wilfred R. Bion ; this conception defines a groupal psychic space for examining suffering in the professional life of the teachers and instructors for whom it has been defined. Following this presentation, the author will analyze a situation related by Pascal, a philosophy teacher, concerning a moment in one of his courses in which he felt somewhat mistreated by his group of students and, in particular, by one among them. Group analysis allowed Pascal to relate this scene to key moments in his own personal biography as a student and to begin metabolizing the emotions provoked by the present situation. The participants in the group thus explore a form of psychic work with formative, professionalizing orientation.

Group Analysis; Psychic Work; Groupal Psychic Space; emotions


Souffrance des enseignants dans le contexte des mutations contemporaines et accompagnement clinique groupal

The teacher's suffering within the context of contemporary social change and its clinical-groupal accompaniment

Claudine Blanchard-Laville

Professeur. Département de Sciences de l'Éducation. Équipe Savoirs et rapport au savoir. Centre de Recherche Éducation et Formation (CREF). UFR des Sciences Psychologiques et des Sciences de l'Éducation - Université Paris X Nanterre. 200, avenue de la République. 92001 Nanterre Cedex. E-mail: Claudine.Blanchard-Laville@wanadoo.fr

RÉSUMÉ

L'auteure présente dans cet article les caractéristiques des dispositifs groupaux d'analyse de la pratique qu'elle a conçus en s'appuyant sur les recherches des psychanalystes post-kleiniens tels que Michael Balint et Wilfred R. Bion ; ces dispositifs offrent un espace d'élaboration de la souffrance professionnelle des enseignants et formateurs auxquels ils sont destinés. À la suite de cette présentation, l'auteure propose l'analyse d'une situation rapportée par Pascal, professeur de philosophie, à propos d'un moment de l'un de ses cours où il s'est senti quelque peu malmené par son groupe d'élèves et plus particulièrement par l'un d'entre eux. Le travail groupal permet à Pascal de relier cette scène à des moments-clés de sa biographie d'élève et de commencer à métaboliser les émotions qui ont surgi au cours de la situation racontée. Les participants de ce groupe expérimentent ainsi une forme de travail psychique à visée formative et professionnalisante.

Mots clés: analyse de la pratique; travail psychique; espace groupal; émotions.

ABSTRACT

In this article, the author presents the characteristics of the approach to Group Analysis she has developed based on the reflections of such post-kleinian psychoanalysts as Michael Balint and Wilfred R. Bion ; this conception defines a groupal psychic space for examining suffering in the professional life of the teachers and instructors for whom it has been defined. Following this presentation, the author will analyze a situation related by Pascal, a philosophy teacher, concerning a moment in one of his courses in which he felt somewhat mistreated by his group of students and, in particular, by one among them. Group analysis allowed Pascal to relate this scene to key moments in his own personal biography as a student and to begin metabolizing the emotions provoked by the present situation. The participants in the group thus explore a form of psychic work with formative, professionalizing orientation.

Keywords: Group Analysis; Psychic Work; Groupal Psychic Space; emotions.

ARGUMENT-RÉSUMÉ

Dans ce texte, je souhaite montrer l'intérêt de dispositifs groupaux d'analyse des pratiques professionnelles à orientation clinique à destination des enseignants. Ceux-ci me semblent particulièrement à même d'offrir aux professionnels de l'enseignement qui en éprouvent le désir le moyen d'une élaboration des situations ressenties comme problématiques dans leur cadre de travail. Dans ces dispositifs, ils sont invités à travailler essentiellement leur relation aux autres, élève(s), collègue(s), partenaire(s) hiérarchique(s), que leur milieu professionnel les amène à rencontrer, en lien avec l'exploration de leur histoire de vie professionnelle et personnelle. Je montrerai que cette démarche revêt une pertinence particulière dans un contexte social contemporain difficile et changeant qui ne les soutient pas à la hauteur des responsabilités accrues qui pèsent sur eux. Leurs problématiques psychiques sont potentialisées sur la scène professionnelle par les caractéristiques de ce contexte social, notamment l'insécurité, la précarité, l'accélération des rythmes, la crise des valeurs, la fragilisation des liens, la confusion des places, le brouillage des limites. Ainsi, dans cette conjoncture, il me semble particulièrement utile d'offrir à ces praticiens dont les tâches se sont complexifiées, et qui ne trouvent pas toujours dans leur institution de référence l'étayage dont ils ont besoin, un espace protégé où ils peuvent mener en groupe une analyse réflexive de leurs pratiques dans un cadre clair, contenant, et sous-tendu par une réflexion théorique vivante.

Chacun sait que le contexte social s'est trouvé en pleine évolution au cours des trois dernières décennies: certains chercheurs, comme Marcel Gauchet, avancent même l'idée que, plutôt que d'une évolution, il s'agirait d'une véritable "mutation anthropologique" (GAUCHET, 2004). De nombreux sociologues, économistes et anthropologues questionnent d'ailleurs ces phénomènes. Des cliniciens psychanalystes décrivent l'évolution de la souffrance psychique au travers des situations de travail comme en témoignent les travaux importants en psychodynamique du travail initiés par Christophe Dejours (2000[1998]) qui ont suscité l'ouverture de nombreuses consultations de souffrance au travail (PEZÉ, 2008). D'autres identifient "la crise dans la crise" qui entraîne une évolution de la souffrance psychique en lien avec la crise sociale, sous l'intitulé Les passions tristes (BENASAYAG; SCHMIT, 2006[2003]). Ils décrivent les nouvelles modalités de la plainte dans ce contexte de crise, et nous indiquent comment, eux, "techniciens de la souffrance psychique" comme ils se nomment, sont appelés à la rescousse pour des souffrances dont l'origine n'est pas forcément psychologique mais qui s'inscrivent sur fond d'insécurité, de précarité et de crise. Ils proposent de répondre à ce défi, en développant ce qu'ils appellent une clinique des situations ou une clinique du lien. Ainsi, selon ces auteurs:

[...] faire face à la crise, c'est d'abord la reconnaître et l'accepter pour favoriser l'émergence de nouveaux mythes et de nouvelles valeurs [...] et il y faut un peu [...] de courage, [pour] permettre à la personne d'assumer ses liens [et l'aider à tendre vers] une assomption de la responsabilité, [sans pour autant pathologiser une] souffrance due à l'existence même, au monde, à la société (BENASAYAG; SCHMIT, 2006[2003], p. 180).

Comme l'écrit Laurence Gavarini (2005, en ligne), en s'éloignant du dualisme sujets/institution, le "déclin des institutions nourrit la crise des processus de construction subjective". Or, si:

[...] l'institution dépasse le bon vouloir des sujets, ils n'en disposent pas, elle fixe chacun à une place dans un ordre générationnel et sexué, [et pour qu'un] sujet puisse émerger du magma sans significations que constituent a priori la vie pulsionnelle, les lois de l'espèce, les besoins et la profonde néoténie de l'enfant, il faut un certain nombre d'opérateurs (GAVARINI, 2005, en ligne).

Si Laurence Gavarini (2005, en ligne) reconnaît que ces opérations sont bien exécutées par les institutions, elle insiste sur le fait qu'"elles sont incarnées et vectorisées par des fonctions symboliques servies par des individus - parents et éducateurs - qui sont là pour soutenir des limites face à l'enfant et transmettre les interdits et les prescriptions de la société". Ainsi cette auteure nous invite à sortir des antagonismes de premier degré en ne confondant pas le plan du social et celui du symbolique et nous incite à trouver une troisième voie pour sortir de la crise des subjectivités qui ne soit ni l'insistance dans ce mode duel-binaire qui oppose sujets (menacés) et institutions (contraignantes) et qui, finalement, ne permet plus de penser aujourd'hui de manière féconde, ni un simple retour nostalgique à l'ordre ancien.

Pour un chercheur comme Axel Honneth (2007[2000]) une analyse des conflits sociaux en termes de conflits d'intérêts a cédé la place à une analyse en termes de sentiments de mépris ou de déni de reconnaissance. Pour cet auteur, les conflits sociaux peuvent souvent être compris comme des luttes pour la reconnaissance. Nous sommes aujourd'hui très sensibles d'après lui à la manière dont la société nous traite. Cette visibilité positive me semble grandement faire défaut aux enseignants. Pour les aider à donner sens à leurs pratiques, il est ainsi important de les aider à surmonter ces vécus de reconnaissances insatisfaisantes. Dans ce contexte social difficile et changeant, on peut constater que les enseignants ne sont pas toujours soutenus à la hauteur des responsabilités accrues qui pèsent sur eux, ni par leur institution, ni par la société. Or, leurs difficultés vont croissant et engendrent en eux une grande quantité de souffrance souvent contre-productive (cf. l'ouvrage d'enquête qui vient de paraître témoignant des difficultés des enseignants et de leur souffrance dans une perspective de sociologie pragmatique) (LANTHEAUME; HÉLOU, 2008).

C'est dans cette optique que j'estime pertinents les dispositifs groupaux d'analyse des pratiques professionnelles à orientation clinique tels que je conçois: ceux-ci me semblent en effet particulièrement à même d'offrir aux professionnels de l'enseignement qui en éprouvent le désir le moyen d'une élaboration des situations ressenties comme problématiques dans leur cadre de travail. Dans ces dispositifs, les enseignants sont invités à travailler essentiellement leur relation aux autres, élève(s), collègue(s), partenaire(s) hiérarchique(s), que leur milieu professionnel les amène à rencontrer, en lien avec l'exploration de leur histoire de vie professionnelle et personnelle. Car je crois que les problématiques psychiques des enseignants sont actualisées sur la scène professionnelle par les caractéristiques de ce contexte social, notamment l'insécurité, la précarité, l'accélération des rythmes, la crise des valeurs, la fragilisation des liens, la confusion des places, le brouillage des limites. Dans cette conjoncture, il me semble particulièrement utile d'offrir à ces professionnels dont les tâches se sont complexifiées, et qui ne trouvent pas toujours dans leur institution de référence l'étayage dont ils ont besoin, un espace protégé où ils peuvent mener en groupe une analyse réflexive de leurs pratiques dans un cadre clair, contenant, et sous-tendu par une réflexion théorique vivante (BLANCHARD-LAVILLE et al., 2005).

DESCRIPTION DU DISPOSITIF

Les séances ont lieu une fois par mois (onze séances sur l'année scolaire) et durent chacune deux heures trente. Au cours de chacune, deux ou trois situations professionnelles sont explorées, que les participants qui ont exposé sont invités à travailler à nouveau lors de la séance suivante. C'est une des caractéristiques de ce dispositif, qui s'est révélée très féconde: dans le temps entre les deux séances, la mise au travail psychique se poursuit souterrainement et conduit à des effets d'après-coup importants. Les exposants sont incités à garder à leur récit une large part de spontanéité et d'improvisation, les détails concrets et les ressentis sont sollicités, les autres participants peuvent poser des questions d'explicitation qui permettent d'éclairer le contexte institutionnel et les enjeux professionnels de la situation rapportée dans le récit. Au bout d'un certain temps d'évocation de la situation dans sa dimension factuelle, le groupe passe, à l'instigation de l'animatrice ou des animateurs si le groupe est coanimé, à une phase d'associations qui permet, le cas échéant, de faire des liens entre la situation professionnelle présentée et l'histoire scolaire et personnelle de l'exposant.

Ce dispositif prend sa source dans celui que Michaël Balint, psychanalyste d'origine hongroise installé à Londres, a mis en place dans les années cinquante à destination des médecins généralistes (BLANCHARD-LAVILLE; PESTRE, 2001). À partir du constat que, dans la pratique des médecins, les réponses chirurgicales et médicales à des patients dont la demande se situe dans un registre relationnel ou affectif, voire névrotique, sont insuffisantes, Balint s'interroge sur la formation qui pourrait être dispensée aux praticiens pour leur faire acquérir "l'aptitude psychothérapeutique" (BALINT, 2000[1960]). Il envisage, de sa position de psychanalyste, deux postures formatives qui pourraient répondre à cette question: la première serait celle de l'enseignant qui, sur un modèle universitaire, délivrerait aux médecins une formation en psychothérapie et en psychiatrie; la seconde serait celle, pour reprendre ses termes, du "leader d'une équipe de recherche" dans "un séminaire de discussion avec les médecins sur les problèmes psychologiques dans la pratique médicale". C'est cette seconde posture que choisit Balint, et le dispositif qu'il imagine consiste à se concentrer sur "le cas concret dans une situation hic et nunc" apportée dans le groupe par l'un des participants, d'observer et d'analyser en priorité dans l'exposé du cas ce qui concerne "le contre-transfert du médecin".

L'analyse faite à l'époque de Balint des insuffisances des réponses purement médicales aux demandes relationnelles des patients peut être, mutatis mutandis, appliquée au champ de l'enseignement: les professionnels, dans ces domaines, prennent conscience des effets perturbateurs de l'ignorance des dimensions affectives, psychologiques et relationnelles. Cette analyse partagée nous conduit aux mêmes questions que se posait Michaël Balint à propos des médecins: comment former des enseignants et des formateurs aux savoirs issus de la psychanalyse ? La même alternative formative se présente à nous: d'un côté un enseignement des apports théoriques sur les dimensions affectives du processus éducatif, de l'autre une démarche plus collaborative d'animation de groupes de formation où l'on cherche avec les praticiens eux-mêmes à discuter des problèmes relevant de ce registre dans l'exercice de leur fonction. À l'instar de Balint, c'est le second élément de l'alternative qui fonde le dispositif d'analyse des pratiques professionnelles dont je vous parle aujourd'hui (BLANCHARD-LAVILLE, 2007, 2008).

Pour permettre d'appréhender plus concrètement la nature du travail effectué dans ce dispositif, je m'appuierai sur le travail réalisé par un enseignant au cours d'une séance de groupe.

PASCAL ET LE JET DE LA BOULETTE DE PAPIER

Pascal est professeur de philosophie ; il bénéficie d'une huitaine d'années d'expérience professionnelle.

Je dirais qu'il s'empresse de prendre la parole lorsque cela devient possible dans le groupe d'analyse des pratiques professionnelles qui vient de commencer, il est ainsi le premier à proposer une situation à explorer au cours de la première séance du groupe d'analyse, dès que, après que j'ai échangé longuement avec le groupe à propos du cadre et des objectifs de travail que je leur propose de mettre en œuvre et après que nous avons pris une courte pause, lorsque je demande au groupe: "qui a envie de proposer une situation professionnelle pour qu'on l'explore ensemble?".

Pascal nous dit qu'il s'agit de quelque chose qui s'est passé il y a six ou sept mois, dans une de ses classes de terminales de l'an dernier qui comportait beaucoup de redoublants; une classe dont il précisera à plusieurs reprises qu'il s'agit d'une classe très difficile pour tous les professeurs. Il se souvient qu'il a posé une question, question dont il ne peut plus retrouver aujourd'hui la formulation exacte au moment du récit dans notre groupe, mais dont il peut dire par la suite au cours du travail que c'était une question de définition du style : "qu'est-ce que le bonheur?" Un élève aurait fait alors, dit-il, une réponse "naïve"; il se souvient surtout qu'il a ri à cette réponse, un rire qui lui a échappé et qui le tourmente depuis lors : comme s'il avait ri pour se moquer de l'élève, ce qu'il ne fait jamais, nous assure-t-il, en tout cas ce qu'il souhaite ne jamais faire, se "moquer" des élèves ou que les élèves puissent penser qu'il se "moque" d'eux. À plusieurs reprises au cours du travail Pascal insistera sur ce point: ce rire n'aurait pas dû lui échapper. Car, nous transmet-il, en situation de professeur, il fait très attention à ce qu'il dit, à son comportement, et nous comprenons qu'il est sans arrêt dans une sorte de surveillance de lui-même, surtout dans une telle classe réputée difficile où, d'après lui, on ne peut pas se laisser aller à être soi-même.

Quelques instants après cet événement, alors qu'il se tourne vers le tableau pour écrire, Pascal entend "une boulette" de papier qui tombe dans son dos derrière lui sur le sol, sans l'avoir touché ; or la corbeille à papiers est située très loin de lui, ce ne peut donc pas être une maladresse, pour autant, il précise qu'il n'a pas été atteint physiquement parlant. En revanche, il se souvient du "son" qu'a fait la boulette de papier en tombant au sol, et de son état intérieur, comme si à la fois le choc redouté s'était enfin produit : il ne pouvait pas ne pas arriver quelque chose dans cette classe, et en même temps, de son impression de soulagement, ce n'était que cela, le jet d'une boulette de papier à son encontre mais qui ne l'avait pas "atteint" effectivement.

Ce son ne le trompe pas. Quand il se retourne et demande ce qu'il en est, aucun élève ne se désigne comme l'auteur de cet acte. Pascal se dit qu'il n'aurait pas dû rire après la réponse de l'élève et que c'est sans doute une forme de "représailles" de sa part. Comment se fait-il qu'il ait pu rire, ce que l'élève a pu prendre pour une moquerie, c'est ce raisonnement qui revient sans arrêt à l'esprit de Pascal: c'est sa version de l'événement dont il aura beaucoup de difficultés à se départir malgré les nombreuses propositions du groupe pour lui faire voir d'autres facettes de la situation. Le "raisonnement" qu'il déroule pour expliquer cette forme d'enchaînement des faits dans la situation est très ancré en lui, sans doute, cette façon de penser le rassure par rapport à des craintes dont nous ne mesurons pas vraiment l'ampleur encore dans le groupe et le travail d'exploration conduit groupalement aura bien de la peine à l'aider à se déplacer de sa vision des choses malgré sa "très grande bonne volonté consciente" que nous l'aidions à cerner les contours de cette histoire "énigmatique" - c'est le mot que lui-même utilise - puisqu'il ne saura jamais vraiment quel élève a lancé la boulette, en tout cas pour lui, il n'a pas abouti à une certitude, même s'il a demandé à l'élève pressenti de venir lui parler à la fin du cours et que celui-ci lui a dit alors "comment avez-vous su?", tout en continuant à nier sa responsabilité dans l'affaire, en affirmant que ce n'était pas lui qui avait lancé la boulette de papier.

On peut voir à l'œuvre cette lutte entre la volonté et les résistances chez le participant qui expose un récit vécu en situation professionnelle (BLANCHARD-LAVILLE, 2001, 2005); il s'agit en même temps de vouloir savoir quelque chose des ressorts profonds de nos actes professionnels et de nos réactions spontanées et pourtant de n'en rien vouloir savoir, ou d'en savoir quelque chose tout en déniant qu'on sache de quoi il retourne et en faisant tout pour préserver l'énigme, ce qui est assez caractéristique de ce genre de travail. Une des manières de tenter d'assouplir les résistances consiste à insister sur l'évocation des ressentis au moment de l'événement rapporté et de contribuer à ce que le participant qui a exposé arrive à associer en lien avec les associations des autres participants qui le "chahutent" un peu dans sa manière de penser ; il arrive un moment où le participant se surprend lui-même dans ses associations, et c'est ce qui arrivera à Pascal en fin de la seconde séquence de travail sur cette situation, on peut penser que c'est à ce moment que quelque chose se déplace de façon minime à l'intérieur du sujet qui expose et que ce sont ces micro-déplacements intérieurs de sa posture professionnelle qui ont des effets sur les qualités de l'espace de la classe et la tenue du groupe d'élèves. Bien entendu, il est nécessaire pour cela que le travail se poursuive suffisamment longtemps, sinon, les effets restent limités à la situation travaillée.

Lorsque le prénom de cet élève lui est demandé, Pascal répond tout de suite, c'est C. et il ajoute aussitôt que c'est aussi le prénom de son fils. Son fils, nous dit-il, est âgé de huit ans. Nous apprenons par la suite que, selon la formule qu'il utilise, Pascal a été victime d'une "phobie scolaire" qui l'a tenu écarté de l'école pendant toute une année scolaire, lorsqu'il avait douze ans et était en classe de cinquième du collège. Pascal parle de cela d'une manière assez banalisée alors même que l'on ressent que le groupe est très intrigué d'autant qu'il est devenu professeur par la suite. On apprendra d'ailleurs, lors de la seconde séquence de travail, qu'il redoutait le groupe-classe, les garçons notamment. Il nous communique le sentiment qui était le sien de garçons "assez excités sur le registre hormonal" (ce sont ses termes) et qui lui faisaient peur à l'époque. Le principal du collège a été compréhensif et ses parents ont alors accepté: Pascal a ainsi pu travailler chez lui avec des livres et peut-être aussi des personnes qui l'aidaient. Il fait plusieurs fois le lien entre les craintes qu'il éprouvait à l'égard de ce groupe-classe d'autrefois et les craintes vis-à-vis de cette classe de Terminale dont il nous parle dans son récit actuel. Pour "expliquer" cette phobie, il nous présente dans une sorte d'interprétation "d'après-coup", l'envie qui aurait été le sien de rester avec sa mère par rapport à un frère plus jeune.

Lorsque le groupe essaie d'explorer ce qu'il pourrait en être de lui-élève et de moqueries dont il aurait pu être l'objet, peu de souvenirs se présentent à lui. Lorsqu'il lui est demandé comment il s'explique qu'il soit devenu professeur après cela, il parle à plusieurs reprises de l'idée de faire plaisir à son père qui lui-même s'était identifié à un ami instituteur.

Il me semble que le récit de cette situation m'est adressé, comme si Pascal avait attendu cette première séance pour à la fois me faire ce cadeau d'une situation présentée en premier, pour être comme un "bon eleve" dans le groupe d'analyse de la pratique, en même temps, une situation énigmatique qu'il me met au défi de démêler, alors que lui-même n'y arrive pas et pourtant il dit à un moment qu'il a bien lu mon livre... et alors même qu'il a fait une analyse, dit-il, pendant de très nombreuses années; j'ai le sentiment que cette présentation m'est adressée dans le transfert et surdéterminée par ses lectures ainsi que par ma position de responsable du master dans lequel il est étudiant. Mais aussi adressé au groupe dans l'espoir que la prestation serait telle qu'il serait bien accueilli ou singularisé ou respecté sans être exclu par le groupe d'étudiants.

Au cours de l'exploration menée dans cette première séquence, j'ai surtout tenté pour ma part de proposer la piste de l'enfant, l'enfant dans l'adulte. La réponse de C. a été à un moment qualifiée par Pascal d'"enfantine", Pascal lui-même s'est qualifié de "naïf" dans une sorte d'interchangeabilité avec l'élève qui m'a fait associer à sa part d'enfant en lui, en écho à l'élève qui porte le prénom de son enfant justement.

Ces évocations, Pascal les écoute en bon élève mais ne les reprend pas à son compte, très occupé qu'il est à nous signifier qu'il doit tenir la place d'un "adulte responsable professionnellement parlant", quand il est en situation d'être professeur pour cette classe.

Au cours de la seconde séquence de travail une semaine plus tard, ce leitmotiv revient en force : comment faire pour être un adulte responsable. Donc pas question somme toute de penser à l'enfant en soi. J'ai pour ma part formalisé cette question en parlant du soi-élève expulsé chez l'élève dès qu'on devient professeur, alors même qu'un soi-élève reconnu comme encore vivant en soi pourrait nous aider à dialoguer avec l'autre élève effectif lorsqu'on est devenu professeur. Ici, pour Pascal, ce serait même comme si l'enfant en lui avait été expulsé chez l'élève ou son enfant au profit d'un pseudo-adulte qui devrait tenir coûte que coûte, même amputé de sa source vitale infantile. La séquence se terminera au moment où Pascal avec regret concèdera qu'il va bien falloir accepter cette déception, renoncer à son idéal de professeur pour lequel un tel événement est impensable, et pourtant il va falloir accepter de savoir qu'il s'est produit et peut se reproduire.

Cela lui est difficile, car les fantasmes d' "effondrement" sont présents, c'est un mot qu'il emploie, cela s'effondrerait dit-il expressément, lorsqu'on évoque l'enfant en lui, et l'apparition de cette part humaine du professeur avec des affects qu'il ne peut pas entièrement contrôler.

Je pourrais montrer comment, au cours de la deuxième séance de travail, Pascal en acceptant de laisser émerger ses souvenirs scolaires autour de ce qu'il continue à nommer "sa phobie scolaire" et certains de ses souvenirs d'enfant en lien avec cet épisode nous amène une association surprenante, surprenante pour tout le groupe et surtout pour lui-même, association qui le conduit à une figure centrale pour lui dans sa famille: sa grand-mère, image "admirable" et "terrifiante". L'association lui permet de se surprendre et en tentant d'évoquer cette identification, il pourra dire tout à coup que, dans sa classe, il ne joue pas le rôle de la grand-mère comme je le lui propose, mais bien celui du "loup".

On peut faire l'hypothèse que le travail permettra à cet enseignant de reconnaître à travers la métaphore du loup (et du petit chaperon rouge qui n'est pas mentionné explicitement ce jour-là mais néanmoins présent dans toutes les têtes) les désirs d'emprise qu'il aimerait pouvoir réprimer en se contrôlant et qu'il pourra progressivement transformer pour se consolider de manière plus sereine dans sa place d'enseignant et ainsi éviter de se tenir en permanence au bord d'une catastrophe redoutée et toujours imminente.

Le groupe constitue aussi pour Pascal un espace pour rejouer, dans un milieu protégé et cadré, une histoire à laquelle donner une issue différente de celle qu'il a connue dans l'enfance, ou dans les situations professionnelles qu'il évoque. Ce sera l'occasion pour lui de construire un soi-professionnel, par réfraction de l'image pour partie inédite que chacun lui renvoie, mieux à même de mobiliser ses ressources créatives et de contrer ses éprouvés d'incompétence et d'auto-disqualification dès lors que l'image idéale qu'il a de lui commence à être effractée.

Si, pour Pascal, ce que Balint appelait les "modèles de réaction automatique" (BALINT, 2000[1960]) ne change pas encore en profondeur à partir de deux séances, on peut espérer que le travail dans le dispositif d'analyse des pratiques lui fera gagner du jeu : chaque participant-e parle de sa position singulière, et ce qu'il ou elle dit n'invalide pas le point de vue des autres ; c'est dans cette altérité respectée que la singularité se construit. Gagner du jeu, c'est ainsi gagner du "jê" sur le plan professionnel.

En conclusion, je soulignerai que, parmi les diverses modalités possibles de l'analyse des pratiques professionnelles, celle que je viens d'évoquer qui peut paraître de prime abord demander aux participants volontaires un temps et une énergie psychique importantes, me semble être la mieux à même de donner lieu à des remaniements en profondeur du fonctionnement professionnel : celui-ci se trouve à la fois consolidé mais aussi assoupli : ces deux qualités, fermeté et souplesse, sont en effet tout à fait nécessaires aujourd'hui pour s'ajuster à des conjonctures exigeantes, évolutives et qui parfois malmènent, ou même maltraitent les psychismes professionnels.

RÉFÉRENCES

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PEZÉ, M. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Paris: Pearson Éducation France, 2008. 200 p.

Reçu: Juin 2009

Accepté: Novembre 2009

  • BALINT M. Le médecin, son malade et la maladie (1960). Paris: Petite Bibliothèque Payot, 2000. 418 p.
  • BENASAYAG, M.; SCHMIT, G. Les passions tristes: souffrance psychique et crise sociale (2003). Paris: La Découverte Poche, Sciences humaines et sociales, n. 218, 2006. 196 p.
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Publication Dates

  • Publication in this collection
    22 Jan 2010
  • Date of issue
    Dec 2009

History

  • Accepted
    Nov 2009
  • Received
    June 2009
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