Open-access La construction de l‘auteur. L‘enjeu de l‘écrit dans la psychose à partir d‘un cas clinique

A construção do autor. A aposta da escrita na psicose a partir de um caso clínico

The construction of an author. Writing as a possibility in psychosis based on a clinical case

La construcción del autor. La apuesta de la escrita en la psicosis a partir de un caso clínico

Die konstruktion de autors. Die herausforderung des schreibens in der psychose. überlegungen zu einem klinischen fall

Abstracts

A partir de la parole d’un patient psychotique, et en nous référant à théorie psychanalytique, nous interrogeons la valeur différentielle de la parole, de l’écrit et de la signature d’auteur dans le suivi d’un patient dans une institution de santé mentale. Les interventions du psychologue permettront une stabilisation symptomatique qui implique une limitation de la souffrance et une possibilité d’aménager un lien à l’autre et à la «réalité» qui soit moins envahissant.

Structure psychique; psychanalyse; discours; psychose; création; écriture


A partir da palavra de um paciente psicótico, e aplicando conceitos psicanalíticos, questionamos o valor diferencial da palavra, da escrita e da assinatura do autor no tratamento de um paciente em uma instituição de saúde mental. as intervenções do psicólogo permitirão uma estabilização sintomática que implica uma limitação do sofrimento e a possibilidade de uma ligação a outros e a “realidade” menos intrusiva.

estrutura psíquica; psicanálise; discurso; psicose; criação; escrita


Based on a psychotic patient’s words — and on applying psychoanalytic concepts —, we question the differential value of words, of writing and of the author’s signature in the psychological treatment of a patient in a mental health institution. The psychologist’s interventions allow for symptomatic stabilization, resulting in the limitation of suffering, in the possibility of bonding with other people, and to a less intrusive “reality”.

psychic structure; psychoanalysis; words; psychosis; creation; writing


A partir de la palabra de un paciente psicótico, y mediante la aplicación de conceptos psicoanalíticos, interrogamos el valor diferencial de la palabra, de la escrita y de la firma de autor en el tratamiento de un paciente dentro de una institución de salud mental. Las intervenciones del psicólogo permitirán una estabilización sintomática que implica una limitación del sufrimiento y la posibilidad de un lazo, menos invasivo, con los otros y con la “realidad”.

estructura psíquica; psicoanálisis; discurso; psicosis; creación; escritura


Aufgrund des schriftlichen Ausdrucks eines psychotischen Patienten und der psychoanalytischen Konzepte, untersucht dieser Artikel den differenziellen Wert des Wortes, des schriftlichen Ausdrucks und der Unterschrift des Autors während der Behandlung eines Patienten in einer psychiatrischen Anstalt. Die Interventionen eines Psychologen erlaubten es, eine symptomatische Stabilisierung herzustellen, die zu einer Begrenzung des Leidens führte, zur Herstellung von Kontakten zu Anderen, sowie zu einer weniger intrusiven „Realität“.

Psychische Struktur; Psychoanalyse; Diskurs; Psychose; kreativer Prozess; schriftlicher Ausdruck


Être poète, c›est savoir laisser la parole. La laisser parler toute seule, ce qu’elle ne peut faire que dans l’écrit.

Jacques Derrida, «L’écriture et la différence»

Dans certains cas, l’entretien avec un patient peut donner lieu à la rencontre; alors, il peut arriver des moments particuliers où se mesurent, toujours de façon décalée, la trace d’un événement subjectif et le tremblement provoqué par le risque nécessairement associé à un acte de la part de l’analyste.

A partir d’une séquence clinique, nous voulons réfléchir à la valeur de l’écriture et au statut d’auteur, tant dans le discours du patient que dans le déroulement du traitement.

D’habitude, les domaines de la fiction et la réalité sont considérés comme deux champs bien délimités dont la distinction serait exigible dans un souci de normalité ou de normalisation.

Or, étant ici question d’interroger la position du sujet, la voie de notre réflexion sera celle d’approcher la frontière même qui est sensé séparer ces domaines pour dévoiler ses multiples ramifications et interpénétrations. Si la logique et la structure sont des éléments fondamentaux pour pouvoir introduire un positionnement subjectif, c’est la voix qu’on trouve en amont comme support de la parole. Mais on trouve aussi l’écrit, aussi bien comme trace, tel que Derrida (1979) l’affirme en parlant du modèle freudien qui «s’oriente vers une configuration de traces qu’on ne peut plus représenter que par la structure et le fonctionnement d’une écriture» (p. 297), que comme lieu d›inscription, entre les lignes, de la Vérité.

Le cas clinique que nous allons décrire nous permettra d’analyser la valeur de l’écriture pour le patient dans le contexte de son «métier de poète». Non seulement il est ici essentiel de tenir compte du contenu de ses productions, mais de ses rapports à ses propres écrits et aussi de la part d’écriture qui revient à l’analyste, non seulement comme témoignage du parcours de «soins», mais surtout comme possibilité, autant pour lui que pour le patient, de signer, en tant qu’auteur, la trace de la rencontre.

Quelle place pour l’auteur?

Quelqu’un écrit. Des bouts de papier où sont déposées ses phrases, ses mots, ses lettres il peut décider d’en faire quelque chose, ou pas. Les garder, les montrer, les discuter, les publier. Face à un autre qui lit, et donc à partir de la figure du lecteur se dessine celle de l’auteur qui est, en principe, l’attribution d’une place. Qu’on trouve par hasard un livre, les feuilles d’un journal intime ou les pages d’un manuscrit non publié, la question de l’auteur se posera. Il est certain que le mot auteur nous renvoie immédiatement à un récit, une narration, à une histoire racontée, mais aussi à un article de journal, à un article scientifique et il peut même évoquer aussi l’auteur d’un crime. On ne se posera pas la question de l’auteur — ou certainement pas de la même façon — face a un bout de papier avec la liste du supermarché ou un livre de comptabilité.

Selon l’étymologie le mot auteur dérive de auctor qui signifie, selon le dictionnaire Gaffiot: «celui qui augmente, qui fait avancer»; dans ce sens, il signifie aussi «garant», celui qui fait augmenter la confiance, sources dignes de foi «celui qui pousse à agir». Auctor provient du verbe augere qui signifie «faire croître, développer», ainsi l›auteur est «celui qui pousse à agir (conseiller, instigateur; créateur, fondateur et enfin auteur et même auteur de façon restrictive: écrivain)».

Ainsi, dans la première acception, nous trouvons cette inversion d’attribution; l’auteur n’est pas celui qui crée dans l’isolement de son “cabinet de travail”, il est celui qui pousse à l’action. Dans ce mode “relationnel”, une position possible pour l’auteur et celle de “conseiller” qui évoque immédiatement les thérapies d’origine anglo-saxonne de counseling mais aussi une des fonctions fondamentales décrites par Lagache pour le psychologue clinicien (Lagache, 1949/1979). Une autre possibilité est celle d’instigateur. Mais instigateur de quoi? Il ne s’agit pas ici d’instiguer l’action, il s’agit plutôt de faire tenir à l’horizon la possibilité et la nécessité de l’acte, tout en soulignant que, comme le dit Porge (2013), «la clinique de l’acte analytique est la clinique de l’analyste produite par l’analysant, dans l’après-coup» (p. 36). Il est donc question de l’incitation pressante à rester dans le champ du désir par le déploiement de la parole.

Si l’on revient à sa signification courante, l’auteur raconte une histoire, fait part d’un monde personnel, éveille des émotions. Et, en tant qu’auteur il se positionne autant comme créateur que comme garant du texte — il va de soi que dans le cas des fictions narratives il n’est pas garant de la vérité des affirmations qui y sont incluses, dans le langage de Searle, l’auteur «n’a aucun engagement par rapport à la vérité» de la proposition énoncée dans le texte (Searle, 1975, p. 323).

Evidemment, c’est le lecteur qui lui concédera cette place — même dans le cas du journal intime qui s’adresse à l’autre — lecteur de ses propres pages — qu’on deviendra dans quelques années.

L’auteur peut se situer comme un raconteur de mondes et de cette façon trouver un lieu pour exister comme inventeur ou comme témoin. C’est le cas de l’autobiographie, du roman, de la chronique. Aussi peut-il se montrer comme un passeur d’expériences qui s’insinuent dans les brèches des mots arrachés au lexique institué, comme dans la poésie ou le théâtre.

L’écrit peut avoir, pour certains, la valeur d’une affirmation de soi à travers les idées soutenues et développées dans le texte qui deviennent partie intégrante de l’échafaudage imaginaire nécessaire à toute existence humaine. Cependant, il est surtout un mode de déjouer les effets de la mortification du signifiant tout en l’utilisant pour explorer ses limites, sans oublier que, comme le dit Ducrot (1972), le texte, du fait d’inclure des présupposés, contient «au centre de lui-même un appel à autrui, et doit se comprendre par rapport à un destinataire» (p. 99).

David Malouf (2014) dit que «l’écriture forme et guide l’auteur et non pas l’inverse» (p. 5) et, parlant du lecteur, il dira que c’est «en nous révélant la forme de nos sentiments, la vie possible autour de nous, en nous conduisant dans de nouveaux mondes de l’imagination, ce qu’on lit nous reforme et nous change» (p. 7).

En effet, lecture et écriture constituent un lien originel au sein duquel autant l’auteur que le lecteur trouvent leur place non pas comme des «individus» a priori mais comme effets dynamiques et mouvants. Le texte est aussi un lieu possible, celui d’émergence et de l’auteur et du lecteur. Eco attribuera de manière figurée au texte un dasein: «un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner» (Eco, 1979, p. 64). N’est-ce pas ici une façon de reformuler la demande inconsciente comme le texte qui s’écrit à partir et au-delà de l’intention de dire?

Se présente ainsi une co-essentialité entre lecture et écriture que la racine des mots ne dément pas. Le mot «λογος» (logos), «dont toute parole s’articule et par lequel elle peut s’entendre, est écrire» (Fédida, 1978, p. 19) et convoque simultanément, avec sa racine indo-européenne «lektein», le lecteur, dans un rapport d’indissociabilité essentiel. Au-delà de deux temps donc, celui de l’écriture et celui de la lecture, il en irait d’une «écriture-lecture» à entendre comme «seul et même acte de métaphore de logos et du legein» (p. 19).

Voici donc l’histoire de Pierre, un patient que nous avons pu accompagner depuis son arrivée au centre d’hospitalisation et pour qui la relation à l’écrit a été un enjeu fondamental dans la direction de la cure. Il a été aussi l’occasion d’interroger notre propre position comme analyste en rapport au risque des interventions quand la structure n’assure pas la stabilité des créations fictionnelles et des points de jonction avec la réalité.

Histoire de Pierre

Pierre est un jeune homme suivi dans un centre de santé mentale depuis 4 ans.

Au moment de sa première hospitalisation, il avait cessé de manger, persuadé que sa famille essayait de l’empoisonner.

Il rapportait des phrases imposées tel que «J’ai un double dans la ville X.» ou «Dieu arrive sur terre». Ces phrases rendaient tout dialogue avec son entourage impossible. Cependant, au moment de rencontrer l›équipe thérapeutique, il affirmera avoir besoin de parler. Il dira, en même temps, être décidé à faire ses adieux aux voix et aux ombres qui l’accompagnent de longue date. Il affirmera alors qu’il ne veut plus de cette folie. Il veut parler. C’est l’analyste, qui, en prenant au sérieux les propos de Pierre et en leur donnant tout leur poids ouvrira un espace d’écoute non seulement à partir de sa volonté de parler mais aussi d’un désir moins explicite d’avouer quelque chose. Comme l’exprime De Battista (2015) «il est clair, donc, que la réussite ou l’échec de l’expérience clinique avec les psychotiques, n’est pas à déduire à partir de la structure du sujet mais, en partie, de la position de celui qui l’écoute» (p. 117).

Dans l’histoire de Pierre, deux épisodes à caractère délirant sont importants à relever.

Le plus récent, lors de son hospitalisation, est en rapport, d’une part, avec l’insistance de son père pour qu’il publie son livre en le signant avec son nom de famille et, d’autre part, avec la mort d’une petite amie.

Lors d’un épisode précédent, il était persuadé qu’il était l’élément clé de l’attentat des Twin Towers et qu’il avait dans son pouvoir la liste des disparus au cours de la dictature militaire argentine.1

Cette deuxième certitude est en rapport à une autre plus ancienne concernant son identité : il sait qu’il est fils de disparus, et il le sait à partir des gestes et d’attitudes de ses parents. Pierre a réalisé multiples démarches auprès d’associations qui s’occupent de recenser les fils de disparus, au terme desquelles on lui a clairement affirmé qu’il n’en faisait pas partie.

Il affirme également que quelqu’un de proche à sa famille lui a dit, quand il avait 12 ans: «Tu as été adopté» et il ajoute qu’à ce moment beaucoup de choses ont soudainement pris sens pour lui. Un élément important soulevé par Pierre est que cet épisode coïncide avec sa réussite à un championnat sportif, activité très appréciée par son père qui le surveillait et l’encourageait vivement. Pierre dira: «Je me suis beaucoup donné, et on m’a trahi». Ses parents, que nous avons reçus en entretien, sont très surpris face à cette idée d’être adopté (il faut signaler que la ressemblance physique entre Pierre et son père est remarquable).

Son père dira que son fils a toujours été «spécial», qu’il aimait faire des «voyages spirituels» pour se ressourcer, et qu’il est écrivain.

Signalons que, selon ses propos, Pierre n’a jamais eu le choix d’écrire mais qu’il a été obligé de le faire. C’est de cette façon qu’il commence à écrire il y a 10 ans. Le livre résultant de ces écrits fut publié sous un pseudonyme et il a eu des excellentes critiques de la communauté littéraire locale.

Concernant le contenu de ses écrits, Pierre dira qu’ils étaient traversés par la «vague présence des ombres».

Il racontera que lorsqu’il assistait à un match de football de son équipe préféré, il a ressenti une perforation subite de sa tête qui l’a amené à comprendre un certain nombre d’épisodes familiaux et de situations affectives qu’il avait traversées.

Au fur et à mesure des séances, les propos délirants se font plus rares et seule reste la question d’ «être fils de disparus».

Il sort de l’hôpital et assiste régulièrement à des entretiens. Il se montre comme un jeune homme intelligent, sympathique, joyeux et il commence à se souvenir d’épisodes de sa vie qui lui servent à «choisir et à mettre des limites». Il s’appuie pour ceci sur les propos de l’analyste qui intervient pour lui suggérer, par exemple, qu’une façon pour surmonter l’ennui qu’il ressent lors des visites chez des amis est de fixer une durée pour la visite au préalable.

Il dit que tout ceci lui sert dans sa vie, que ça le calme et lui permet de se sentir actif au lieu de subir les choses.

Pierre recommencera à écrire mais se dit fatigué de rédiger que des poèmes se consacrer à la poésie. Cependant, les romans lui font peur parce que «dans les romans on dit beaucoup de soi-même». L’analyste introduira à ce moment l›idée que dans tout écrit, dans toute fiction, il y a des éléments de l›auteur.

Il dit qu’il n’y avait jamais pensé dans ces termes et peu de temps après il commence à écrire un roman et à s’intéresser à la notion de fiction.

Il commence aussi à travailler dans une association culturelle et à sortir avec des filles, toujours dans des relations éphémères auxquelles il met fin.

Il dira de son père qu’il était très dur, très exigent avec les championnats sportifs et qu’il se comportait de façon «différente» avec lui. Il était froid.

Après une interruption du traitement due à l’absence de l’analyste, pendant laquelle il a continué à aller au Centre, on retrouve Pierre dans un état d’excitation. Il sort avec plusieurs filles en même temps, il s’est disputé avec son patron disant qu’il l’avait humilié et que, de ce fait, il a démissionné.

Dans les séances suivantes, il parle d’un ton monocorde et revient sur ses anciennes idées d’être à l’origine des attentats et d’être fils de disparus. Il ajoute que, lors de ses conflits au travail, toutes ces idées lui venaient en tête, qu’il les associait les unes aux autres tout en reconnaissant la portée irrationnelle du propos.

L’analyste s’emparera de cette dernière phrase pour manifester son accord avec le caractère «étrange» de ces idées tout en soulignant la question des disparus et en lui faisant remarquer que, d›après ce qu›il avait raconté de sa propre histoire, on pouvait entendre ce mot «disparu» au sens que son père serait un disparu dans le plan affectif.

Pierre répondra: «J’avais aussi pensé à ça... peut-être que cette question de fils de disparus je me la suis inventée... parce que je voulais qu’ils soient différents...».

Des visites à domicile sont indiquées pour l’aider dans les moments plus difficiles et aussi pour gérer son sommeil. L’analyste lui signale que, même s’il traverse une période de grande souffrance, il n’est pas dans le même état de sa précédente hospitalisation, puisqu’il a entamé un travail et que maintenant il demande de l’aide pour faire tenir ce qu’il a pu construire.

Pierre se mettra à écrire sur l’oubli de ses «systèmes de croyances erronées».

Avec l’analyste il trouve une technique qu’ils appellent «technique de la sagesse» pour se débarrasser des pensées liées à ces «systèmes». Il arrive à dire lors d’une séance que les systèmes de croyances erronées pourraient peut-être lui servir comme inspiration pour ses écrits. Dans les entretiens qui suivront, il se montrera plus organisé, stable et il s’amorce une certaine critique des propos autour d’être fils de disparus ou l’auteur de l’attentat de 2001.

L’écrit, l’auteur, l’analyste et le patient

Même si le langage, qui s’acte comme parole et constitue le bain primordial du néotène, est la condition de l’humain, le flot de paroles peut se révéler envahissant, angoissant mais aussi enivrant, si tant est qu’il vient d’ailleurs, en-deçà de ce “je” qui voudrait se situer comme source et qui devrait aussi en assumer la charge. Le “je” dans son étoffe de significations imaginaires est toujours de l’ordre de la persona, du masque. Néanmoins, pour qu’il puisse avoir une certaine stabilité, il est nécessaire qu’il soit ancré à un point de certitude inconscient qui opère comme point d’arrêt, comme leste. Ce réel se fonde dans l’au-delà de toute réduction complète du sujet à la signification. Pour tout sujet dit “normal”, tout en étant inépuisable, la signification est toujours “formée” dans le sens de constituer une Gestalt, en quoi elle fait partie d’un univers sémantique. Dans la psychose, le réel, incrusté dans la parole, apparaît comme un infini actuel auquel s’accroche, dans un sautillement sans fin ou dans le perpétuel retour à l’identique, la chaîne des signifiants. Tourbillon, chute sans fin où aucun signifiant ne porte la rugosité, la protubérance qui arrêterait le mouvement ou marquerait la différence.

Les moments de décompensation de Pierre témoignent de cette dissolution imaginaire du monde et de sa propre identité: toute séparation spatio-temporelle est abolie et il peut être l’auteur de l’attentat à plus de 10.000 km. Il n’est pas celui qu’on dit qu’il est, ce qui l’amène à une vérification interminable des listes (même quand on lui dit qu’il n’y apparaît pas). A mentionner également, cet encombrement de la pensée au moment où il y a une rechute, lors de l’absence de l’analyste, et qu’il explique que «toutes les idées lui venaient en tête et s’associaient entre elles».

Ce sont précisément des éléments contingents — la victoire au championnat sportif et le décès de sa petite amie — qui convoquent la fonction de l’Autre de la parole, non seulement en tant que garant de la signification, mais surtout dans une fonction de régulation de toute réalité possible à partir du point exclu. Ce point concentre l›opacité de la jouissance au-delà de tout désir que toute incarnation de l’Autre, pour qu’elle soit opérationnelle, doit signaler. Il s’agit de la fonction du Nom-du-Père, développé par Lacan dans le texte D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (Lacan, 1958/1966a), qui permet au sujet de nommer, dans ces points contingents, ce qui n’existe pas, comme l’exprime Luis Izcovich (2009).

L’Autre prend, ici, une coloration de jouissance dont il ne peut se soustraire par l’écriture de ses poèmes inspirés: il est obligé de le faire. Même s’il est capable, d’une certaine façon, de les inclure dans le circuit social par leur publication, il ne les signera qu’avec un pseudonyme.

De plus, l’identité de son “vrai père”, qui se superpose ici à celle de son géniteur, pose elle aussi la question de l’auteur: qui m’a fabriqué? L’absence de signes de désir de ses parents “de substitution” vis-à-vis de lui, qu’il a développée dans ses écrits autobiographiques en séance, a pu trouver la forme délirante d’être fils de disparus: «Mes parents ne sont pas mes parents» est une phrase aporistique dévoilant une vérité qui vise la division subjective et qui ne trouve d›autre solution ici qu›une construction délirante.

Les théories qui permettent à Pierre de capturer la fuite de sens provoquée par ces contingences s’avèrent non seulement arbitraires mais impossibles à cohérentiser au sein d’un système de significations partagées. C’est en ce sens qu’on ne peut pas affirmer que ses théories constituent une fiction pour lui, puisque la distinction fiction-réalité n’est pas opérante dialectiquement. Autant les attentats des Twin Towers que les disparus pendant la dictature militaire appartiennent à la réalité socialement partagée dont il parle avec son analyste. Or, comment justifier la certitude de sa propre position dans les deux cas?

C’est précisément dans ces points d’implication subjective que l’acte de l’analyste est convoqué. Au-delà d’une position de “secrétaire du psychotique” qui peut être différente de celle d’un simple «scribe», tel que Laurent (2003) l’a montré ou de «gardien des limites de la jouissance» (Soler, 1987, p. 31), il en va ici d’une interprétation qui vise précisément un de points de fixation ou d’isolation de la signification pur Pierre: «Je suis fils de disparus». Evidemment, cette solution a déjà montré pour lui toute sa précarité du fait que, malgré son absence avérée dans les listes, elle continue à insister, par exemple quand il parle de la banque qu’il aurait braquée pour se procurer les papiers.

Le risque de l’intervention n’est pas moindre. Toucher cette conviction peut désamorcer l’échafaudage qui fait tenir la réalité, mais c’est aussi la possibilité de procurer une nouvelle place pour le sujet. En effet, rappelons que l’énonciation de l’analyste à ce moment consiste à lui dire que, d’après ce qu’il avait raconté de sa propre histoire, on pouvait entendre ce mot «disparu» au sens que son père serait un disparu dans le plan affectif.

Pierre répondra: «J’avais aussi pensé à ça... peut-être que cette question de fils de disparus je me la suis inventée... parce que je voulais qu’ils soient autres».

Plusieurs éléments logiques peuvent être identifiés après-coup par rapport à cette intervention:

  • Une attribution subjective: c’est vous qui l’avez dit en racontant votre histoire

  • La localisation d’une adresse de la parole: vous me l’avez dit

  • La fonction de la mémoire, de l’inscription, de l’oubli: vous me l’avez dit avant — et ça n’a pas été effacé.

  • La division du sujet en général et de l’analyste en particulier: je peux entendre ce mot «disparu» de plusieurs façons différentes (sans introduire directement la question «Que vouliez-vous dire?»)

  • Le renvoi à la position de sujet au patient: qu’est-ce que vous dites de cet élément nouveau?

En effet, ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit d’une interprétation, comme d’ailleurs pour tous les cas d’interprétation, se trouve au niveau des éléments de la réponse du patient.

Pierre répond en effet: «J’avais aussi pensé à ça... peut-être que cette question de fils de disparus je me la suis inventée... parce que je voulais qu’ils soient différents».

Cette réponse fait finalement appel à la distinction entre la fiction et la «réalité»… («Je me la suis inventée»).

Il s’agit ici d’un point de bascule vers un “je” qui n’est pas gelé, objectalisé, unifié en statue sacrificielle pour l’Autre, mais qui pense, qui s’invente des histoires, sur lui-même et sur les autres, qui veut certaines choses et qui en rejette d’autres.

Deux autres marques seront essentielles pour la poursuite du travail. La première est le signalement de deux temps différents séparés par un temps de travail, la deuxième une demande de l’analyste de “faire tenir” ce qui a été élaboré.

Ecrit et «poète de métier»

L’écriture apparaît au centre de la vie de Pierre comme quelque chose qui lui permet, avec plus ou moins de succès, autant de “répondre” à l’imposition dont il est l’objet que de s’inclure, même si c’est d’une façon chancelante, dans le circuit social.

C’est grâce à un dur travail d’écriture que ses idées deviennent «fiction» pour lui, permettant de tracer la frontière avec une réalité socialement partagée. La possibilité qui s’ouvre de commencer un roman à partir de l’intervention de l’analyste signalant que la poésie inclut aussi des marques de l’auteur, témoigne de la distance qui pourrait s’établir entre ce qu’il dit dans l’écrit et les traces qu’il y laisse. Ce travail se fera désormais en lien avec le lieu et le temps des séances où Pierre apportera ses propres écrits, mais où il en produira aussi des nouveaux. Pendant les entretiens avec l’analyste, il écrit son histoire, il ramène en séance aussi bien des contes que des morceaux de prose autobiographique. Si au début l’écriture n’était qu’une production imposée, c’est avec les poèmes sur les «systèmes de croyances erronées», qui sont selon lui le témoignage du fonctionnement «d’un même mécanisme», qu’il pourra se situer comme auteur de ces thèmes. Ce système de croyances erronées lui sert à se protéger d’expériences ou de vécus douloureux qui restent indéterminés, et il dira dans ses poèmes qu’ «oublier un système de croyances est aussi difficile qu’oublier une femme», se situant ainsi à l›origine d›une explication analogique qui crée un pont entre deux domaines apparemment disjoints où se loge sa souffrance.

En ce sens, la question de la disparition de son “vrai” père, déplacée sur l’absence de son père sur le plan affectif, opère comme un détachement de la désignation rigide du mot “disparu”. La seule référence que possédait ce mot était son intime conviction sur sa propre version. C’est précisément ici qu’on situe le point où l’analyste prend le risque de remettre en question la fragile armature de la réalité pour Pierre. Le danger est ici de provoquer un événement qui pourrait ne pas avoir aucun répondant significatif. Il s’agit, en fait, de l’introduction d’une «Hypothèse subjective”, et ce en deux sens. Le premier, dans le sens d’un savoir qui puisse être pris en charge par le patient et servir de nouveau point d’amarre permettant d’arrêter de façon temporaire la fuite de sens ou du retour à l’identique. Ceci s’est trouvé confirmé par le fait que Pierre “reconnaisse” qu’il avait déjà eu cette idée. Le deuxième sens est qu’il s’agit d’une hypothèse, dans le sens d’une fiction théorique telle que la décrit Bourlot (2015) dans le contexte de l’épistémologie freudienne, c’est-à-dire de l’introduction d’un énoncé qui n’aura pas à être confirmé par une référence quelconque, mais seulement par sa puissance à “cohérentiser” l’histoire de Pierre autrement. Deux textes qui éclairent ce type d’intervention peuvent être évoqués à ce propos. Le premier correspond à la demande de Freud (1918/2010) à l’Homme aux Loups de le suivre dans l’affirmation qu’il lui propose quant à sa place de spectateur de la scène primitive: «Je prie [le patient] de se joindre à moi pour croire provisoirement à la réalité de cette scène» (p. 351). Le second texte à évoquer est celui de Lacan Die Bedeutung des Phallus, où c’est précisément la capacité de désignation du signifiant phallique qui est déterminante et non pas le référent dans le monde (Lacan, 1958/1966b). Dans le cas de Pierre, il est question de la constitution d’une fonction provisoire qui opère comme substitut de signification phallique dans l’imaginaire.

Un des effets primordiaux de ce type d’intervention est d’apaiser la voracité et la lourdeur des identifications déréglées. C’est maintenant par rapport à un trait — et non pas à une figure «une» disparue ou omniprésente dans sa totalité — que son rapport au père se jouera: “disparu” pourra maintenant évoquer qu’il ne s’est pas intéressé à lui, qu’il était souvent absent, que seules ses réussites comptaient pour lui, etc. La séparation de la figure du père du signifiant «disparu» trouve ainsi une voie autre que celle du délire.

Dès lors, porter le nom de famille de son père ne le rend plus identique à lui dans tous les aspects.

C’est ainsi que le poète se nommera «poète de métier» et qui utilisera son prénom pour signer son prochain livre, construit à partir de la fictionnalisation de ses «systèmes de croyances erronées».

L’écriture comme activité peut ne pas porter de signature, comme on l’a vu pour les écrits “imposés” de Pierre. Mais ceci n’est pas une question réservée à la psychose. Comme nous l’avons signalé au début, une liste de courses, un inventaire et même des écrits scientifiques peuvent s’en passer.

Pour Pierre, la question de l’auteur est primordiale. Dans plusieurs opportunités pendant le traitement, le caractère de persécution a pris la forme d’une crainte que ses poèmes fussent volés et publiés au nom de quelqu’un d’autre. C’est peut-être précisément la position de l’analyste étant à la fois à l’extérieur et intimement lié à l’œuvre — sans se l’approprier — que Pierre trouvera une place. Comme l’exprime Derrida (1979):

Le sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches : du bloc magique, du psychique, de la société, du monde. A l’intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable. Pour décrire cette structure, il ne suffit pas de rappeler qu’on écrit toujours pour quelqu’un ; et les oppositions émetteur-récepteur, code-message, etc., restent de fort grossiers instruments. On chercherait en vain dans le « public » le premier lecteur, c’est-à-dire le premier auteur de l’œuvre. (p. 335)

Transformer l’écriture en écrit suppose de faire un pas, le pas d’assumer les traces du sujet qui s’inscrivent entre les lignes, se positionner comme créateur, auctor. De cette façon s’esquisse une manière, une voie différente pour un traitement possible de la psychose, différente en tout cas de la “correction du délire” comme vision erronée du monde ou comme pessimisme absolu. C’est aussi un pas vers la nomination qui ne peut se résoudre que par la désagrégation des éléments narratifs et fictionnels pour ne laisser que la lettre comme reste. Dans le cas de la psychose, la question se pose de la possibilité de la nomination. Ceci n’empêche pas que la fonction de nommer, de créer par la parole puisse être partiellement opérationnelle et, par l’assomption d’une place d’auteur permettre au sujet de se situer dans un lien pacifié à l’Autre social et au monde.

References

  • Bourlot, G. (2015). Métapsychologie et fictions. L’Évolution Psychiatrique, 80(3), 544-553. http://doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.02.007
    » http://doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.02.007
  • De Battista, J. (2015). El deseo en las psicosis Buenos Aires, Argentina: Letra Viva.
  • Derrida, J. (1979). L’écriture et la différence Paris, France: Seuil.
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  • Financiamento/Funding: Os autores declaram não terem sido financiados ou apoiados / The authors have no support or funding to report.
  • Editores do artigo/Editors: Profa. Dra. Ana Cristina Costa de Figueiredo e Profa. Dra. Andrea Máris Campos Guerra.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Jul-Sep 2017

History

  • Received
    8 June 2017
  • Accepted
    12 Mar 2017
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