Open-access Destructivité et survivance de l'objet dans les violences en couple1

Destructivness and survival of the object in domestic violence

Destrutividade e sobrevivência do objeto na violência doméstica

Destructividad y supervivencia del objeto en la violencia conyugal

Peut-on distinguer les logiques inconscientes qui mènent à des violences conjugales léthales ou non-léthales? La littérature sur les auteurs conduit à penser que toute violence conjugale peut mener à une fin fatale pour la victime. La destructivité, la survivance de l’objet et son rôle ont éclairé les analyses cliniques des narrations de l’acte violent de deux sujets rencontrés en contexte pénitentiaire. Au-delà des différences dans les histoires conjugales et personnelles de ces hommes, il ressort un non-accès au conflit d’ambivalence de l’amour et de la haine. Tous deux ont agi leur violence léthale dans un contexte de survie narcissique face à une attaque symbolique pour Baum, imaginaire pour Paul lors d’un conflit avec l’autre qui a ou pas survécu. Agressivité existentielle et de vérification distinguent en partie les logiques inconscientes en jeu.

Mots clés: Destructivité; survivance de l’objet; violence conjugale; logiques inconscientes


Resumos

Can we distinguish between the unconscious logics that lead to lethal or non-lethal domestic violence? The literature on perpetrators suggests that all domestic violence can lead to a fatal end for the victim. Destructiveness, the survival of the object and its role shed light on the clinical analysis of the violent act narratives of two subjects found in a prison context. Beyond the differences in the marital and personal histories of these men, what emerges is a lack of access to the ambivalent conflict of love and hate. Both acted with lethal violence in a context of narcissistic survival in the face of a symbolic attack, in Baum’s case, and an imaginary attack, in Paul’s case, during a conflict with another person who may or may not have survived. Existential and verification aggression partly distinguish the unconscious logics at play.

Key words: Destructivness; survival of the object; domestic violence; unconscious logics

Podemos distinguir entre as razões inconscientes que levam à violência doméstica letal ou não letal? A literatura sobre agressores sugere que toda violência doméstica pode levar a um fim fatal para a vítima. A destrutividade, a sobrevivência do objeto e seu papel lançam luz sobre as análises clínicas das narrativas do ato violento de dois sujeitos em contexto prisional. Além das diferenças nas histórias conjugais e pessoais desses homens, o que emerge é uma falta de acesso ao conflito ambivalente entre amor e ódio. Ambos agiram com violência letal em contexto de sobrevivência narcísica face a um ataque simbólico, no caso de Baum, e de um ataque imaginário, no caso de Paul, durante um conflito com outra pessoa que pode ou não ter sobrevivido. A agressão existencial e a agressão de verificação distinguem parcialmente as lógicas inconscientes em jogo.

Palavras-chave: Destrutividade; sobrevivência de objeto; violência doméstica; lógicas não conscientes


¿Se pueden distinguir los motivos inconscientes que llevan a la violencia doméstica letal o no letal? La literatura sobre los agresores muestra que toda violencia doméstica puede llevar a un final fatal para la víctima. La destructividad, la supervivencia del objeto y su papel arrojan luz sobre los análisis clínicos de los relatos del acto violento de dos sujetos encontrados en un contexto carcelario. Más allá de las diferencias en las historias conyugales y personales de estos hombres, lo que emerge es una falta de acceso al conflicto ambivalente del amor y el odio. Ambos ejercieron su violencia letal en un contexto de supervivencia narcisista frente a un ataque simbólico en el caso de Baum y un ataque imaginario en el caso de Paul, durante un conflicto con otra persona que puede o no haber sobrevivido. La agresión existencial y la agresión de verificación distinguen en parte las lógicas inconscientes en juego.

Palabras clave: Destructividad; supervivencia del objeto; violencia conyugal; lógicas inconscientes


Introduction

À la rencontre d’hommes auteurs de violences conjugales s’ouvre la question pour le psychologue missionné pour les évaluer ou les prendre en charge de l’importance des violences commises sur la conjointe ou ex-conjointe, de leur gradation, non seulement du fait du déni global ou partiel que présentent souvent ces sujets mais en outre du fait de la difficulté à traduire en mots ce qui se déchaîne de la pulsion destructrice. Il est deux situations qui invitent tout particulièrement à une réflexion: celles où la violence a une issue fatale pour la victime et celles qui en dépit de sévices souvent graves accompagnés d’Interruption temporaire de travail longues la laisse en vie, survivante.

S’agit-il de la même dynamique violente dans les deux cas que la contingence oriente différemment ou avons-nous affaire à deux situations psychiques nettement distinctes? Afin d’avancer dans cette problématique nous ferons le choix, compte tenu de notre pratique auprès d’auteurs condamnés pour des violences par le tribunal correctionnel ou par la Cour d’assises, de nous centrer, dans la perspective psychanalytique, sur les logiques subjectives et intersubjectives qui gouvernent l’acte en fonction de ses soubassements pulsionnels et donc fantasmatiques et affectifs d’une part, de son contexte d’émergence d’autre part.

Dans la littérature sur la question peu d’éléments semblent distinguer ces deux situations: l’homicide peut survenir en l’absence de violences physiques (mais pas psychologiques) ou dans un contexte où la violence est déjà agie. Dans les deux cas nous avons souvent affaire à une clinique dite de l’extrême de nos jours, “qui nous amène aux frontières de ce qui est pensable, de ce qui est symbolisable ou subjectivable, de ce qui est partageable” (Korff-Sausse, 2016, pp. 54-69).

En outre, les motivations de l’acte tirées de statistiques canadiennes et françaises sont similaires:

La principale motivation à l’origine de la majorité des homicides conjugaux est la possession de la compagne associée à la jalousie, bien souvent excessive, dans un contexte de séparation ou de désir d’indépendance de la victime. (…) La vengeance et la querelle sont les motivations suivantes, le plus souvent dans un contexte où la violence et la consommation d’alcool sont courantes (Delbreil et Senon, apud Bodiou et al., 2016, pp. 309-319)

Léveillée et ses collaborateurs (2021) à propos des violences conjugales mettent en avant les mêmes caractéristiques tout en distinguant des profils d’hommes différents. Notons que “les hommes dits ‘surcontrôlés’ se distinguent par le contrôle de la conjointe, une violence conjugale moins visible et souvent sur le mode psychologique (violence psychologique). L’auteur ajoute que les individus de ce dernier sous-groupe sont plus à risque de commettre l’homicide conjugal lors de période de rupture amoureuse. Les individus présentant un trouble de la personnalité évitante et dépendante sont inclus dans ce sous-groupe”. Enfin, “les auteurs (d’homicide) partagent une ou plusieurs des caractéristiques suivantes: immaturité affective, impulsivité, défaillances narcissiques, dépendance et carences affectives et/ou éducatives” selon la synthèse de Delbreil (o.c.), caractéristiques semblables à celles dégagées récemment par Coutanceau (2021) chez les auteurs de violences conjugales.

Faisons un pas de côté toutefois pour adopter une logique qui rende compte de la complexité clinique. L’étude de deux situations cliniques — l’une d’homicide celle de Baum, l’autre de violences conjugales avec des antécédents de tentative d’homicide sur conjointe, celle de Paul — nous a conduit à questionner le rapport à l’objet sous l’angle de la destructivité et de la survivance.

Méthodologie

La méthodologie retenue doit permettre de distinguer, dans les deux situations cliniques rencontrées sur le terrain, des différences dans le rapport à la destructivité et à la survivance de l’objet. Les rencontres avec Baum s’inscrivent dans le cadre d’une pratique clinique en dispositif pénitentiaire d’évaluation des condamnés pour crime. Les rencontres avec Paul, elles, s’inscrivent dans le cadre d’un dispositif de recherche en service pénitentiaire d’insertion et de probation. Nous avons focalisé notre analyse sur la narration de l’acte et cherché à dégager, identifier et définir des éléments cliniques qui nous permettraient de situer les coordonnées subjectives et ainsi les modalités singulières sous-jacentes à la violence. Nous avons été attentifs à la dynamique intrapsychique et intersubjective et en particulier aux affects, au narcissisme, au rapport à la tiercéité, enfin aux modalités de mise en scène narratives de la scène de l’agir.

La destructivité et la survivance

Nous partirons de l’idée que la question de la survivance de l’objet ou de l’autre-sujet selon l’appellation de Green reprise par Roussillon (2017) pourrait tout autant concerner l’auteur de violence que sa victime.

Ce à quoi j’ai eu affaire dans ma pratique, c’est avant tout la recherche désespérée, jusqu’au crime, d’un sentiment d’identité constamment menacé par l’effondrement dans le néant. Comme s’il manquait une façon d’être entre d’une part la perception immédiate de soi et l’existence d’un autre et d’autre part le néant. Alors il faut sans cesse remuer, faire du bruit, créer un ennemi plus fort que soi dont on se rendra maître malgré tout, par une transgression qui apporte une preuve d’existence. (Balier, 2005, p. 22)

Si la destruction correspond au résultat d’une action violente, la destructivité est directement issue de l’agressivité. Winnicott (1978) part de la description faite par Freud des premiers échanges dans la dyade mère-enfant dans Pulsions et destins des pulsions pour décrire l’intrication des pulsions libidinales et agressives qui favorisent l’investissement pulsionnel de l’objet par dérivation du masochisme primaire comme nous le verrons. En effet, l’enfant à cette phase de maturation a le besoin d’un objet externe pour que son agressivité puisse progressivement fonder le principe de réalité.

Le double retournement

Faisons, au préalable, un bref retour au texte freudien de 1915. Partant des phénomènes où le sujet semble se faire l’objet d’un autre réel: l’exhibitionnisme et le masochisme surtout, Freud décrit une situation d’échange de places entre partenaires, doublée d’un changement de fonctions quant à l’activité et la passivité. Ce double retournement se produit à une étape où l’enfant n’est pas encore distingué de l’autre. Dans cette interaction, l’infans est d’abord actif à l’égard d’un autre réel, il est sadique, voyeuriste, le but de sa pulsion est de faire subir à l’autre son sadisme, il aime comme il hait. Celui qui subit les attaques de l’emprise et de la possession, Freud le désigne alors du terme de Subjeckt, sujet de sa pulsion infantile. Dans un second temps, sa pulsion se renverse en son contraire en changeant de but et devient passive en même temps que l’infans adopte la position du partenaire, sujet de la pulsion initiale. L’enjeu est de subir à son tour de façon masochiste. Notre “sujet” se met donc à la place de celui qu’il sadisait ou aimait juste avant. Il se fait ainsi l’objet de l’autre et tire sa satisfaction du retour sur lui-même de l’investissement de l’autre. Dans ce scénario théorique où Freud cherche à expliquer comment le sujet peut s’investir lui-même en termes d’affect, de regard, de plaisir/déplaisir, nous voyons le terme de sujet (Subjeckt) passer de la personne extérieure active à la personne propre. L’entremise de l’agent extérieur apparaît indispensable pour que le moi-sujet puisse s’investir libidinalement et nous savons que l’approche winnicottienne repose sur ce postulat freudien.

Agressivité et destructivité

Winnicott aborde pour sa part l’agressivité et la destructivité dans le cadre de ses réflexions sur les processus de maturation en particulier ici l’édification des premières relations objectales qui aboutit à la capacité d’utiliser l’objet. La façon dont l’environnement présente la réalité extérieure à l’enfant est déterminante dans ces processus avec deux éléments centraux: le phénomène transitionnel et l’agressivité. Comme chez Freud, l’enfant en phase de transitionnalité opère une véritable prise de possession sur l’objet et le leste d’affects très variés: tantôt aimé avec passion et tantôt objet de violences auxquelles il doit survivre, “même s’il en réchappe avec des mutilations ; du moment que c’est l’enfant lui-même et non un tiers qui a modifié l’objet, celui-ci reste toujours investi” (Golse, 2019, p. 25). L’objet (et les objets) transitionnels sont donc une possession équivalente à l’activité motrice elle-même, de plus ils acquièrent la valeur de symbole de l’union avec la mère. Ainsi la transitionnalité dans son ensemble est sous-tendue par les fantasmes archaïques en particulier le fantasme de réunion avec la mère. La durée, la fréquence des absences de la figure maternelle peuvent rompre ce trait d’union et produire divers destins d’objet transitionnel pathologique ainsi que le montre Winnicott dans son œuvre. Face à l’inadaptation relative de l’environnement l’enfant va éprouver la frustration et va en conséquence haïr l’objet déjà investi. Cette haine, cette agressivité va le conduire à la manifestation du désir et à la différenciation de son self d’avec le monde extérieur.

Finalement, plusieurs points communs relient les perspectives de Freud et de Winnicott: l’agressivité à l’œuvre est quasi synonyme d’activité, la différenciation de l’enfant ou la subjectivation narcissique dépendent des mouvements pulsionnels initiaux mais aussi de la réponse de l’adulte aux pulsions de l’enfant.

Survivance de l’objet et différenciation du moi

L’idée de Winnicott était (…) dans le courant de la première année de la vie, du fait de la différenciation extrapsychique alors en cours, l’enfant découvre l’ex-istence de ses objets externes qui le troublent, voire qui l’inquiètent. Il a alors besoin de se prouver que ses objets ont bel et bien une réalité et en quelque sorte (…) qu’il ne rêve pas, et la manière qu’il a de se rassurer sur l’existence concrète de ces premiers objets, est dès lors de les attaquer pour être sûr qu’ils existent bel et bien. (Golse, 2021, p. 16)

Deux conditions s’imposent pour que le sujet distingue l’objet dans son extériorité de son Moi. La première tient à la réaction de l’objet: face à l’attaque destructrice, l’objet sera découvert à la condition expresse qu’il survive. La seconde porte sur l’existence d’un stade intermédiaire marqué par le refus du bon objet — ce qui fait partie du processus de création de cet objet. La pulsion destructrice a donc une valeur tout à fait positive: pour passer de la relation d’objet à l’utilisation de l’objet, il faut que l’enfant détruise un objet qui survive à son agression alors il émerge du fonctionnement primaire et peut exister en tant que tel, éprouver un sentiment d’être. Du côté du parent, survivre à la destructivité suppose pour Winnicott de ne pas exercer de représailles, de ne pas se “retirer” de la scène de destructivité. Comprenons que la valeur positive qu’il accorde à la destructivité repose sur l’idée d’une “réalité partagée que le sujet peut utiliser” (Winnicott, 1975, p. 176). L’objet qui a survécu est aimé et détruit dans le fantasme inconscient. La qualité “d’être toujours en train d’être détruit” établit ainsi la constance de l’objet et celui-ci peut alors être utilisé. On peut aller jusqu’à dire avec Golse (2021):

En tout état de cause, ces attaques sont en fait dirigées vers les représentations mentales de l’objet qui est en train d’être différencié (l’objet interne), et c’est parce que l’objet externe survit que l’enfant peut commencer à faire la différence entre l’objet externe et sa représentation (l’objet interne) et donc à entamer sa différenciation intrapsychique. (p. 16)

Ainsi, destructivité et survivance participent à une logique d’exploration, de vérification et de découverte vis-à-vis de l’autre sujet dans la reconnaissance de sa pleine altérité. Autrement dit, il s’agit pour le sujet infans de cheminer vers l’intégration d’une reconnaissance d’un autre que soi par la scène d’une destructivité requérant la nécessaire survivance de l’objet cible de l’attaque destructrice (Roussillon, 2009). L’un des effets de ce processus semble être la possibilité d’aimer à partir d’une représentation du lien à cet objet d’amour. La haine primitive porte sur un objet à forte valence narcissique, tel l’objet primaire et donc sur une partie de soi-même et s’apparente à l’envie kleinienne à l’égard du contenu maternel, compte tenu de sa visée fantasmatique destructrice (Golse, 2021). Elle relève de ce que Golse nomme à partir de Jeammet “agressivité existentielle”, distincte d’une “agressivité de vérification” de la solidité et de la fiabilité de l’objet enfin d’une “agressivité plus œdipienne” d’apparition ultérieure où la haine devient plus objectale avec pour but l’élimination du rival par sa victoire sur lui bien plus que par sa disparition et a fortiori son meurtre réel ce qui n’empêche en rien le sujet d’y satisfaire un meurtre symbolique. Les logiques en jeu sont alors celles de la castration.

Le conflit d’ambivalence des sentiments

Roussillon (2003) reprend à Winnicott l’advenue du conflit d’ambivalence des affects d’amour et de haine. Lorsque “l’amour résiste à la haine”, il est éprouvé comme “fiable”, permettant au conflit dit d’ambivalence (mouvements pulsionnels opposés envers un même objet) de s’organiser psychiquement (Roussillon, 2003, p. 8). Il précise que ce même conflit entre l’amour et la haine génère la crainte que “la haine éprouvée pour l’objet n’endommage l’amour et le lien avec celui-ci” (Roussillon, 1999, pp. 80-81) ce qui entraîne son refoulement face au sentiment de culpabilité éprouvé consciemment. Une telle conjoncture est banale et “n’engendre pas de violence, ne produit pas de criminels ni d’actes antisociaux ni de violence, l’intrication pulsionnelle étant réalisée dans l’organisation du conflit d’ambivalence” (Roussillon, 2003, p. 8).

Il en irait différemment dans le cadre de violences conjugales et nous pouvons supposer à ce point de notre exposé que les différents échecs de la survivance de l’objet rencontrés dans son histoire face à son agressivité (existentielle ou de vérification) organiseraient chez le sujet des formes d’attaque pathologiques du lien — spécifiques à ces violences conjugales.

Transition

Soulignons l’intérêt de cet éclairage pour aborder les dynamiques psychiques violentes et meurtrières. La répétition si fréquente dans les violences conjugales reposerait sur la mise en jeu, encore et encore, d’une tentative de trouver une autre réponse face à sa propre destructivité, de vivre une forme de survivance de l’objet pour accéder au sentiment d’existence et à la subjectivation narcissique? Nos propos antérieurs et de nombreux travaux laissent à penser que ces sujets ont en commun d’avoir éprouvé dans les liens précoces une réponse à leur pulsion à son tour destructrice, rejetante ou abandonnante. Le partenaire serait en ce cas paradoxalement — sous l’effet des projections haineuses — celui qui est indispensable à la survie psychique, à l’“ex-ister” ainsi que le disait Balier (2005), ainsi qu’au partage minimal d’une réalité commune et à l’investissement non-haineux de soi — ce que souligne De Mijolla (2012) notamment. Cette logique subjective confondrait donc dans les faits l’objet réel et l’objet interne et attendrait de l’objet réel un supplément d’existence. Nous serions chez certains de ces auteurs dans une impossibilité à détruire en fantasme un objet interne incorporé plutôt qu’introjecté, un objet transitoire et non transitionnel au sens de McDougall (2001), dans une impossibilité donc à se soulager de la culpabilité liée à ses propres attaques. Une des visées de cette attaque des liens pourrait être de répéter la toute-puissance sur l’objet et par la transgression réalisée de s’assurer d’un sentiment d’existence lorsque celui-ci se trouve menacé de confusion ou de disparition. Il s’agirait donc d’une agressivité haineuse d’existence.

Une autre alternative évoquée par Roussillon (2021) serait d’avoir toujours à s’assurer de la fiabilité du lien, de devoir l’éprouver, et compte tenu du clivage amour-haine de vérifier que l’affect d’amour résiste à la destructivité (voir les lunes de miel fréquemment évoquées dans ces contextes). Nous aurions alors affaire avec une agressivité de vérification. Il n’est pas exclu de rencontrer une agressivité œdipienne où le but soit la possession de l’objet libidinal face au rival. Nous examinerons ici au travers de nos cas cliniques ces trois alternatives.

Cliniques de la destructivité

Baum

Baum a été condamné à une longue peine de réclusion criminelle pour assassinat conjugal dans le contexte de la rupture du couple, quelques temps après l’annonce de la séparation faite par sa femme. Baum était un homme inséré socialement. Il a la quarantaine, est père de deux enfants qui sont nés de son union avec sa conjointe. La question du mariage a pris une fonction essentielle dans le désir de parentalité du couple. Du fait de leur difficulté à avoir ensemble un enfant, ils ont songé à adopter et elle a alors demandé à Baum de l’épouser afin de garantir que leur souhait commun se réalise. Quelque temps après le mariage naît un premier enfant suivi, quelques années plus tard du second. Leur union conjugale dure un peu plus d’une dizaine d’années jusqu’à l’acte criminel. Baum décrit une vie de couple sans extrêmes majeurs, “paisible”, si ce n’est que Baum travaillait loin du domicile familial et cela durant une bonne partie de leur vie de couple. Il évoque de ce fait quelques épisodes conflictuels entre les époux mais sans plus selon lui et il est impossible de savoir si une quelconque forme de violence était alors exercée en couple par lui-même ou sa femme. Pour reprendre ses paroles, son objectif de vie était atteint, il avait formé “une famille, avec une maison, une voiture, un travail”. Puis vint le jour où sa compagne lui annonce vouloir rompre au motif qu’elle ne l’aime plus. Il évoque alors un effet de choc accompagné d’un sentiment de “trahison”. Le couple faisant dès lors chambre à part, le quotidien devient progressivement insupportable en raison des tensions entre eux. Il se résout alors à quitter le domicile familial. Dans ses narrations, il insiste sur le fait qu’il ne voyait plus trop ses enfants à partir de ce momentlà; il précise d’ailleurs être un “père délégué” du fait de sa femme car “c’est la femme qui choisit le père de ses enfants”. Le drame survient un jour où il ramène ses enfants à l’ex-demeure. Il avait pu les garder durant une période de vacances au cours de laquelle ils lui apprennent que leur mère est en couple avec un autre homme et que ce dernier réside dorénavant au domicile, avec les enfants donc. Plusieurs scénarios imaginaires le saisissent alors où il s’imagine le “nouveau père”, en train de jouer ou d’avoir des activités éducatives avec ses enfants. Émerge alors chez lui le souhait de “voir” qui est le “nouveau père”. Il ramène alors les enfants. La scène se déroule à l’entrée de la maison, lorsque leur mère sort pour les récupérer. Baum évoque la “frustration” qu’il éprouve à ce moment-là. Ils commencent à se disputer à la suite d’un échange déclencheur de l’acte: Baum ayant dit à son épouse qu’elle lui avait “gâché sa vie”, elle lui répond que c’est lui qui a “gâché” la sienne. À ce moment-là, il raconte qu’il va chercher une arme à feu dans le coffre de sa voiture et qu’il tire sur elle. Selon ses dires, cette arme à feu a eu alors pour vocation de servir dans le cas où la situation “dégénère”, avec son nouveau compagnon. Dans un mouvement de panique, ledit nouveau compagnon sort de la maison en lui hurlant dessus et Baum lui répond en criant “c’est toi le prochain!”. Aucun acte n’advient finalement à l’encontre de cet homme-là.

Les logiques inconscientes

Vouloir — en fantasme — la destruction de l’autre, “ce n’est pas un crime”.

(Assoun, 2004, p. 27).

Baum nous introduit au récit de son passage à l’acte par un lapsus, témoin d’une confusion temporelle: il sentait le divorce venir et cet événement arriverait peu de temps après la mort de sa femme. Comme s’il y avait une exigence psychique que la mort de l’objet précède la séparation dans le lien. Cela ne présageait pas de la réalité du meurtre, en revanche cela témoignait au moins de son impossibilité à articuler sa position symbolique de mari, les fantaisies qui l’envahissent et le réel impensable: celui du divorce comme celui de la perte de son statut de père nous y viendrons.

L’objet d’amour ne pouvait que mourir et avec lui l’ensemble des attaches et attachements de ce sujet disparaître. Lors d’un entretien ultérieur, il saura dire son incompréhension à l’égard du sentiment d’aimer quelqu’un puisque lorsque la situation change il en vient à détester cet autre, en l’occurrence son ex-conjointe et passe “de l’amour et de la haine”. Il nous explique alors que le divorce était comme un coup de poignard dans le dos, une trahison et que lorsqu’il a appris qu’elle avait refait sa vie c’était une seconde trahison. Soulignons ici la dominante de l’affect de trahison sur les autres représentations de l’objet aimé auparavant et la dimension persécutive qui se mobilise dans le déclenchement meurtrier.

La dimension persécutive est présente dans tous les cas et institue un vécu d’oppression, qui s’étend au monde extérieur en général mais qui, au moment de l’acte, se resserre sur la future victime laquelle est alors fantasmatiquement dotée, par celui qui va la frapper, de l’extravagant pouvoir de résumer le monde extérieur, supprimant ainsi toute possibilité d’échappatoire. Position régressive dans laquelle le sujet retrouve le temps où le monde extérieur se confondait avec sa mère et où lui-même ne se différenciait pas de celle-ci. (De Mijolla, 2012, p. 1012)

Baum semble en effet victime alors d’une attaque narcissique et subjective majeure si on la pense en référence aux théorisations de Lacan (1948/1966, 1955-56/1981, 1963/2004). Les signifiants “gâcher ma vie” viennent d’abord scander une adresse à l’autre avant de lui revenir sous une forme inversée, hallucinatoire peut-être, l’identifiant à l’objet anal qu’il projetait sur l’autre. Il est alors aux prises avec du Réel. D’autre part, son imaginaire est envahi par des scènes de famille, entre un nouveau couple-parent et ses enfants, où il se fait absent de ces temps d’éducation et surtout d’une scène familiale qui confère de la réalité à son expérience de père qui semble être un support fondamental à son existence subjective. Baum, dans l’angoisse de perdre ce qui fonde son identité sociale et donc symbolique de mari et père (la maison, la famille, etc.) aurait connu un effondrement psychique. D’une certaine façon il est d’abord tué par l’Autre avant de le détruire.

Souvenons-nous que sa position dans la généalogie et donc dans sa parentalité semblent dépendre du choix de sa femme qui pouvait donc l’instituer ou le destituer. Si cet élément signifie la fragilité du rapport au symbolique de Baum, il témoigne également d’une persistance de l’infantile : sa représentation de lui-même, en tant que parent conjoint dans le lien, est sous la dépendance du désir de l’autre conjoint — ce qui n’est pas sans rappeler l’émergence de la haine chez l’infans face à sa dépendance de l’objet maternel. “Dépendre de” contient une double acception selon le dictionnaire Le Robert: “ne pouvoir se réaliser sans l’intervention de (quelque chose ou quelqu’un)” et “être sous l’autorité de”. L’imago maternelle ici toute-puissante (elle fait la Loi) est source de confusion et d’indifférenciation. En effet qui est tuée? La conjointe, la mère de ses enfants, sa propre mère? Réalise-t-il ce meurtre de l’objet réel pour tuer symboliquement cet objet interne (au sens de Winnicott) ou l’Autre sans limite avec qui il a l’air d’être aux prises (dépendant de) au sens de Lacan? Cette indifférenciation entre objet-Autre interne et externe (réel) va de pair avec l’impossibilité de se représenter son ancien objet d’amour dans un lien sexuel nouveau et à distinguer les fonctions parentales du lien conjugal. Chez Baum, l’enjeu de rivalité imaginaire vis-à-vis d’un autre considéré comme étant le “nouveau père” témoigne également de sa vulnérabilité psychique et de ses confusions imaginaires.

La mort est fondamentalement présente dans cette scène de confusion qui débute comme une scène de ménage. On y voit la tentative de survie narcissique se faire aux dépends du saccage des affects. Il y a pour Baum un impensable de l’affect. Il ne parvient pas à s’approprier l’affect de haine à l’encontre de l’objet d’amour, à faire co-exister amour et haine dans le conflit d’ambivalence et à l’intégrer à sa scène psychique. La haine ne pouvant être représentée sur la scène psychique du sujet, il faut néanmoins qu’elle se trouve un objet. Pour sa sauvegarde narcissique, il passe à l’acte sur la scène même du Réel où il se trouve réduit à n’être que l’objet de haine de l’Autre. Face au sentiment d’anéantissement, à la désubjectivation et sans doute dans l’après-coup de l’acte, Baum se racontera avec force idéalisation une place identitaire du sujet, de sujet du lien et de la cellule familiale.

Pour conclure sur ce cas, ce qui aurait pu n’être qu’une énième “scène de ménage” bascule dans le crime. Nous en retiendrons que l’agressivité primaire ou existentielle se trouve à la source de la destruction de l’objet et que ce qui tente d’être ainsi sauvé est le sentiment d’existence du sujet lui-même. Quand bien même une agressivité d’allure œdipienne apparaît avec le nouveau compagnon de la mère, la triangulation ou tiercéisation semble absente chez Baum et la haine prise dans l’imaginaire de la relation intersubjective : c’est toi ou moi.

Paul

Nous retrouvons chez Paul, une violence conjugale prenant la forme d’une scène de ménage (Estellon, 2020) avec à l’arrière-plan une autre scène de ménage traumatique: sa tentative ou son acte inabouti d’homicide sur son ex-compagne 16 ans plus tôt. La scène dite de ménage scelle “le ciment d’un couple uni dans la haine” selon Anzieu (1986). Cette “folie à deux”, à la fois épuisante et excitante met en scène “une joute verbale en jeux de miroirs où ni l’un ni l’autre ne souhaite faire un pas de côté pour écouter de façon réfléchie” (Estellon, 2020, p. 61). Qu’elle ait l’épaisseur d’un moment sacré où les affects sont à leur acmé selon cet auteur ou que son intensité émotionnelle témoigne de la répétition d’expériences traumatiques selon Eiguer (2021), elle fait symptôme pour être répétition d’anciennes blessures que le “duel relance à la moindre occasion” (p. 48).

Paul, 44 ans lorsque nous le rencontrons, a en effet fait l’objet d’une première condamnation avec une longue incarcération pour tentative d’assassinat de son ex-femme, mère de ses deux enfants. Il est suivi en Service d’Insertion et de Probation pour récidive de violence sur conjoint. Paul était en couple avec sa seconde compagne, Hortense depuis une dizaine d’années, un enfant de 9 ans est né de cette relation. Cette femme était au départ la compagne de son frère jusqu’au décès de celui-ci. Il s’unit donc à son ex-belle-sœur. À la mort de son frère, il raconte comment le lien conjugal s’est noué: “au début c’était bizarre, il y avait pas d’amour. Je voulais profiter d’elle, elle avait trompé mon frère, il avait bu et il était mort”, quelque chose de confus semble opérer ici et nous comprenons que le lien avec Hortense s’est noué dans un esprit de vengeance, de haine. Il raconte qu’il a fini par tomber “amoureux d’elle” mais qu’elle l’avait déjà trompé, qu’il lui en avait voulu et qu’elle “lui refait le coup maintenant”. Le couple, souvent inactif s’alcoolisait quotidiennement.

Le récit de Paul nous soumet à la confusion. En effet, il oscille constamment entre son précédent mariage et l’histoire de son dernier couple et télescope régulièrement des événements qu’il situe comme liés à son passage à l’acte alors qu’ils sont très antérieurs ou postérieurs. Avec Hortense les violences mutuelles étaient fréquentes: elle “me tape” et Paul réagit avec énervement: “pourquoi tu tapes? pourquoi tu tapes?”, cela répété une dizaine de fois. Il se vit victime de sa femme et raconte qu’aux premières “claques de Madame, je partais chez ma mère”. Selon lui, il a bu un soir de fête et a contacté une femme au travers d’un réseau social. Sa compagne aurait “fouillé” son téléphone et “elle a vu le message que j’ai envoyé”., projetant ainsi un événement qui se serait produit quatre mois plus tôt sur la scène de ménage qu’il évoque. Paul était déjà énervé parce que “Madame “aurait “parlé à un homme” auparavant, au téléphone, à son insu. Dans sa logique psychique, 4 mois semblent brouillés et les deux scènes de violence imbriquées.

Voici le récit qu’il donne alors de son premier acte violent “avec un coup de couteau dans le ventre”. Il raconte qu’ils étaient mariés depuis 2 ans, leur relation courait depuis 4 ans et ils étaient jeunes adultes. Les faits se produisent lorsque son épouse rentre, plus tôt que prévu alors que Paul avait l’intention de se suicider: “j’ai pris un couteau pour me tuer, et elle s’en foutait de ma souffrance. Donc j’ai pris un couteau plus grand. Et elle a ri” nous dit-il, peiné. Il assure depuis “je ne voulais pas la tuer” sans raconter ce moment où il lui enfonce le couteau dans le ventre.

Voici le récit de son acte en récidive. Ce qui paraît déclencher la violence de Paul est l’attitude d’Hortense qui lui a pris son verre à lui, pour le boire, alors qu’il s’était endormi en l’attendant: “elle a pris mon verre alors j’ai pris les deux verres!”. Paul raconte que sa compagne boit autant que lui et dès l’après-midi, au moins deux verres. Pour lui, “c’était fait exprès qu’elle buvait”, imaginant que cela venait empêcher un lien conjugal affectif, tel un alcoolisme faisant barrage à tout affect d’amour et à toute sexualité dont il était demandeur auprès d’elle. Il met en avant un alcoolisme à deux qu’il semble subir: “elle boit autant que moi et dès l’après-midi, au moins deux verres, alors que moi j’en veux pas. Et elle me demande “tu veux quoi? tu veux quoi?”. Comme c’est “elle qui commençait, alors je la suivais”. Une forme de rivalité, de course contre ou avec l’alcool apparaissait. Le soir des faits, ils ont “bu un litre de whisky en deux heures sur un rien” critique d’abord Paul, l’air désolé, “on s’est énervés!” résume-t-il. Sa seconde évocation des faits est davantage celle d’une colère, telle une rage narcissique devant le fait qu’elle ait “pris mon verre à moi et a bu dedans et ça ça m’a énervé, elle m’a cherché”. Il pensait déjà qu’elle se vengerait du message trouvé sur son téléphone. Il suit alors sa compagne qui se dirige vers leur chambre et lui assène “une claque ou deux, je n’ai pas senti ma force elle est tombée par terre”. Soudainement, il se lève pour mimer son passage à l’acte avec de grands gestes et poursuit son mime en se levant, s’asseyant, se relevant, allant jusqu’à reproduire le fait de glisser le corps inanimé de sa victime, évanouie à la suite des violences subies. “Elle est tombée contre le lit et s’est fait mal, ses lunettes étaient cassées” dira-t-il. Il poursuivra son récit plus tard et avouera l’avoir “poussée contre le lit”. Les faits se déroulent en présence de sa mère et de la fille d’Hortense.

Nous retrouvons bien au point de départ une violence de l’ordinaire prenant la forme d’une scène de ménage (Anzieu, 1986; Estellon, 2020).

Les logiques inconscientes

Dans les deux récits de Paul la responsabilité est constamment déportée sur l’autre partenaire amoureux, sur fond de revendication narcissique et phallique. Il se positionne en tant que victime alors que paradoxalement son discours témoigne d’éléments de contrôle qui soutiennent tantôt une jalousie morbide partagée en couple, tantôt la question de la possession plus ouvertement comme lors de la dispute autour des verres. Toute la question pour Paul, pris dans un alcoolisme chronique lors de sa seconde infraction est celle d’un lien d’allure pathologique fait de partage-fusion autour de l’alcool où il tente de préserver ses limites propres par le recours à la violence, impulsive, non élaborée. La haine de l’autre est omniprésente, à l’origine de son couple (venger son frère) et ciment de la conjugalité. L’accès à l’ambivalence paraît problématique. En effet, l’objet extérieur est source de méfiance, avec un sentiment persécutif en toile de fond. Ses deux passages à l’acte notables s’inscrivent dans le contexte d’une défiance doublée de l’actualisation d’une blessure narcissique: Vas-y lui disait-elle lorsqu’il menaçait de se donner la mort; elle l’humiliait en buvant dans son verre. L’amour-propre au sens d’une atteinte narcissique avec un risque d’hémorragie libidinale (De Mijolla, 2012) paraît fortement impliqué dans ces deux actes qui auraient pu déboucher sur la mort de la conjointe.

Du point de vue de son acte meurtrier, la mise en scène de Paul nous ferait penser lors de son premier temps à un acting out au sens de Lacan (1963/2004) qui serait un espace faisant produire au sujet des actes dans le sens d’une monstration phallique, mettant le sujet en scène, dans une adresse à autrui, révélant ainsi une position narcissique lors de la gestion du conflit intrapsychique plutôt qu’une posture érotique. Face à une non-réponse de la partenaire qui témoigne davantage de haine que d’amour à ses yeux, la haine de vérification tournée vers l’objet qui semble animer Paul bascule dans un registre plus archaïque. Sans reconnaissance par l’Autre de son pouvoir phallique (le couteau), la seconde étape de cette scène qui échappe radicalement à une mise en récit, s’apparente à une sortie de la scène avec une mise à mort de l’objet qui resterait impensée. Les mimes du geste violent sur la seconde compagne vont dans le même sens d’un fantasme de destruction du lien primaire à l’objet — d’une explosion de la haine existentielle.

Les questions de la possession et de la dépossession, de la destructivité face à une menace imaginaire de castration semblent prégnantes chez Paul. Nous trouvons des accents de transitionnalité tant dans sa jalousie que dans sa manière de maltraiter son objet dès qu’il en perçoit une forme d’agressivité et de haine. L’enjeu de contrôle tout-puissant sur l’objet semble présent et le risque d’être passivé insupportable. Toutefois, il est habituellement — en dehors de ses passages à l’acte — plutôt dans une agressivité de vérification et dans une agressivité d’allure œdipienne face au rival potentiel même si cette dernière ne nous semble pas aboutie — le conflit d’ambivalence n’étant que partiellement accessible du fait du clivage amour — haine dominant.

Discussion

Nous avons, au travers des cas de Baum et de Paul rencontrés en contexte pénitentiaire proposé d’examiner de possibles différences entre les violences conjugales léthales et celles qui laissent la victime survivante à la destructivité. En effet, les caractéristiques dégagées dans la littérature chez ces auteurs iraient dans le sens d’affirmer que toute violence conjugale peut mener à une fin fatale de la compagne ou ex-compagne. L’approche de Winnicott et de ses continuateurs sur la destructivité et la survivance de l’objet face aux attaques et le rôle de cette dernière dans la différenciation du Moi, l’instauration du sentiment d’existence du sujet et l’accès au conflit d’ambivalence semblait pertinente pour éclairer de possibles différences psychiques, subjectives et intersubjectives entre les sujets concernés. Les enjeux de l’amour et de la haine, des formes de l’agressivité, du narcissisme et de la tiercéité sont au cœur des analyses des narrations de l’acte de ces auteurs dans l’intention d’en saisir les logiques inconscientes.

Au-delà des différences dans les histoires conjugales et personnelles de ces hommes il ressort un non-accès au conflit d’ambivalence. Baum et Paul (pour sa première compagne) ont agi leur violence léthale dans un contexte de survie narcissique face à une menace subjective dans le conflit avec l’autre. Nous notons toutefois une différence. Si chez Baum il s’agit d’un vacillement de ses repères symboliques fragiles mais soutenants jusqu’alors sa structure qui le fait soudainement basculer de l’amour à la haine, il s’agit davantage dans le cas de Paul d’un crime d’amour-propre au sens de De Mijolla. L’atteinte est narcissique, phallique et imaginaire plus que symbolique dans les deux situations ayant donné lieu à ses condamnations. Dans son dernier couple les scènes de ménage motivées par un lien intersubjectif haineux aboutissent à des violences plus ordinaires mais l’intensité de l’agressivité existentielle qui se déploie brutalement est susceptible d’entraîner la mort de la victime. Paul dispose toutefois d’une palette des formes de sa destructivité plus complète que Baum: nous avons relevé chez lui une agressivité de vérification dominante ce qui n’est pas le cas apparemment pour Baum. L’on pourrait avancer que cette agressivité de vérification à connotation anale atteste d’une attente d’être pour l’autre son phallus imaginaire. L’amour et la survivance de l’objet sont là pour échapper à la haine de soi qui prend trop souvent le visage de la haine de l’autre.

L’analyse de ces deux cas nous amène à apporter des nuances à nos conclusions — nécessairement limitées et provisoires. En effet, ces deux sujets ont été rencontrés dans des contextes différents. L’invitation à parler, à dire et à se raconter dans un espace d’évaluation pour Baum et dans un espace de recherche pour Paul pourrait conduit à deux possibilités d’accès différentes pour l’auteur à sa propre violence selon que le type de relation de transfert d’une part et de monstration de l’acte d’autre part. Les enjeux pour le sujet varient donc en fonction des contextes de narration et influencent certainement la mise en récit. Finalement, nous pensons que la violence prise dans le couple peut être racontée différemment selon le dispositif qui l’invite à interroger l’objet de sa violence conjugale.

Conclusion

Ces deux études cliniques nous ont permis de repérer que le vacillement vers une pulsion meurtrière dans le cadre des violences conjugales est fonction de l’histoire de chacun, de la transitionnalité qu’il a pu vivre dans sa relation intersubjective primaire et du nouage entre Réel, Symbolique et Imaginaire qui est le sien. Ces perspectives demandent bien entendu à être confirmées à partir de l’analyse d’autres cas d’auteurs. Nous conclurons sur la dimension du couple et de la dynamique intersubjective qui s’y déroule. Dans ces contextes, elle semble participer à une économie psychique en quête d’intégration de la destructivité dans la capacité d’aimer l’objet en tant qu’autre. Une patiente ayant connu de gaves sévices en couple nous disait: “en fait c’est comme si j’étais son doudou!”, elle mettait l’accent sur la destructivité et la survivance de l’objet mais laissait dans l’ombre sa propre scène transitionnelle et intersubjective. Deux scènes psychiques se rencontrent, deux intersujets (Kaës, 2009) forment ensemble une “inter-scène” et tentent de survivre à deux à leur destructivité propre et à celle dont l’autre est porteur afin, sans doute, que ce soit enfin l’amour et la reconnaissance de soi qui l’emporte dans le duel mortifère ou mortel de liens primaires maltraitants, rejetants, abandonnants ou pervers. La problématique de l’acte qu’il soit dans ses conséquences léthal ou non invite donc à penser également l’adresse d’un message concernant une scène passée, mise au jour dans” l’entre-deux-scènes actuelle” (Assoun, 2006, p. 29) et dont le sujet ignore quelle est le déclencheur de sa pulsion. Le cas de Paul dans la confusion temporelle et le télescopage entre son premier acte et le second en récidive nous conduit à insister sur ce fondement de l’acte qui tient à la logique inconsciente par excellence et qu’Assoun nomme l’ “entre-deux-scènes”. Pour lui, cet entre-deux-scènes conserve l’enjeu d’un “sentiment refoulé” dont la mise à jour par un “souvenir en acte” dévoile sa part de drame. Cette idée freudienne selon laquelle “une scène en rappelle une autre” et que l’intensité de ce retour est corrélée à l’intensité du refoulement passé (Assoun, 2006, p. 29) semble commander nombre d’actes violents en couple ainsi que nous pensons l’avoir montré à partir de l’expérience de la transitionnalité et de sa propre destructivité.

  • 1
    Travaux présentés au colloque international “Le couple et sa violence: déchiffrage d’un symptôme social” à l'Université de Poitiers, Maison Science de l'Homme et de la Société le 21 mars 2023, 5 rue Théodore Lefebvre, 86000 Poitiers

Referências

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    28 June 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    29 Apr 2023
  • Reviewed
    23 Aug 2023
  • Accepted
    17 Nov 2023
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