Abstracts
Le lyrisme baudelairien ne saurait donc être confondu avec un idéalisme; la transcendance qui l’anime ne vise pas un autre monde: elle est le mouvement par lequel notre monde se révèle autre au sujet qui s’ouvre à lui.
Romantisme; Modernité; Lyrisme; Spatialité; Charles Baudelaire
This paper discusses the Baudelairean heritage in its relationship with romanticism and modernity. This is carried out through the notion of lyricism, which is dissociated from the idealism, with which it is frequently confused.
Romanticism; Modernity; Lyrism; Spatiality; Charles Baudelaire
O artigo discute a herança baudelairiana em suas relações com o romantismo e a modernidade. Para tanto trabalha-se em especial a noção de lirismo, que é dissociada do idealismo com o qual é freqüentemente confundida.
Romantismo; Modernidade; Lirismo; Espacialidade; Charles Baudelaire
Le cœur-espace: aspects du lyrisme dans Les fleurs du mal
Michel Collot* * É professor de literatura francesa da Universidade de Paris III, onde dirige a Unidade Mista de Pesquisa "Écritures de la modernité", associada ao CNRS. Publicou inúmeros ensaios sobre a poesia moderna e sobre a paisagem, em especial LHorizon fabuleux et Paysage et poésie (Corti, 1988 e 2005), La Poésie moderne et la structure dhorizon e La Matière-émotion (PUF, 1989 e 1997); além de coletâneas de poemas, entre as quais Chaosmos (Belin, 1997) e Immuable mobile (La Lettre volée, 2002).
RÉSUMÉ
Le lyrisme baudelairien ne saurait donc être confondu avec un idéalisme; la transcendance qui lanime ne vise pas un autre monde: elle est le mouvement par lequel notre monde se révèle autre au sujet qui souvre à lui.
Mots-clés: Romantisme; Modernité; Lyrisme; Spatialité; Charles Baudelaire
RESUMO
O artigo discute a herança baudelairiana em suas relações com o romantismo e a modernidade. Para tanto trabalha-se em especial a noção de lirismo, que é dissociada do idealismo com o qual é freqüentemente confundida.
Palavras-chave: Romantismo; Modernidade; Lirismo; Espacialidade; Charles Baudelaire
ABSTRACT
This paper discusses the Baudelairean heritage in its relationship with romanticism and modernity. This is carried out through the notion of lyricism, which is dissociated from the idealism, with which it is frequently confused.
Key words: Romanticism; Modernity; Lyrism; Spatiality; Charles Baudelaire
Si lon a célébré un peu partout en 2007 le cent-cinquantième anniversaire des Fleurs du Mal, cest quon reconnaît en elles un sommet de la poésie française, et un moment important de son histoire. Toute une part de la réception moderne et contemporaine est pourtant assez critique à leur égard, et tend à leur préférer par exemple Le Spleen de Paris, ce titre que Michel Deguy na pas hésité à emprunter à Baudelaire.*1 *1 (DEGUY, Michel. Spleen de Paris, Galilée, 2001.) Beaucoup, comme déjà Rimbaud, trouvent leur forme"mesquine"1 1 "La forme si vantée en lui est mesquine". .*2 *2 (RIMBAUD, Arthur. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Dans uvres complètes dArthur Rimbaud. Bibliothèque Numérique de lUniversité Paris VIII.) Et Jean-Marie Gleize dit préférer pour les "chiens" de la prose baudelairienne aux chats qui hantent les vers des Fleurs du Mal.
Or nest-ce pas précisément grâce à leur forme: forme versifiée, forme fixe, souvent brève, que les poèmes qui les composent simpriment durablement dans la mémoire? Et dailleurs, cette forme nest-elle pas aujourdhui redevenue dactualité? Beaucoup de poètes français ont redécouvert ces dernières années les vertus du vers, quil sagisse de réhabiliter le vers régulier, comme le fait Jacques Réda2 2 Voir le titre dun de ses récents recueils: LAdoption du système métrique (Paris: Gallimard, 2004). , ou dinventer de nouvelles formes de versification, comme sy essaient, entre autres, Pierre Alféri ou Philippe Beck.
Mais la forme ne suffit pas à expliquer la fortune des Fleurs du Mal. Si certains dentre nous les connaissent encore par cur, cest parce quelles parlent à notre cur, se logent au cur de notre conscience la plus intime. Et si elles ont franchi les frontières et survécu à lépreuve de la traduction, cest que leur résonance nest pas seulement liée à leur consonance, au rythme, à lharmonie et à la mélodie de leurs vers, mais aussi à leur sens, capable de toucher le cur humain dans ce quil a de plus universel.
Voilà des qualités éminemment classiques, et cest une autre cause de la longévité des Fleurs du Mal, qui ont résisté aux modes éphémères; mais cest aussi peut-être une des raisons de leur actualité: beaucoup desprits déçus par le modernisme retrouvent aujourdhui les voies dun certain classicisme, qui nest pas incompatible avec la plus authentique modernité: celle qui, selon lenseignement de Baudelaire, vise léternel à travers le transitoire.
Baudelaire na pas seulement été le premier à donner au terme de modernité ses lettres de noblesse, et sa définition la plus profonde, il a, par sa pratique elle-même, ouvert de multiples voies à la poésie moderne, comme en témoigne suffisamment linfluence quil a eue depuis un siècle et demi, sur des poètes aussi importants et aussi différents que Rimbaud et Mallarmé, ou Bonnefoy et Deguy, par exemple, pour me limiter à la France.
Cette modernité de Baudelaire a été diversement interprétée. Beaucoup de commentateurs la trouvent plutôt dans sa prose, poétique ou critique. Il nest pas toujours facile de la repérer dans Les Fleurs du Mal, sans doute parce quelle sy trouve étroitement mêlée à lhéritage romantique. Je rappelle que, pour Baudelaire, "Qui dit romantisme dit art moderne, cest-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers linfini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts".*3 *3 (BAUDELAIRE, Charles. Salon de 1846. Dans uvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1976: II, 421.) Or le modernisme a eu tendance à rejeter la plupart de ces valeurs romantiques, jugées suspectes de lyrisme naïf ou didéalisme. Du coup, cest tout un versant de la poétique des Fleurs du Mal, celui de lIdéal, qui se trouverait frappé de caducité, et que je me propose de revisiter et de réévaluer. Car, à mes yeux, comme aux yeux dun certain nombre de mes contemporains, la modernité la plus profonde trouve sa source dans le romantisme. Il y a même aujourdhui une certaine actualité du romantisme, à condition de ne pas le confondre avec la caricature quen ont parfois donnée les avant-gardes du siècle dernier.3 3 Jai fait le point sur cette "Actualité du romantisme", dans un article paru dans Le Nouveau Recueil, n° 77, déc.2005 fév. 2006: 153-159.
Le lyrisme hors de soi
Parmi les traits que Baudelaire hérite du romantisme, figure un certain lyrisme, quil ne faut pas se hâter de confondre avec lexpression du sentiment personnel, ou dune pure intériorité, comme le faisait Hegel, en lopposant à lobjectivité de la poésie épique, tournée vers lextérieur. Le lyrisme romantique nest pas toujours leffet dune sorte dinflation du moi, qui projetterait dans les mots et dans les choses ses états dâme. Un poète réputé égocentrique comme Byron écrit par exemple: "I live not in myself, but I become/ Portion of that around me; and to me/High mountains are a feeling".4 4 "Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens/ Une partie de ce qui mentoure; et pour moi/ Les hautes montagnes sont une émotion". *4 *4 (BYRON, Lord Georg Gordon. Childe Harolds Pilgrimage, Chant III, strophe 72, traduction Roger Martin. Paris: Aubier-Montaigne, 1949: 207.) Cest un tel transport du dedans vers le dehors qui définit, selon Baudelaire, la "manière lyrique de sentir": "tout lêtre intérieur" "sélance en lair par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute", écrit-il.*5 *5 (BAUDELAIRE, C. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Dans uvres complètes. Op. cit.: II, 164.) Il me semble quon assiste souvent dans Les Fleurs du Mal à un tel espacement du sujet, qui ouvre une voie nouvelle et féconde à la poésie moderne.5 5 Voir mon essai Paysage et Poésie, Corti, 2005: 43-64.
On résume trop souvent lévolution de celle-ci à une alternative entre un lyrisme censé faire la part belle à la subjectivité, et un "littéralisme" qui tendrait vers lobjectivité. Ce clivage sommaire laisse de côté une troisième voie: celle dun lyrisme moderne, qui nest plus lexpression dune identité et dune intériorité, mais celle dune altérité et dune extériorité. Cest celle quemprunte Rimbaud quand il annonce que "JE est un autre"; et Mallarmé lui-même, sil proclame la "disparition élocutoire du poète" nexclut pas den exprimer laffectivité par le biais des mots et des choses. "Évoquer petit à petit un objet pour montrer un état dâme, ou inversement choisir un objet et en dégager un état dâme",*6 *6 (MALLARMÉ, Stéphane. Sur lÉvolution littéraire. Dans uvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 2003: II, 700.) telle sera la démarche fondamentale de la poésie symboliste, et cest déjà la définition que Baudelaire donne de lart moderne: "Quest-ce que lart pur suivant la conception moderne? Cest créer une magie suggestive contenant à la fois lobjet et le sujet, le monde extérieur à lartiste et lartiste lui-même".*7 *7 (BAUDELAIRE, C. LArt philosophique. Dans uvres complètes. Op. cit.: II, 598.) Au sujet lyrique correspond donc, selon Baudelaire, "un monde lyrique": "une atmosphère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous participent du caractère affectionné de la lyre".*8 *8 (BAUDELAIRE, C. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Op. cit.: II, 598.)
Hugo Friedrich na pas tort de parler, à propos de Baudelaire, dune "dépersonnalisation";*9 *9 (FRIEDRICH, Hugo. Structure de la poésie moderne. Trad. Michel-François Demet. Paris: Le Livre de Poche, 1999.) mais celle-ci naboutit pas à la disparition du lyrisme: plutôt à sa transformation. Dans Les Fleurs du Mal, le sujet lyrique sarrache parfois aux limites de son identité personnelle pour sidentifier à un objet ou à un lieu, selon un mouvement qui caractérise, selon Baudelaire, livresse poétique ou celle procurée par le haschich: "Il arrive parfois que la personnalité disparaît et que lobjectivité (...) se développe en vous si anormalement que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence et que vous vous confondez bientôt avec eux (...)".*10 *10 (BAUDELAIRE, C. Le Poème du haschisch. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 419.) Particulièrement frappante est, à cet égard, lassociation récurrente du syntagme "Je suis" avec un nom dobjet placé en position dattribut du sujet, comme au début du poème consacré à La Pipe: "Je suis la pipe dun auteur".6 6 Les références des citations extraites des Fleurs du mal seront indiquées entre parenthèses par la mention FDM suivie de la numérotation du poème dans lédition de 1861, et de la pagination de lédition Gallimard-Pléiade. *11 *11 (FDM LXVIII: 67.) Pareille construction est assez rare dans la poésie antérieure; et surtout elle reste en général ponctuelle, alors que lidentification du Je à la pipe se poursuit tout au long du poème. On mobjectera quici lon a affaire au procédé classique de la prosopopée, qui consiste à faire parler un objet inanimé. Ce nest pas le cas dans dautres poèmes des Fleurs du Mal, où le Je semble bien représenter le poète, qui sidentifie successivement à plusieurs lieux ou objets. Ainsi dans lun des Spleen, où chaque identification se développe en description:
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords se traînent de longs vers
Qui sacharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de choses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent lodeur dun flacon débouché.*12 *12 (FDM LXXVI: 73.)
Dans LHéautontimoroumenos, les identifications se multiplient et se succèdent sur un rythme accéléré:
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.
Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue!*13 *13 (FDM LXXXIII: 78.)
De par sa répétition vertigineuse, une tournure qui sert habituellement à décliner lidentité en exprime ici éloquemment la crise; non seulement le sujet se dédouble, à la fois victime et bourreau de lui-même, mais il se pluralise et se déshumanise, en sassimilant aussi à toute une série dinstruments de torture. On remarquera que cette tournure nest pas réservée à la première personne; elle sétend, en troisième personne, aux métonymies du poète, comme le cur, et, en seconde personne, à ses destinatrices: on lit par exemple, dans Causerie, "Mon cur est un palais flétri par la cohue" et "Vous êtes un beau ciel dautomne, clair et rose".*14 *14 (FDM LV: 56.)
On pourrait certes considérer cette identification dun sujet humain à un lieu ou à un objet comme un simple procédé rhétorique, relevant de la métaphore ou de lallégorie, destiné à concrétiser une idée abstraite ou un sentiment. Il me semble que linsistance de cette tournure, et le développement quelle prend dans certains poèmes des Fleurs du Mal, lui donne une portée plus essentielle, qui remet en cause la distinction entre le concret et labstrait.
Le fonctionnement traditionnel de lallégorie repose sur une correspondance terme à terme entre comparé et comparant, qui subordonne clairement celui-ci à celui-là. Cest le cas par exemple de lanalogie entre visage et paysage développée dans À celle qui est trop gaie:
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.*15 *15 (FDM Les Épaves, V: 156.)
À ce fonctionnement logique et analytique se substitue dans certains cas un fonctionnement affectif et synthétique, qui finit par rendre indistincts comparé et comparant, comme dans le vers de Causerie cité plus haut. Le passage dun régime à lautre est exemplairement perceptible dans Ciel brouillé; au début, la distinction est nette entre le visage féminin et le ciel auquel il est comparé, mais elle sestompe progressivement, au point quon ne sait plus si le poète sadresse à la femme ou au paysage, qui devient allocutaire et passe au premier plan, comme lannonçait le titre du poème:
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons
Quallument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé
Quenflamment les rayons tombant dun ciel brouillé!*16 *16 (FDM L: 49.)
On assiste ici à lexpansion et à lautonomisation du terme comparant, qui finit par occuper tout lespace de la strophe: limage de départ se développe en un véritable tableau. Ce phénomène récurrent dans Les Fleurs du Mal ne révèle pas seulement lhabileté rhétorique de Baudelaire, ni son goût pour la peinture, ni même la puissance de son imagination. Il correspond à une expérience, souvent évoquée et invoquée par Baudelaire comme le fondement même de lallégorie, et qui se caractérise par une totale identification du sujet à lobjet:
Votre il se fixe sur un arbre courbé par le vent; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau dun poète quune comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez dabord à larbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie; ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes larbre. De même, loiseau qui plane au fond de lazur représente dabord limmortelle envie de planer au-dessus des choses humaines; mais déjà vous êtes loiseau lui-même.*17 *17 (BAUDELAIRE, C. Le Poème du haschisch. Op. cit.: 419-420.)
Cet échange entre le dedans et le dehors quexprime la métaphore, le symbole ou lallégorie se réalise dans certains états favorables à lintériorisation du monde extérieur ou à lextériorisation de la vie intérieure: "Dans certains états de lâme, presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire quil soit, quon a sous les yeux. Il en devient le symbole".*18 *18 (BAUDELAIRE, C. Fusées, XI. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 659.) Commentant cette note de Fusées, Michel Deguy souligne que, malgré leur caractère exceptionnel, qualifié même de "surnaturel", de telles expériences reposent sur un phénomène "naturel", que lon "a sous les yeux": il ne sagit pas de "sortir de ce monde", mais "de limmanence se révélant dans sa propre dimension énigmatique".*19 *19 (DEGUY, M. Actes. Paris: Gallimard, 1966: 256.) Cest donc du sensible lui-même quémerge un sens, qui fait du "premier objet venu" un "symbole parlant".*20 *20 (BAUDELAIRE, C. Le Poème du haschisch. Op. cit.: I, 430.)
Ainsi comprise comme sensibilisation du sens ou sémantisation du sensible, lallégorie apparaît comme "lune des formes primitives et les plus naturelles de la poésie",*21 *21 (Idem) et elle na pas besoin pour se développer de laction dun psychotrope. Elle peut naître par exemple de la contemplation dun paysage, comme au début du Confiteor de lartiste:
Grand délice que celui de noyer son regard dans limmensité du ciel et de la mer! Solitude, silence, incomparable chasteté de lazur! une petite voile frissonnant à lhorizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite!); elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.*22 *22 (BAUDELAIRE, C. Le Spleen de Paris, III. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 278.)
Lespacement du sujet
Ce texte illustre le mouvement proprement ek-statique qui fait sortir le sujet lyrique des limites du moi, ce transport qui est au fondement du transfert de sens à luvre dans la métaphore. Le chiasme: "toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elle" souligne cette "intrication du monde intérieur et du monde extérieur" qui caractérise, selon Emil Staiger, le lyrisme,*23 *23 (STAIGER, Emil. Les Concepts fondamentaux de la poétique. Bruxelles: Lebeer-Hossmann, 1990.) et qui trouve dans le paysage une expression privilégiée. Dans un célèbre passage du Salon de 1859, Baudelaire a insisté, contre le réalisme qui prétend peindre "lunivers sans lhomme", sur la part qui revient au sujet dans lart du paysage:
Si tel assemblage darbres, de montagnes, deaux et de maisons, que nous appelons un paysage, est beau, ce nest pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par lidée ou le sentiment que jy attache.*24 *24 (BAUDELAIRE, C. "Le paysage". Salon de 1859. Dans uvres complètes. Op. cit.: II, 660.)
Il ne sagit pas pour autant dopposer à la prétendue objectivité des réalistes un pur subjectivisme: cest de "la masse suggestive éparpillée dans lespace", de "(s)a qualité inspiratrice" que le paysagiste "extrait" "la comparaison, la métaphore et lallégorie", et tout son art consiste à "traduire un sentiment par un assemblage de matière végétale ou minérale".*25 *25 (Idem.) La "matière-émotion" du poème ou du tableau résulte dune fusion entre la matière du monde et les "impressions" quelle éveille, car "de prodigieuses rêveries sont contenues dans les spectacles de la nature".*26 *26 (Ibidem: II, 665.)
Le paysage naît dun double mouvement de projection du sujet dans le monde et dintrojection des objets par la conscience. Cest un espace subjectif habité par un sujet qui sespace. "Lesprit senfonce" "dans le ciel, dans lhorizon de la mer" comme "dans des yeux pleins de pensée" ou "dans une tendance féconde et grosse de rêverie", écrit Baudelaire à propos de Delacroix.*27 *27 (BAUDELAIRE, C. Salon de 1859. Op. cit.: II, 636.) Dans lexpérience et dans lart du paysage, une pensée est à luvre, qui ignore la distinction cartésienne entre la chose pensante et la chose étendue: une pensée dans lespace, une pensée-paysage.
On peut la rapprocher de cette "pensée fondamentale" que Merleau-Ponty décèle dans lexpérience sensible, et qui ne peut être traduite par les "arguties", les "syllogismes" et les "déductions du discours, mais par un langage rendu lui-même sensible, comme celui de la peinture ou de la poésie, "musicalement" ou "pittoresquement". "Toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles": telle pourrait être la formule de ce cogito pré-réflexif qui est aussi à luvre dans lespacement du sujet lyrique.
On mobjectera que, chez Baudelaire, ce mouvement ou ce moment lyrique est toujours menacé par une réflexion critique qui rétablit la distinction et parfois lopposition entre le moi et le monde. Ainsi, dans Le Confiteor de lartiste, à lextase lyrique succède l"exaspération" du poète face à "linsensibilité de la mer" et à "limmuabilité d(un) spectacle" dont il ne parvient pas à exprimer la beauté et lintensité.
Lidentification du sujet à lunivers ne serait-elle quune illusion lyrique? La composition de ce texte oppose à "la grandeur de la rêverie" la conscience lucide des limites de lhumaine condition. La force et la modernité des poèmes en prose de Baudelaire résident dans cette confrontation constante entre lyrisme et réalisme. La prose permet dexprimer à la fois "les mouvements lyriques de lâme", "les ondulations de la rêverie" et "les soubresauts de la conscience",*28 *28 (BAUDELAIRE, C. "À Arsène Houssaye", Le Spleen de Paris. Op. cit.: I, 275-276.) qui rétablit les distinctions logiques et rappelle la résistance dune "réalité rugueuse à étreindre".
Il me semble que le lyrisme sépanouit plus librement dans Les Fleurs du Mal. En témoigne par exemple linsistance du mot cur, qui y revient 117 fois, contre seulement 13 occurrences dans Le Spleen de Paris.7 7 Statistique établie daprès la base de données Frantext de lATILF (CNRS). Non que la conscience réflexive y soit absente; mais le souci de lharmonie du vers, de lunité du poème et de la construction du recueil a conduit Baudelaire à éviter le mélange des tons, et à répartir par exemple Spleen et Idéal en deux séries distinctes. De ce fait, certains poèmes des Fleurs du Mal, comme Le Balcon, Élévation, La vie antérieure, Harmonie du soir sont de purs moments lyriques, où se donne libre cours dun bout à lautre lespacement du sujet. Celui-ci nest dailleurs bien sûr pas réservé à lexpression dune fusion bienheureuse avec lautre et avec le monde; il peut être aussi bien douloureux: au "libre essor" dans "lair supérieur" de lIdéal*29 *29 (FDM III: 10) soppose "le ciel bas et lourd" du Spleen, qui "pèse comme un couvercle/ Sur lesprit gémissant".*30 *30 (FDM LXXVII: 74) Euphorique ou dysphorique, létat dâme se transforme en paysage; et réciproquement, lespace sintériorise au point de devenir inséparable du sujet: "Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant".*31 *31 (FDM éd. de 1868: 142)
La plupart des commentateurs qui ont pris au sérieux cette spatialisation des affects ont mis laccent sur la verticalité de lespace baudelairien, polarisé par lappel du ciel et lattirance de labîme. Mais la profondeur baudelairienne est aussi horizontale, comme je lai montré ailleurs,*32 *32 (COLLOT, M. "Horizon et imagination". Dans Paysage et Poésie, du romantisme à nos jours. Paris: José Corti, 2005: 65.) et à la dialectique de lascension et de la chute, sajoute une autre, celle de lexpansion et de la restriction, qui est tout aussi importante, comme en témoigne cette note célèbre: "De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là".*33 *33 (BAUDELAIRE, C. Mon cur mis à nu. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 677.) Baudelaire reprend sans doute ici lopposition quil avait rencontrée chez Emerson entre "dissipation" et "concentration". Pour"la conduite de la vie" (cest le titre de lessai du philosophe américain auquel Baudelaire se réfère), lhomme doit se garder des tentations qui le détournent de lui-même. Baudelaire, on le sait, critique ce "besoin de sortir de soi" qui apparente lamour lui-même à une "prostitution";*34 *34 (Ibidem: I, 692.) lartiste, à ses yeux, ne doit "jamais" "sort(ir) de lui-même".*35 *35 (Ibidem: I, 702.)
Pourtant, bien des poèmes des Fleurs du Mal nous font assister à une telle sortie de soi, et la "vaporisation" ny est pas toujours aussi négative quelle ne lest dans ladresse liminaire "Au lecteur", où elle apparaît comme luvre de Satan. Elle prend souvent la forme dune expansion positive, alors que la concentration aboutit parfois à une introspection douloureuse ou à un tête-à-tête destructeur avec soi-même, quand elle ne saccompagne pas dune constriction oppressante de lespace et du corps. Tout se passe comme si le lyrisme supposait cette sortie et cette vaporisation de soi dont le Moi ne veut pas, et comme si Baudelaire valorisait, sur le plan poétique et esthétique, ce quil dénonce sur le plan moral et intellectuel. Je me propose à présent détudier plus précisément quelques-unes des modalités et expressions exemplaires de cet espacement du sujet dans les Fleurs du Mal.
Le cur-espace
Je reviens dabord sur la place quoccupe le cur dans le recueil. Linsistance de ce mot et de ce motif pourrait manifester la fidélité de Baudelaire à un lyrisme assez traditionnel, qui nest dailleurs pas absent de certains poèmes des Fleurs du Mal. Le cur est en effet lorgane par excellence de lintimité et de lintériorité. Dans plusieurs poèmes, il se fait au contraire linstrument de lespacement et du décentrement du sujet lyrique; il devient par exemple dans Causerie un lieu public, "un palais flétri par la cohue".*36 *36 (FDM LV: 56.) Alors quil devrait occuper le centre de la vie affective, il se trouve parfois projeté dans lespace: le "cur" du voyageur en route pour Cythère, "comme un oiseau/ Voltig(e) tout joyeux/ Et plan(e) librement à lentour des cordages";*37 *37 (FDM CXVI: 117.) et celui dAgathe "senvole" loin de la "cité" quelle habite "Vers un autre océan où la splendeur éclate".*38 *38 (FDM LXII: 63.)
Il devient plus souvent encore un lieu déchange entre le dedans et le dehors. Ainsi, dans Chant dautomne, le "cur" du poète, envahi par latmosphère hivernale qui lentoure, se retrouve lui-même transformé en paysage polaire:
Tout lhiver va rentrer dans mon être: colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cur ne sera plus quun bloc rouge et glacé.*39 *39 (FDM LVI: 57.)
Il nappartient plus dès lors au seul poète, comme en témoigne souvent la disparition de ladjectif possessif au profit dun simple article, défini ou indéfini;"le "cur apparaît ainsi dans Le Balcon comme le foyer partagé dun espace indistinctement intérieur et extérieur, véritable "cur-espace", pour reprendre le beau titre dun des tout premiers essais poétiques dYves Bonnefoy:*40 *40 (BONNEFOY, Yves. Le coeur-espace (1945-1961). Paris: Farrago/ Léo Scheer, 2001.)
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
Que lespace est profond, que le cur est puissant!*41 *41 (FDM XXXVI: 37.)
Commentant ces deux vers, le philosophe Jean-Louis Chrétien les commente en ces termes: "lépreuve de la joie est toujours une épreuve de lespace en crue. Espace du soi, espace du monde? Espace intérieur, espace extérieur? Le propre de la joie est de rendre cette distinction caduque, et dêtre indivisément une épreuve de soi et une épreuve du monde. Nul ne la mieux dit que Baudelaire dans ces vers du Balcon. (...) Cest seulement quand lespace sapprofondit que le cur se renforce, et cest seulement quand le cur se renforce que lapprofondissement de lespace nous est donné à voir et à vivre".*42 *42 (CHRÉTIEN, Jean-Louis. La Joie spacieuse. Paris: Minuit, 2007: 8.)
Mais cet effacement des frontières entre lintérieur et lextérieur nest pas réservé à la joie seule; il traduit la "puissance" de tout affect capable par son intensité de colorer le monde; ainsi de la mélancolie qui sempare d"un cur tendre", et qui, dans Harmonie du soir, sétend progressivement, au gré des répétitions obsédantes des mêmes mots et des mêmes images, au paysage tout entier:
Le violon frémit comme un cur quon afflige;
Un cur tendre, qui hait le néant vaste et noir!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir;
Le soleil sest noyé dans son sang qui se fige.
Un cur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige!
Le soleil sest noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!*43 *43 (FDM LLVII: 47.)
Lapparition du pronom moi au dernier vers semble rapporter cette coloration affective à un drame personnel; mais on notera que le poète se garde de sattribuer ce cur, qui est précédé dun article indéfini, et qui tend à se confondre avec le soleil, "noyé dans son sang". Cette hémorragie est la traduction physique de la tendance du sujet lyrique à se répandre au-dehors; elle est mise en scène de façon spectaculaire dans La Fontaine de sang:
Il me semble parfois que mon sang coule à flots,
Ainsi quune fontaine aux rythmiques sanglots.
Je lentends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.
À travers la cité, comme dans un champ clos,
Il sen va, transformant les pavés en îlots,
Désaltérant la soif de chaque créature,
Et partout colorant en rouge la nature.*44 *44 (FDM CXIII: 115.)
Les tercets font état de la "terreur" quinspire au poète cet épanchement involontaire, que les quatrains évoquent pourtant dans des termes étonnamment positifs. Plutôt quune "blessure", inexistante, ce "sang" qui "coule à flots" semble manifester une surabondance de vie, capable de régénérer la "nature" environnante. Sil fait entendre des "sanglots", ces derniers sont "rythmiques" et se résorbent en "un long murmure" analogue à celui du poème lui-même. Le lyrisme nest-il pas lui-même une effusion?
Une autre modalité de leffusion lyrique est la vaporisation, que Baudelaire dit redouter dans ses écrits intimes, mais quil semble cultiver dans Les Fleurs du Mal. Si, dans un poème emblématique, le Crâne reproche au dieu Amour d"éparpiller en lair" "(s)a cervelle,/ (S)on sang et (s)a chair" pour en faire des bulles de savon, cette vaporisation sapparente à une sublimation et saccompagne dune ascension, certes éphémère, mais brillante; "(l)es bulles rondes" "montent dans lair,/ Comme pour rejoindre les mondes/ Au fond de léther":
Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe dor.*45 *45 (FDM CXVII: 119.)
Cest un phénomène analogue qui se produit par lentremise de la pipe, dont les volutes de fumée semblent exercer une influence bénéfique sur les pensées de lauteur:
Jenlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de sa bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son cur et guérit
De ses fatigues son esprit.*46 *46 (FDM LXVIII: 67.)
Dans Le Poème du hachisch, Baudelaire assimile cette opération à une véritable distillation de la pensée qui cesse dappartenir au sujet et se résorbe dans latmosphère:
Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui sexhalent de votre pipe. Lidée dune évaporation, lente, successive, éternelle, semparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pensante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous vous sentirez vous évaporant, et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) létrange faculté de vous fumer.*47 *47 (BAUDELAIRE, C. Le Poème du haschisch. Op. cit: I, 420.)
La création poétique elle-même est une sorte de vaporisation, si lon en croit limage finale de Paysage, où le poète, se retranchant de lambiance urbaine et hivernale qui lentoure se propose
Dévoquer le Printemps avec (s)a volonté
De tirer un soleil de (s)on cur, et de faire
De (s)es pensers brûlants une tiède atmosphère.*48 *48 (FDM LXXXVI: 82.)
Atmosphère, atmosphère
Ce terme datmosphère, familier à Baudelaire, est sans doute lun des plus appropriés pour désigner lespace dont sentoure le sujet lyrique, puisquil évoque à la fois une composante physique du paysage et sa coloration affective. Cest une aire transitionnelle, propice aux interactions entre le dedans et le dehors. Baudelaire, comme beaucoup de ses contemporains, se montre sensible à linfluence du climat sur lhumeur et les états dâme. "Le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle/ Sur lesprit gémissant en proie aux longs ennuis"*49 *49 (FDM LXXVII: 74.) , mais il peut aussi procurer à un cur blessé une enveloppe protectrice:
Ô fins dautomne, hivers, printemps trempés de boue
Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
Denvelopper ainsi mon cur et mon cerveau
Dun linceul vaporeux et dun vague tombeau.*50 *50 (FDM CI: 100.)
Réciproquement, la vie intérieure présente "à ceux qui savent lobserver eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions",*51 *51 (BAUDELAIRE, C. Le Poème du haschisch. Op. cit: I, 401.) des fluctuations semblables à celles de la météorologie, et Baudelaire loue Hoffmann davoir inventé "un singulier baromètre psychologique destiné à lui représenter les différentes températures et les phénomènes atmosphériques de son âme".*52 *52 (BAUDELAIRE, C. Du vin et du haschisch. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 378.)
Dans sa dimension la plus concrète, latmosphère résulte de linteraction entre lair, leau et la lumière, qui sont les éléments privilégiés du paysage baudelairien, sans doute parce quils sont les moins chargés de matérialité et donc les plus aptes à exprimer des valeurs affectives ou spirituelles. Il excelle à évoquer aussi bien un "ciel brouillé"*53 *53 (FDM L: 49.) que "le feu clair qui remplit les espaces limpides" "dans lair supérieur".*54 *54 (FDM III: 10.) Critique dart, Baudelaire se montre particulièrement attentif au rendu de lair et de la lumière, sans lesquels un paysage est privé de vie et de poésie: "La ligne et le style ne remplacent pas la lumière, lombre, les reflets et latmosphère colorante, toutes choses qui jouent un trop grand rôle dans la poésie de la nature pour quelle se soumette à (la) méthode" des disciples dIngres.*55 *55 (BAUDELAIRE, C. Salon de 1846. Op. cit.: II, 482.) Les mêmes qualités sont requises dans lart du portrait, si lon veut en faire "un poème" "plein despace et de rêverie", car lexpression dun visage est inséparable de laura qui lentoure: "Il faut savoir baigner une tête dans les molles vapeurs dune chaude atmosphère, ou la faire sortir des profondeurs dun crépuscule".*56 *56 (Ibidem: II, 464.)
Latmosphère dun intérieur est elle aussi apte à créer autour du sujet lyrique un climat affectif; elle est dailleurs souvent associée à celle qui baigne le paysage environnant. Aux "soirs au balcon, voilés de vapeurs roses" répondent "les soirs illuminés par lardeur du charbon". Cest cette correspondance qui fait de La chambre double, par exemple, un espace indissociablement intérieur et extérieur, matériel et spirituel:
Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où latmosphère stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu.
Lâme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. Cest quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre; (...)
Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. (...)
Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très légère humidité, nage dans cette atmosphère.*57 *57 (BAUDELAIRE, C. Le Spleen de Paris, V. Op. cit.: I, 280.)
Cette dernière notation rappelle le rôle, souvent commenté, que joue le parfum dans la création des atmosphères baudelairiennes. Sa subtilité quasi immatérielle en fait une image de lâme; il a, comme elle, "lexpansion des choses infinies":*58 *58 (FDM IV: 11)
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient
Doù jaillit toute vive une âme qui revient.
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés dazur, glacés de rose, lamés dor.*59 *59 (FDM LXVII: 48.)
Comme le montre ici la métaphore visuelle qui colore les "pensers" émanés du parfum, latmosphère est en fait un ensemble de sensations diverses qui communiquent entre elles par synesthésie. "Les sons et les parfums", en particulier, sont souvent associés dans une même ambiance, comme dans Harmonie du soir. Ils ont en commun une même capacité de remplir lespace et de pénétrer au plus intime du sujet; Baudelaire fait lui-même de façon explicite ce rapprochement dans La Chevelure: "Comme dautres esprits voguent sur la musique,/ Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum".*60 *60 (FDM XXIII: 26.) "La musique donne lidée de lespace",*61 *61 (BAUDELAIRE, C. Mon cur mis à nu. Op. cit.: I, 702.) "creuse le ciel", et savère capable de créer, pour celui qui se laisse porter par elle, une atmosphère propice à lexpression de "toutes les passions":
La musique souvent me prend comme une mer!
Vers ma pâle étoile
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther
Je mets à la voile; (...)
Je sens vibrer en moi toutes les passions
Dun vaisseau qui souffre (...)*62 *62 (FDM LXIX: 68.)
Cette spatialisation des affects se retrouve dans lextraordinaire passage de lessai sur Wagner, où Baudelaire évoque les impressions suscitées en lui par laudition de louverture de Lohengrin:
Je me peignis involontairement létat délicieux dun homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse; limmensité sans autre décor quelle-même. (...) Alors je conçus pleinement lidée dune âme se mouvant dans un milieu lumineux (...).*63 *63 (BAUDELAIRE, C. Richard Wagner et Tannhäuser à Paris. Dans uvres complètes. Op. cit.: II, 784.)
Le paysage qui se déploie dans lesprit de lauditeur est investi par une Stimmung, qui est à la fois une tonalité musicale, une intensité lumineuse et une résonance affective. Les différentes sensations qui concourent à cette ambiance ne sauraient être dissociées. Rejetant "lart défini, lart positif", Baudelaire valorise "limpression non analysée".*64 *64 (BAUDELAIRE, C . "La chambre double". Le Spleen de Paris, V. Op. cit.: I, 280.)
Il y a chez lui un impressionnisme avant la lettre: il refuse de classer et de hiérarchiser les données sensorielles, pour mieux restituer leffet global produit par leur réunion. Ainsi le paysage suscité par le parfum de La Chevelure apparaît comme un complexe de sensations multiples:
Tu contiens, mer débène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur (...)*65 *65 (FDM XXIII: 26.)
Il sagit moins dun paysage composé que dune ambiance indistinctement visuelle, sonore, olfactive et affective. Cette qualité atmosphérique fait de lespace affectif un véritable milieu, dans lequel se trouve plongé le sujet lyrique. Latmosphère lentoure comme une sphère aux contours imprécis. Le lieu de La Vie antérieure se présente ainsi comme un environnement à la fois naturel et humain où se "mêlent" les sensations les plus diverses:
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient dune façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
Cest là que jai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de lazur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés dodeurs (...)*66 *66 (FDM XII: 18.)
Ce milieu est souvent présenté ou métaphorisé comme liquide ou aquatique; le sujet lyrique y "baigne" ou y "boit" avec ivresse. "Limmensité profonde" est "une onde" où "lesprit" se meut et "se pâme" "comme un bon nageur", et où il "boit" la lumière" comme une pure et divine liqueur".*67 *67 (FDM III: 10.) Ces images récurrentes suggèrent que latmosphère lyrique garde lempreinte dun milieu primitif, qui remonte à une "vie antérieure": si ce nest prénatale, du moins enfantine. Sil est vrai, comme lécrit Baudelaire, que "tout poète lyrique" "opère fatalement un retour vers lEde perdu",*68 *68 (BAUDELAIRE, C. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Op. cit.: II, 165.) ce "paradis" ne peut être que celui "des amours enfantines". "Dans limpression atmosphérique que comportent" les plus belles uvres dart, le critique perspicace "sent entrer en lui comme une vision de lenfance de leur auteur".*69 *69 (BAUDELAIRE, C. Un mangeur dopium. Dans uvres complètes. Op. cit.: I, 497-498.) Si "le génie, cest lenfance retrouvée à volonté",*70 *70 (BAUDELAIRE, C. Le Peintre de la vie moderne. Dans uvres complètes. Op. cit.: II, 690.) cest que, dans les premiers âges de la vie, "les objets enfoncent profondément leurs empreintes dans lesprit tendre et facile".*71 *71 (Idem: II, 253.) Et "lhomme qui, dès le commencement, a été longuement baigné dans la molle atmosphère de la femme",*72 *72 (BAUDELAIRE, C. Un mangeur dopium. Op. cit.: I, 499.) savérera plus sensible aux ambiances subtiles et capable de les recréer.
Lespace-corps
Cest que lespace affectif du lyrisme est bien sûr à la fois subjectif et intersubjectif. Il est chez Baudelaire fortement marqué par la présence féminine. Cest le mundus muliebris qui donne au poète accès au monde. Comme lespace et le cur, le corps amoureux est en expansion. Au cur-espace correspond un espace-corps agrandi aux dimensions de lunivers, comme celui de La Géante, contre laquelle le poète rêve de se blottir "comme un hameau paisible au pied dune montagne".*73 *73 (FDM XIX: 23.) Cette transformation récurrente de la femme en paysage a souvent pour catalyseur le parfum, capable de franchir les frontières du corps, et de "ravir en extase" le poète. Mais le corps féminin ménage bien dautres accès à lespace dont il est le seuil. Dans le regard de la femme en particulier, le poète cherche moins lexpression de sa vie intérieure quun reflet du monde qui lentoure:
On dirait ton regard dune vapeur couvert;
Ton il mystérieux (est-il bleu, gris, ou vert?)
Alternativement tendre, rêveur, cruel,
Réfléchit lindolence et la pâleur du ciel.*74 *74 (FDM L: 49)
Lil ainsi devient ciel, et le visage tend parfois à seffacer au profit du paysage:
Jaime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourdhui mest amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni lâtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.*75 *75 (FDM LVI: 57)
À la limite, le femme nest plus quune médiatrice entre le sujet lyrique et lunivers:
Amante ou sur, soyez la douceur éphémère
Dun glorieux automne ou dun soleil couchant. (...)
Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant lété blanc et torride,
De larrière-saison le rayon jaune et doux!*76 *76 (Ibidem)
Il arrive même que les amants disparaissent tous deux, fondus en un pur paysage, qui suffit à exprimer latmosphère de leur relation, comme dans les deux premiers vers de Causerie:
Vous êtes un beau ciel dautomne, clair et rose!
Mais la tristesse en moi monte comme la mer (...).*77 *77 (FDM LV: 56)
Dans le lyrisme amoureux de Baudelaire, lévocation du décor et de la circonstance lemporte souvent sur le récit de la rencontre et sur lexpression des sentiments. Exemplaire est, à cet égard, lattitude du héros dun petit poème en prose, Les Projets, qui se borne à imaginer successivement les différents lieux où il pourrait installer sa bien-aimée, et qui sont autant datmosphères favorables à une vie commune, probablement destinée à rester à létat de rêve.*78 *78 (BAUDELAIRE, C. Le Spleen de Paris, XXIV. Op. cit.: I, 314-315.) Moins ironique, LInvitation au voyage des Fleurs du Mal repose sur un principe comparable, et confie aux lieux et aux objets du "pays qui (lui) ressemble" le soin de "parl(er) à lâme" "sa douce langue natale".*79 *79 (FDM LIII: 53.) Un poème damour comme Le Balcon, au titre significatif, nous en dit bien plus sur le décor que sur le corps ou sur le cur de la femme aimée.
Un bel exemple de ce déplacement des personnages au paysage est fourni par un poème célèbre, tout entier consacré au décor et à latmosphère qui entoure une relation dont nous ne connaîtrons ni la nature ni les partenaires:
Je nai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
Semblait, grand il ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos dîners longs et silencieux,
Répandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.*80 *80 (FDM XCIX: 99.)
On reconnaît ici en général lévocation de la demeure où Baudelaire et sa mère ont séjourné, à Auteuil, après la mort du général Aupick. Mais cette lecture autobiographique méconnaît le mouvement essentiel du lyrisme, qui tend à dépasser les singularités individuelles pour donner au poème une valeur plus large: "Tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les choses non pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans les traits principaux, généraux, universels".*81 *81 (BAUDELAIRE, C. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Op. cit.: II, 165.) Ici, toute précision de lieu et de date se trouve effacée, et même lidentité et le nombre des habitants de la maison restent indéterminés; ils ne sont désignés que globalement et indirectement par ladjectif possessif de la 1ère personne du pluriel: ils se résorbent dans lespace ("notre maison") et dans les repas ("nos dîners") quils partagent.
Cest dans ce qui les entoure quil faut chercher les indices de leur intimité. La psychanalyse y voit la projection des fantasmes du poète, qui déplace sur les "membres nus" des statues son désir incestueux, dont lil "curieux" du père vient à la fin du poème surveiller, voire censurer, les élans. Cette lecture a sans doute sa pertinence, mais elle aussi trahit la "manière lyrique de sentir". Lespacement du sujet lyrique nest pas le déplacement à lextérieur dun affect refoulé en son for intérieur, mais la dimension même de son ek-sistence, qui se vit et sex-prime dans lespace.
Cet espace est bien sûr aussi un espace poétique, et il faudrait analyser les différents procédés par lesquels Baudelaire parvient à donner à une "petite maison" une dimension cosmique: effacement des repères spatio-temporels, expansion syntaxique de lunique phrase, qui, par le jeu des incises et des appositions, se développe en membres croissants jusquà la fin du poème, amplification rythmique et sonore, notamment grâce à la diérèse, instrument privilégié de la diction baudelairienne de linfini.8 8 Voir Michel Deguy, "Linfini et sa diction", dans Choses de la poésie et affaire culturelle (Paris: Hachette, 1986); et Gérald Antoine, "Lexpansion sémantique et sonore dans Les Fleurs du Mal", Études baudelairiennes, VIII (Neuchâtel: La Baconnière, 1976: 9-45). Y
La forme, dans Les Fleurs du Mal, nest donc pas si "mesquine" que ne le prétendait Rimbaud. Baudelaire a su faire, des contraintes de la versification régulière le principe dun approfondissement de lespace poétique, comme il lécrit à Fraisse:
Parce que la forme est contraignante, lidée jaillit plus intense (...) Avez-vous remarqué quun morceau de ciel aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, donnait une idée plus profonde de linfini, quun grand panorama vu du haut dune montagne?*82 *82 (BAUDELAIRE, C. "Lettre à Fraisse du 18 février 1860". Dans Correspondance. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1973: I, 676.)
Commentant cette lettre célèbre, André du Bouchet y voyait lexpression du paradoxe essentielle de la poésie baudelairienne, qui fait de lobstacle la condition même de son avancée, qui "en repousse" "les limites" "à linfini".*83 *83 (BOUCHET, André du. Baudelaire irrémédiable. Paris: Deyrolle, 1993: 14.) Cette recherche de linfini dans le fini, qui est au cur de lesthétique baudelairienne, a aussi une valeur éthique: cest dans les limites de lexistence et de la réalité quotidiennes que Baudelaire nous invite à découvrir "la profondeur de la vie". Le lyrisme baudelairien ne saurait donc être confondu avec un idéalisme; la transcendance qui lanime ne vise pas un autre monde: elle est le mouvement par lequel notre monde se révèle autre au sujet qui souvre à lui.
Lespacement du sujet lyrique, que jai tenté de mettre au jour dans les Fleurs du Mal, participe dune tendance profonde de la pensée moderne, qui remet en cause la distinction cartésienne entre la chose pensante et la chose étendue. La phénoménologie existentielle a mis laccent sur la spatialité de lêtre-là et de la conscience comme "être-au-monde" ou comme "champ de présence". Mais elle nest pas seule à penser le sujet dans lespace. La topique freudienne repose sur lhypothèse que "le psychisme lui-même est quelque chose détendu", et divers courants de la psychanalyse et de la psychologie contemporaines explorent "lespace potentiel" où sopère la transition entre le monde intérieur et le monde extérieur. Aujourdhui se développe une "écologie de lesprit" qui étudie ses interactions avec son environnement, que ce soit du côté dune "cognition incarnée et située",9 9 Je fais ici allusion notamment aux travaux de Francisco Varela. de la "géophilosophie" esquissée par Deleuze et Guattari*84 *84 (DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Quest-ce que la philosophie? Paris: Minuit, 1991: 82-108.) ou de la "sphérologie" élaborée par Sloterdijk, qui montre que "lesprit est dans lespace".*85 *85 (SLOTERDIJK, Peter. Bulles, Sphères I. Paris: Pauvert, 2002) En quoi lexpansion lyrique qui se manifeste dans Les Fleurs du Mal ne les rend pas prisonnières de lhéritage romantique; elle a des prolongements dans notre modernité, qui ne se confond plus avec le modernisme et se ressource souvent du côté du romantisme.
Recebido em: 25/05/2007
Aprovado em: 12/06/2007
- *1 (DEGUY, Michel. Spleen de Paris, Galilée, 2001.)
- *2 (RIMBAUD, Arthur. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Dans uvres complètes dArthur Rimbaud. Bibliothèque Numérique de lUniversité Paris VIII.)
- *3 (BAUDELAIRE, Charles. Salon de 1846. Dans uvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1976: II, 421.)
- *4 (BYRON, Lord Georg Gordon. Childe Harolds Pilgrimage, Chant III, strophe 72, traduction Roger Martin. Paris: Aubier-Montaigne, 1949: 207.)
- *6 (MALLARMÉ, Stéphane. Sur lÉvolution littéraire. Dans uvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 2003: II, 700.)
- *9 (FRIEDRICH, Hugo. Structure de la poésie moderne. Trad. Michel-François Demet. Paris: Le Livre de Poche, 1999.)
- *19 (DEGUY, M. Actes. Paris: Gallimard, 1966: 256.)
- *23 (STAIGER, Emil. Les Concepts fondamentaux de la poétique. Bruxelles: Lebeer-Hossmann, 1990.)
- *32 (COLLOT, M. "Horizon et imagination". Dans Paysage et Poésie, du romantisme à nos jours. Paris: José Corti, 2005: 65.)
- *40 (BONNEFOY, Yves. Le coeur-espace (1945-1961). Paris: Farrago/ Léo Scheer, 2001.)
- *42 (CHRÉTIEN, Jean-Louis. La Joie spacieuse. Paris: Minuit, 2007: 8.)
- *82 (BAUDELAIRE, C. "Lettre à Fraisse du 18 février 1860". Dans Correspondance. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1973: I, 676.)
- *83 (BOUCHET, André du. Baudelaire irrémédiable. Paris: Deyrolle, 1993: 14.)
- *84 (DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Quest-ce que la philosophie? Paris: Minuit, 1991: 82-108.)
- *85 (SLOTERDIJK, Peter. Bulles, Sphères I. Paris: Pauvert, 2002)
- 3 Jai fait le point sur cette "Actualité du romantisme", dans un article paru dans Le Nouveau Recueil, n° 77, déc.2005 fév. 2006: 153-159.
- 5 Voir mon essai Paysage et Poésie, Corti, 2005: 43-64.
- 8 Voir Michel Deguy, "Linfini et sa diction", dans Choses de la poésie et affaire culturelle (Paris: Hachette, 1986); et Gérald Antoine, "Lexpansion sémantique et sonore dans Les Fleurs du Mal", Études baudelairiennes, VIII (Neuchâtel: La Baconnière, 1976: 9-45).
Publication Dates
-
Publication in this collection
31 Jan 2008 -
Date of issue
June 2007
History
-
Accepted
12 June 2007 -
Received
25 May 2007