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Abdelmalek Sayad Ma dette. Son inquiétude épistémologique

Abdelmalek Sayad My debt. His epistemological epistemological concern

Résumé

Abdelmalek Sayad a indéniablement contribué à une plus grande intelligence du fait migratoire en tenant ensemble histoire, sociologie et anthropologie. Cela signifiait qu’il était scientifiquement inenvisageable, pour lui, de penser séparément pays producteurs d’exil et pays d’accueil des exilés. Etudier l’immigration et les immigrés, qui sont-là deux catégories différentes, ne peut trouver ses (meilleures) conditions d’accomplissement que si l’on réfléchit, dans le même acte, sur ce que l’ont fait lorsqu’on examine, en pratique et en théorie, des populations dépossédées d’une parole publique ; autrement dit, dessaisies, en partie par le droit, d’une parole politique. La sociologie d’Abdelmalek Sayad a ouvert des perspectives épistémologiques inédites. Cette singularité méthodologique se déployait aussi dans sa pratique réflexive. Tous ses textes le montrent, sous une forme ou sous une autre.

Mots-clés:
immigration; domination; hiérarchie; epistémologie

Abstract

Abdelmalek Sayad has undeniably contributed to a greater understanding of migration by bringing together history, sociology and anthropology. For him, this meant that it was scientifically unthinkable to look at countries producing exiles and receiving exiles separately. Studying immigration and immigrants, which are two different categories, can only find its (best) conditions of accomplishment if we reflect, in the same act, on what they have done when we examine, in practice and theory, populations deprived of a public voice; in other words, deprived, partly by law, of political speech. The sociology of Abdelmalek Sayad has opened up new epistemological perspectives. This methodological singularity was also deployed in his reflective practice. All his texts show this, in one form or another.

Keywords:
immigration; domination; hierarchy; epistemology

Ma dette

Evoquer Abdelmalek c’est d’abord, pour moi, reconnaître une dette inextinguible. Le temps de notre amitié fut un temps où j’ai beaucoup appris de lui. Il n’est plus là pour que je lui rende ce qu’il m’a offert, mais je me risque à l’offrir à d’autres, en écrivant des ouvrages dans lesquels il reste à sa manière présent. C’est cela qui me permet de penser que ma dette est à chaque fois remise en circulation. Savoir allez chercher la précieuse signification, pour les acteurs et le sociologue, des pratiques conscientes et inconscientes, des plus explicites jusqu’à celles, apparemment, des plus insignifiantes, voilà ce que m’a transmis Sayad, une sorte de disposition à agir, à penser, bref une manière de faire preuve d’intelligence situationnelle et de jugement lucide et, j’espère, perspicace. Pour ce sociologue à la santé si fragile, les choses de l’immigration devaient toujours faire l’objet d’un examen en commun ; nul accès à la connaissance en dehors de cette procédure socratique. Dans un bistrot, en marchant, lors d’un repas, dans son bureau ou même lors d’une rencontre fortuite, le dialogue s’instaurait spontanément et presque immanquablement sur la manière de s’instruire des autres et sur les autres, sur l’observation et la connaissance des faits migratoires ; sur les certitudes des uns et des autres et les « bêtises », disaient-il souvent, qui ne cessaient de miner ce thème à l’apparence si facile d’accès. Avec lui je ne crois pas avoir parlé d’autre chose que d’immigration, des immigrés et, surtout, des conditions qu’il fallait réunir pour en faire un banal objet de science légitime. Fallait-il faire semblant de croire de l’immigré était une « invention », une catégorie idéologique (« Nous sommes tous des étrangers », des « sans-papiers », etc.), et donc qu’il n’existait pas en réalité? Dans ce cas s’évanouit l’idée même de la constitution d’une science de l’immigration. Ou alors fallait-il le construire en tant qu’objet identifiable avec des caractéristiques propres, en faire un phénomène en soi, l’insérer dans l’espace des sciences sociales afin de le pourvoir en légitimité épistémologique ? Alors, dans ces conditions, une science de l’immigration ou une xénologie est envisageable .

L’ensemble de ces interrogations pouvaient être aisément perceptibles lors de conversations informelles avec les uns et les autres, les chercheurs avec qui il était en relation d’amitié ou professionnelle ; ou les étudiants qui venaient solliciter ses précieux conseils. Très souvent je l’ai entendu dire, aux plus jeunes comme aux plus expérimentés, que travailler sur l’immigration et les immigrés, nécessitait en premier lieu d’apprendre à se « connaître soi- même » en tant qu’« aveugles » ou « ignorants». Ces qualificatifs souvent répétés par lui n’avaient rien de blessant ou d’humiliant, ils n’avaient pas pour but de soumettre l’interlocuteur au point de vue du Maître ou du Savant. Cette posture était typiquement socratique : on est sans savoir qui on est, on fait sans savoir ce que l’on fait. Bref, on peut être chercheur sur l’immigration sans savoir ce qu’est un immigré ; on peut être un grand défenseur des immigrés et ignorer ce que défendre veut dire . Combien de fois ai-je entendu, de la part de Sayad, lors de nos conversations privées ou lorsqu’il s’adressait à autrui (militants, chercheurs, responsables d’associations, etc.), la phrase suivante qui était en réalité tout autant une invitation à une psychanalyse (ou à une « auto-analyse ») qu’une pratique méthodologique pour atteindre la connaissance objective : « la question que vous me posez, il faut d’abord vous la poser à vous-même ». Ce qui revient à dire, sans détour : avant de vous interroger sur ce que font les autres, commencez par vous interroger sur ce que vous feriez si vous étiez dans les mêmes conditions. Autrement dit, commencez par réfléchir à partir de votre expérience personnelle, sur ce que vous dites et ce que vous faites, en disant ce que vous dites et même en ne disant rien. Cette insistance à ranger l’auto-analyse dans le registre des conditions de production de la connaissance de soi et des autres n’était pas seulement une posture intellectuelle, ou une manière, quelque peu sophistiquée de faire la sociologie des immigrés et de l’immigration. Elle n’était pas, non plus, une disposition naturelle constituée en principe de méthode absolue. Je pense que le regard tourné vers soi est lié, ou mieux, lui fut imposé à la fois par la maladie et par sa condition sociale et juridique d’Algérien. Ces deux facteurs mêlés sont aussi, il n’est pas exagéré de le dire, quasiment deux conditions ontologiques, c’est-à-dire deux manières d’être dans le monde des autres (le monde des bien-portants et ceux qui ne sont pas Algériens). Ils ont nourri, favorisé, soutenu, durci sa théorie et sa pratique sociologique.

Soi comme matériau premier

Le corps de Sayad, est-il besoin de le rappeler, fut un corps diminué par la maladie l’obligeant à des séjours réguliers à l’hôpital.

Il y a, d’après moi, une relation entre la maladie du sociologue et sa vision sociologique du monde et des immigrés. Le mot malade et le mot maladie sont issus du latin male habitus qui signifie ce qui est en mauvais état. Ce qui est en mauvais état, c’est ce qui a subi une altération ou une désharmonisation, c’est-à-dire le contraire de ce qui peut être considéré comme normal, équilibré ou harmonieux. Pour parler comme les médecins, un dérèglement de l’état physiologique ou morphologique, ce qu’est la maladie, est une mise en défaut de l’homéostasie. Celle-ci n’étant rien d’autre, dans sa définition la plus simple, qu’un équilibre interne de l’organisme.

Bien entendu, la maladie et la santé ne sont pas des phénomènes isolés, de simples processus biologiques, mais font partie de la vie, entretiennent de puissantes interactions avec l’environnement et le milieu social. La maladie, surtout quand celle-ci a gravement altéré des fonctions vitales, rend la vie plus précaire, plus aléatoire, plus fragile, plus indécise, plus désarmée, plus impuissante. Et qu’est-ce qu’un immigré ? Non pas celui dont on parle aujourd’hui, mais celui dont parlait Sayad en son temps, qui était celui du temps de l’immigration de travail. Nullement un être qui ne pense pas, un être aliéné, misérable, mais un être précaire, aléatoire, fragile, indécis, désarmé, impuissant. Dans les deux cas, celui de la maladie et celui de l’immigré, nous sommes renvoyés à la même incomplétude, ou plus précisément encore à la même déficience. Quand le corps malade est diminué, c’est-à-dire affaibli, chancelant, fatigué, las, anémique, etc., l’immigré quant à lui ne cesse de montrer de l’insuffisance : il est inadapté, mal intégré, imparfait, « mauvais » Français, incorrect (par exemple quand il se mêle des affaires de la cité alors qu’il n’en est pas le citoyen légal), inachevé (il est ici alors qu’il devrait être idéalement ailleurs), etc. La maladie, probablement plus que toute autre expérience, oblige à relativiser la frontière entre la vie et la mort. C’est là, je pense, que réside sa pensée sociologique ; et même sa pensée sociale et politique tout court : une sociologie de l’immigré comme l’incarnation vivante d’un monde qui n’en finit pas de mourir et d’un autre qui n’arrive pas à naître. Cet immigré, celui qu’il ne cesse de nous décrire (qu’il soit de nationalité française ou non, cela a peu d’importance, le plus important c’est la façon dont la société le perçoit et le nomme ou essaye de le nommer), s’approprie aussi bien les restes de la société ancienne que les esquisses de la société nouvelle pour en faire ses « symptômes morbides » (Deleuze, 1983DELEUZE, Gilles. Cinéma 1. L’image-mouvement. Paris : Minuit, 1983.)..

Avec Sayad nous ne sommes pas dans l’analyse des structures sociales. Ni dans une sociologie des inégalités sociales et des rapports sociaux, ni même dans une science de l’État et de ses institutions, pourtant primordiale lorsqu’il s’agit d’émigration, d’immigration et d’immigrés. Deux textes suffisent à le démontrer. L’un est la préface de Pierre Bourdieu au livre de Sayad, La double absence, paru en 1999 au Seuil. L’autre texte, de Sayad lui-même, paru en 1978 qui s’intitule : « L’immigration et la “pensée d’État” ; réflexions sur la double peine ». Le texte de Bourdieu résume le sens de la sociologie sayadienne.

Dans un article paru dès 1975 […] il [Sayad] déchire le voile d’illusions qui dissimulait la condition des « immigrés », et révoque le mythe rassurant du travailleur importé qui, une fois nanti d’un pécule, repartirait au pays pour laisser place à un autre. Mais surtout, en regardant de près les détails les plus infimes et les plus intimes de la condition des « immigrés », en nous introduisant au cœur des contradictions constitutives d’une vie impossible et inévitable au travers d’une évocation des mensonges innocents par qui se reproduisent les illusions à propos de la terre d’exil, il dessine à petites touches un portrait saisissant de ces « personnes déplacées », dépourvues de places appropriées dans l’espace social et de lieu assigné dans les classements sociaux. Entre les mains d’un tel analyste, l’immigré fonctionne comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient. (Préface de Pierre Bourdieu, Sayad, 1999______. La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris: Seuil, 1999., p. 11-12)

Le texte de Sayad, quant à lui, tente d’ordonner ce qui aurait pu être un ambitieux programme de recherches sur l’État et ses étrangers si la vie lui en avait laissé le temps. Ce programme nous l’avions, lui et moi, évoqué à plusieurs reprises car il nous semblait urgent de penser sociologiquement l’État national en tant qu’espace stratégique fondamental de production sociale, juridique et politique de l’étranger ou de l’immigré.

Voici cet extrait :

[…] Penser l’immigration, c’est penser l’État et […] c’est « l’État qui se pense lui-même en pensant l’immigration ». Et c’est peut-être une des dernières choses qu’on découvre quand on réfléchit le problème de l’immigration et qu’on travaille sur l’immigration, alors qu’il aurait fallu sans doute commencer par là ou, pour le moins, le savoir, savoir cela avant de commencer. Ce qu’on découvre de la sorte, c’est cette vertu secrète de l’immigration comme étant une des introductions, et peut-être la meilleure qui soit, à la sociologie de l’État. Pourquoi ? Parce que l’immigration constitue comme la limite de ce qu’est l’État national, limite qui donne à voir ce qu’il est intrinsèquement, sa vérité fondamentale. (Sayad, 1999______. La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris: Seuil, 1999., p. 396)

Dans le texte de Bourdieu, nous sommes dans une compréhension en termes assez classiques de domination symbolique, de regard vers l’intérieur ou de plongée vers l’intériorité des personnes. Pour Bourdieu, Sayad serait avant tout l’analyseur des « régions les plus obscures de l’inconscient » immigré. Quant au texte de Sayad lui-même, il nous invite, sans aller empiriquement au-delà, à déplacer le regard vers les grandes structures et leur historicité ainsi que les espaces complexes d’institutions dont le souci reste, de loin, bien davantage que la seule présence de l’immigré, la préservation et la continuation de l’être national.

Comprendre les « régions les plus obscures de l’inconscient » immigré, comment pourrais- je le nier, est une réelle préoccupation chez Sayad ; c’est même recherché par lui comme une procédure d’intelligence de l’éthos immigré. Mais cet effort ne constitue pas le tout de la sociologie sayadienne. Loin de là. Il me semble que le matériau quasi exclusif sur lequel se portent sans fin les analyses de Sayad est celui des trajectoires des émigrés qui deviennent des immigrés sans jamais se débarrasser définitivement de leur condition ontologique de dé-placés. Ce n’est nullement un hasard si la notion de trajectoire, dès qu’elle est associée à l’immigration, renvoie spontanément à trajet, voyage, distance, route, espace, traversée, ligne, trait, direction, sinuosité, etc., autant de mots signifiant, lorsqu’on est en présence d’immigrés ou de mouvements de populations, des déplacements dans la géographie. Ce qui probablement est l’ultime définition du migrant et des faits migratoires. Le coup d’envoi de ce programme de recherche réside dans l’article publié le 15 juin 1977 dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales intitulé « Les “trois âges” de l’émigration algérienne en France ». Si l’on devait résumer la thèse contenue dans ce texte, on pourrait dire que l’émigration, l’immigration et les immigrés sont des produits de l’Histoire et, par conséquent, doivent être pensés au sein de plusieurs temporalités historiques et de plusieurs espaces: la colonisation, les transformations de la société d’origine, les rapports de domination entre les sociétés qui exportent des émigrés et celles qui importent des immigrés, les conditions d’émigration liées aux histoires personnelles et collectives, et l’installation en terre d’immigration faisant de l’immigré un non-national placé sous la responsabilité d’une nation qui n’est pas la sienne. Ce qui n’exclut nullement, bien entendu, l’existence de cette sociologie clinique, dont fait état Bourdieu à propos de la sociologie sayadienne. Je rappelle que ce dernier s’est attaché à examiner la souffrance du dé-placé liée à sa présence sur un espace qui n’est pas le sien ; un déplacé qui est une sorte d’être de culture sans cadre symbolique approprié, le porteur d’une nationalité sans nation, ou l’incarnation d’une nation sans territoire.

Pratiquement tous les textes qui suivront la mise en place de ce cadre théorique et méthodologique s’évertueront à examiner au plus profond des existences sociales des personnes, c’est-à-dire objectivement et subjectivement, cette expérience fondamentale : celle de vivre dans un monde sans place assignée dans les classements sociaux. Le bidonville de Nanterre, le balayeur mélancolique, les confidences familiales de la jeune étudiante « beur », la vie en foyer, la vieillesse dans l’immigration, la communication entre les présents et les absents, la naturalisation, le refuge et l’asile, etc., ce sont là autant de textes qui renvoient, d’après l’expression de Sayad lui-même, à l’« absurdité » de la condition d’immigré et à ce qui constitue probablement son identité profonde, sa vulnérabilité. Je pense que cette vulnérabilité de l’immigré n’est qu’un cas limite. Elle est à la fois un état (une disposition ou une manière d’être) et un processus de distanciation des liens qui peuvent parfaitement se retrouver, mutatis mutandis, dans d’autres configurations et à propos d’autres populations. Il est rare que les relations soient définitivement et brutalement rompues avec ce qui a constitué ce que certains ont appelé la « socialité primaire » (famille, voisin, camaraderie professionnelle, amitiés, etc.). Et la faiblesse du rythme des échanges ne signifie pas l’absence de liens, mais plutôt qu’il n’existe plus d’interactions quotidiennement soutenues. C’est bien cela qu’il faut désigner par la notion d’intégration sociale, la qualité et la quantité des relations qui fondent le degré de protection et le degré de vulnérabilité. Autre chose est l’intégration systémique qui dépasse le cadre des relations sociales directes ou des interactions quotidiennes. L’intégration systémique a partie liée à l’identification et à l’appartenance aux grandes structures d’encadrement et de régulation : État-nation, nationalité, groupes, collectifs de travail, partis politiques ou syndicats, etc. La question se pose donc de savoir comment la vulnérabilité de l’Étranger peut disparaître, ou comment elle peut se dissoudre dans un ensemble plus totalisant et plus impératif. La réponse possible est la suivante : par l’accomplissement d’un acte collectif de transsubstantiation. Tel est exactement le processus à l’œuvre dans toute naturalisation juridique et sociale. Derrière cette idée fondamentale que toute présence étrangère (ou originellement étrangère) à la Nation qui dure, ou est appelée à durer, doit nécessairement se clore par une naturalisation, il y a la croyance que le principe de nativité et le principe de souveraineté sont liés pour l’éternité dans le « corps du sujet souverain », pour parler comme Giorgio Agamben (2002AGAMBEN, Giorgio. Moyens sans fins. Paris: Rivage Poche, 2002.) ou dans une terminologie hobbesienne dans la personnification du souverain qui unifie le multiple (le « président de tous les Français »). C’est bien cela d’ailleurs qui est au fondement de l’État-nation. L’étymologie du mot nation (natio) signifie bien la naissance. Ainsi, naître dans une nation, c’est être comme naturellement le national de celle-ci. Non seulement, au moins depuis la fin de l’Ancien Régime et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il n’y a pas d’écart ou d’opposition entre natio (la naissance) et nation (l’espace plein de la souveraineté) parce qu’ils se confondent, mais en naissant au bon endroit (dans sa Nation), la reconnaissance et l’attribution des droits et les protections qui leur sont attachés ne sont possibles que si l’homme (un homme parmi les hommes, le pur homme en soi comme dirait Agamben ) présuppose le citoyen.

On sait l’importance décisive que Sayad accordait à la colonisation en matière de liens entre émigration et immigration, ainsi que des rapports politiques et juridiques entre pays importateur et exportateur d’immigrés. Le cas des relations historiques entre l’Algérie et la France étant, de ce point de vue, exemplaire. L’immigration algérienne, dans sa forme, son intensité, ses transformations et la place qu’elle prise dans l’imaginaire national français, est proprement incompréhensible sans cette double dimension : celle de la colonisation et celle de ce qu’est devenue l’immigration algérienne postcoloniale, jamais totalement décolonisée. Il est vrai, et certains n’ont pas manqué d’appuyer exagérément sur la sensibilité postcoloniale de Sayad, qu’on peut tirer l’auteur vers cette cause ; ce que ne manquent pas de faire, souvent avec caricature, par exemple, les « théoriciens » des Indigènes de la République : les enfants issus de l’immigration sont d’abord les enfants de parents et de grands-parents colonisés qui vivent dans une société coloniale dotée d’un État colonial qui ne peut s’empêcher de réduire à l’état d’indigénat ces nouveaux êtres postcoloniaux. Autrement dit, reléguer les enfants d’immigrés dans des espaces pour immigrés est une autre manière de confirmer, cette fois-ci territorialement dans le pays « dominant », à ces mêmes enfants que, comme leurs géniteurs, ils ne sont « Français que sur le papier ». Les enfants prolongeant ainsi la destinée des parents dans leur rapport d’extériorité à l’ordre national français. Mais Sayad avait pour souci premier de produire une intelligibilité des enjeux politiques, économiques et juridiques liés aux modes de présence de populations étrangères directement issues de la colonisation dans une autre nation que la leur. Pour le dire autrement, la sociologie de Sayad est d’abord une sociologie des travailleurs immigrés algériens venus vivre et travailler (et souvent vieillir) en France aussitôt après l’indépendance de l’Algérie. Aussi, pour lui, la présence d’une «communauté algérienne » immigrée en France prolongeait, sous d’autres formes, les rapports de domination matériels et symboliques entre deux pays, la France et l’Algérie.

Une absence et une inflexibilité

Dans cette dialectique de la domination historique entre nations, Sayad réserve relativement peu de place aux modalités, en terre d’immigration, de l’action politique qu’il faut entendre à la fois comme « Qu’est-ce qu’agir ensemble ? » et « Comment agir ensemble ? » Là se situe ce que je qualifierais d’insuffisance théorique et politique dans la réflexion de Sayad. Même si la perspective arendtienne est constante, en particulier quand il s’agit de suggérer des réponses aux modes d’affiliation et de désaffiliation étatiques des immigrés (réfugiés, clandestins, sans-État, etc.), il n’en reste pas moins que nous ne quittons à aucun moment le champ des critères et des procédures formelles définissant les modes de cohabitation entre communautés, d’une part, et entre l’ensemble des communautés et l’État-nation, d’autre part. Si c’est par l’action que naît la politique et qu’elle peut se déployer, c’est par l’action politique que le souci du monde devient empiriquement accessible. Cette percée vers la confection collective du lien civil ou de la désobéissance civique (le citoyen devenu le séditieux, pour employer l’expression de Nicole Loraux) est rarement explorée chez Sayad. C’est d’ailleurs ce trou noir à la fois théorique et pratique qui explique pour une très large part l’inexistence d’une réflexion concrète sur les procédures de construction de l’action et de la mobilisation collectives, en particulier des jeunes des classes populaires. Cette absence de description des formes traditionnelles de la participation politique parmi les jeunes issus de l’immigration et par là même cette minorisation théorique de leur engagement politique ainsi que de leur comportement politique électoral, probablement a laissé une trop grande place, et même, on peut le dire, une place démesurée aux rapports de domination structurelle entre sociétés et nations et aux rapports de forces juridiques et politiques entre institutions et forces sociales. La notion qui traduit le plus parfaitement cette vision du monde est sans nul doute celle de domination qu’on ne peut pas détacher, chez Sayad, de celle d’illusion, au sens d’une méconnaissance collective objectivement entretenue ou, pour reprendre une expression typiquement sayadienne, au sens de « mensonge à soi-même ». Il n’y a là nul mystère dans ce choix conceptuel : Sayad est en complet accord, depuis toujours, sur les fondements théoriques de la domination en tant que concept central de l’analyse sociologique de Pierre Bourdieu.

Je me propose, sur cet usage problématique par Sayad de l’exercice de la souveraineté par le dominus (le maître des lieux et des corps), quelques brèves remarques critiques. Il me semble que la domination, même lorsqu’il s’agit d’immigrés ou de leurs descendants, ne doit plus être entendue comme une entité hautement stabilisée, ou comme structure permanente se reproduisant à l’identique à l’abri des épreuves. Mais comme une domination qui s’inscrit et structure des univers dont l’une des caractéristiques est non pas leur immutabilité mais leur changement. Il me semble important de déplacer la direction du regard sociologique afin de décrire et d’écrire sociologiquement non pas l’immigration, terme réducteur, mais la société telle qu’elle est, et, dans cette société, non pas la condition des immigrés, mais bien plutôt celle de personnes douées d’une faculté d’action, bref, celle d’acteurs. Ces derniers, hommes et femmes, même si leur pouvoir est en ce domaine très inégal, parlent et agissent au travers de dispositifs communs, et, comme les dominants, sont capables d’expression et d’opposition. Aussi, lorsqu’il s’agit d’immigrés ou de leurs enfants, il n’y a pas plus erroné que de croire que leur domination résulte exclusivement de l’existence d’un pouvoir uniforme venant d’en haut (l’État) et s’exerçant uniformément sur eux. L’exercice du pouvoir, avec tous ses effets pratiques et à long terme, peut sans difficulté aucune se repérer dans de nombreux espaces où se nouent des relations inégalitaires et des rapports de violence. C’est particulièrement vrai et visible dans les espaces privés et, dans une moindre mesure, dans l’espace public. Les femmes en savent quelque chose. Cela signifie non seulement, comme le rappelle très justement Michel Foucault, que le « pouvoir s’exerce à partir de points innombrables », mais aussi qu’il est produit et objet de transformations dans d’innombrables lieux qui sont autant de lieux de résistance . Ainsi, bien loin de sans cesse faire les mêmes lectures naïves et empreintes de pitié à peine dissimulée sur les « immigrés et leur identité », les « immigrés et leur culture », les « immigrés et leur intégration », « les immigrés et le racisme », « les immigrés et leur sentiment d’appartenance », etc., il serait infiniment plus fécond scientifiquement de repenser sociologiquement l’ordre social et symbolique qui rend possible des accidents, des ruptures, des situations et des discours qui apparaissent en dehors de cadres préétablis et légitimes.

Autant de configurations marginales ou centrales qui produisent des événements au travers desquels il devient possible de saisir des confrontations, des conflits, des rapports de forces, des identités (masculines et féminines), des pratiques et des discours en cours de définition et de redéfinition. Voilà pourquoi, il me semble que ce qui doit être réfléchi, c’est la relation dialectique entre la société et le fait migratoire. Très peu heuristique est la focalisation quasi obsessionnelle sur ce que l’un (l’immigré, Français ou non) subirait, par choix rationnel, de la part de l’autre, celui qui a le monopole de la puissance d’État et des privilèges de classe. Infiniment plus heuristique est de repenser le fait migratoire, c’est-à-dire de l’extraire de son immédiateté pour en faire un objet que l’on peut discuter raisonnablement et donc possiblement remettre en question ce que l’on en pense, quelles que soient ses affinités politiques ou théoriques.

Il me faut maintenant porter mon analyse et mon effort d’élucidation sur sa réflexion épistémologique, très rare dans le champ des études du fait migratoire, dont je pense qu’elle est scientifiquement décisive, d’une part, pour fonder un objet scientifique aussi politique que celui de l’immigration et, d’autre part, pour mener, en pratique et en théorie, une « bonne » sociologie de l’immigration. Si je devais emprunter la terminologie sayadienne, je dirais qu’il n’y a de « bonne » sociologie de l’immigration qui si préalablement on a fait l’effort rigoureux et critique d’une sociologie de la sociologie de l’immigration.

Voyons cela de plus près.

Son défi épistémologique

Le nom de Sayad est pour toujours associé à un anthropologue de l’immigration doublé d’un psychanalyste de l’âme et de l’intériorité des immigrés mais sans jamais se départir d’une critique épistémologique du chercheur prenant pour objet, moins l’immigration comme processus historique, que les immigrés-victimes supposés malmenés par la société, l’État-nation et le droit. Si Sayad observe et analyse l’immigration algérienne comme une « immigration exemplaire » c’est qu’il pense, à juste titre, qu’elle l’est non comme un « exemple », ou un « modèle », mais au sens où elle est à nulle autre pareille.

… une immigration exceptionnelle à tous égards, tant globalement par toute son histoire que par chacune de ses caractéristiques détaillées (…), ces deux aspects n’étant pas sans lien l’un avec l’autre -, une immigration qui, parce qu’elle sort de l’ordinaire, semble contenir la vérité de toutes les autres immigrations et de l’immigration en général, semble porter au plus haut point et à leur plus haut degré d’“exemplarité” les attributs qu’on retrouve dispersés et diffus dans les autres immigrations. (Sayad, 1999______. La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris: Seuil, 1999., p. 101)

Pour mieux préciser sa pensée et ainsi éviter tout malentendu sur la notion d’exemplarité, Sayad met en avant quelques caractéristiques (à « titre indicatif » tient-il à préciser), comme celui de l’itinéraire migratoire individuel de ceux qu’il nomme des « émigrés-immigrés » ; de l’itinéraire collectif qui est celui de l’histoire et du double processus, de l’émigration-immigration. Ces quelques caractéristiques et ce processus historico-sociologique sont constitutifs d’un « itinéraire épistémologique », selon l’expression de l’auteur. Que signifie cette expression? Et bien que cet itinéraire épistémologique offre un cadre d’observation et d’intelligibilité logique et chronologique universel, en un mot un cadre théorique général pour toutes les interrogations sur les phénomènes migratoires dans leur « totalité ». C’est par lui et en s’appuyant sur lui que prendront sens, pour le chercheur, les pratiques et les représentations (nouvelles et anciennes) qui ne manqueront pas de se manifester lors de l’enquête de terrain. Je pense que Sayad ne faisait que tenter de saisir un état, à un moment donné dans une société donnée, de l’espace migratoire dans lequel, sans aucun doute l’immigration algérienne (pendant longtemps une des plus importantes numériquement) offrait à la fois quelques puissants invariants et une trajectoire historique tout à fait singulière. Aujourd’hui, plus rien de tel, car la société française a profondément changé ainsi que les populations immigrées ; en particulier les plus anciennes. Ce n’est pas seulement la nation qui est à l’épreuve de l’immigration. Il faut renverser la proposition et la méthode ; il s’agit aussi d’envisager l’immigration en général (et pas seulement l’immigration algérienne) à l’épreuve de la nation. Ce qui autoriserait une autre série d’interrogations : qu’est-ce qu’être membre d’une communauté nationale ? En quoi l’État, le droit, l’économie et les institutions stabilisent, déstabilisent et (finalement) (re) configurent le monde social et culturel de l’immigré.

C’est à partir du début des années 1980 que la sociologie de Sayad prendra deux directions de recherche qu’il ne délaissera plus. L’une, portant sur le fait migratoire ou les déplacements de populations, contraints ou volontaires, en tant que « rapports de domination » entre sociétés et donc entre nations ; l’autre, portant sur l’effort réflexif sur ce qu’immigrer veut dire.

Aller au plus près des pratiques, accéder à la langue des immigrés et de ses multiples sous-entendus, deviner avec pertinence les souffrances rarement dicibles du sujet interviewé, prendre en compte dans les observations et les relations d’entretiens une déchirure particulièrement violente : avoir le corps ici et la tête ailleurs, dans le pire des cas être « absent » ici et là-bas, etc., ce sont là autant de situations qui font de l’immigré cet être qui est ici alors qu’il devrait être ailleurs. Comme faire pour qu’il soit naturellement présent et que cette présence soit admise comme naturelle ? Par tous : institutions, État, Nation, immigrés eux- mêmes. Il est indéniable que l’enjeu, sous ses multiples formes, de l’intégration en général fut pour Sayad une préoccupation majeure. Mais si l’intégration, comme catégorie théorico- pratique, fut pour lui un mode d’accès pour une compréhension du sens pratique lié aux conditions d’existence concrètes des populations immigrées, elle fut aussi, à la fois, un concept et une méthode pour engager une réflexion théorique, ou mieux, une inquiétude théorique de tous les instants sur le fait de savoir ce que l’on fait quand on fait quelque chose lorsqu’on prend pour objet les immigrés plus que l’immigration.

Je m’arrêterais sur cette dernière dimension, à mes yeux, fondamentale du travail deSayad.

Pour Sayad, les immigrés ne sont pas seulement des êtres qui ne trouvent pas ou qui ne peuvent pas se saisir, faute de compétences sociales et informationnelles, de dispositifs matérialisant un ensemble de décisions et de mesures pour parvenir à un résultat le plus socialement bénéfique pour eux. Ce ne sont pas seulement des êtres qui n’ont pas accès aux bonnes modalités d’intégration dans l’espace social et l’ordre national français, c’est aussi l’objet immigration qui est dénué d’une légitimité positive pleine et entière, et par là même se (re)trouve au plus bas de la hiérarchie des objets de recherche légitime. L’intégration ne concerne donc pas strictement les populations immigrées ; l’intégration concerne aussi l’inscription des objets construits par les chercheurs sur les immigrés et le phénomène migratoire dans le champ des sciences sociales.

Il règne une confusion entre immigrés et immigration que Sayad tente (trop) rapidement d’éclaircir et sur laquelle je souhaiterais revenir. L’immigration et les immigrés constituent en réalité deux catégories différentes ; elles ne renvoient pas aux mêmes réalités. L’immigration doit être entendue au sens de processus historique. Qu’est-ce à dire ? Et bien que ce processus est la matérialité vivante d’une relation de domination entre sociétés. L’immigration, c’est d’abord de l’histoire. De l’histoire entre sociétés profondément asymétriques. Cela ne souffre d’aucune contestation lorsqu’il s’agit d’un rapport colonial direct se transformant en rapport de domination entre États-nations par le moyen de l’émigration-immigration. Mais cela reste encore vrai, sous d’autres formes, lorsque les pays dépendants voient partir leurs « rares » cerveaux (médecins, infirmières, ingénieurs, etc.) vers les pays riches. L’immigré quant à lui est une condition ontologique ; c’est un être qui est comme projeté dans le monde des autres. C’est un être singulier qui verra surgir d’innombrables questions sur son exil dont il ne trouvera pas toutes les réponses, loin de là. Mais au moins une réponse, résultat d’une constatation banale, s’imposera sans jamais être remise en question : même s’il venait à faire advenir le retour dans l’espace abandonné , il sait que cela signifie que jamais il ne regagnera le temps perdu.

Voilà pourquoi parler d’immigration, ce n’est pas produire du savoir sur l’immigré. Voilà pourquoi parler des immigrés, c’est faire l’impasse sur des configurations infiniment plus larges et plus complexes que sont les sociétés et leurs relations inscrites dans le temps long du cours historique et ses transformations. Confondre ces deux catégories produit, à l’insu même du chercheur, des effets théoriques indéniables. Voilà pourquoi on est en droit de se demander, avec notre auteur, quel est le poids et l’efficacité des discours (point de vue, parti pris, expertise, déclaration, affirmation idéologique, etc.), dans la constitution de l’immigration comme « problème social » ou « problème politique » et des immigrés comme « problème d’intégration » ou « problème culturel ». Bien entendu ces interrogations ne sont pas, ne doivent pas et ne peuvent pas être universalisées. Un immigré n’est pas un patron d’une grande entreprise ni un ingénieur diplômé de polytechnique. Ces derniers ont une ressource qui a très longtemps manqué aux immigrés : la parole autorisée et légitime aux effets performatifs indéniables. Travailler, comme chercheur, sur les immigrés ou sur le patronat « n’a pas la même signification sociale, ne produit pas les mêmes effets, ne rencontre pas la même audience, par suite n’expose pas aux mêmes sanctions et ne rapporte pas autant de profits symboliques » (Sayad, 1992SAYAD, Abdelmalek. Les maux-à-mots de l’immigration. Migrants-Formation, n. 90, septembre 1992.). D’où cette question lancinante chez Sayad, et qui de mon point de vue vaut relativement encore aujourd’hui : « La sociologie des objets dominés appellerait-elle des interrogations, des concepts, des méthodes propres à elle ? » Autrement dit, dans un langage un peu plus direct : est-ce que les « petits » objets, comme par exemple celui de l’étude des immigrés, doivent se contenter d’une « petite » science, d’une science d’immigré pour immigrés ; une science du « petit » sans pour autant, nous dit Sayad, qu’on « attente pour cela à l’universalité de la science sociale, sans qu’on soit désobligeant à l’égard du “petit” ».

C’est bien cela qui rend si difficile et si compliqué, lorsqu’il s’agit d’immigration et d’immigrés, la production d’une science sociale qui ne soit ni militante ni idéologique ; et qui serait mise en œuvre de la même manière comme lorsqu’il s’agit d’étudier de « grands » objets, des objets « dignes » comme l’École, l’État, les classes sociales, la Nation, les institutions, l’église, la famille, etc. Cette hiérarchie des objets dans l’espace des sciences sociales, entre le « haut » et le « bas », n’est pas, bien entendu, sans rapport avec la position statutaire du chercheur et ses prétentions à la scientificité dans le champ de la recherche. Et Sayad de préciser, non sans à propos et à mon sens à juste titre, que la position du chercheur sur l’immigration et les immigrés, n’est pas « (…) tout à fait (indépendante) de son origine sociale par la médiation de la réussite scolaire ».

C’est probablement dans sa réflexion sur les liens entre le chercheur et son objet (celui de l’immigration) que la pensée de Sayad est la plus novatrice et la plus radicale. Il est, je pense, le premier sociologue de l’immigration et de la condition ontologique de l’immigré à avoir soumis à un examen rigoureux les conditions de production d’une véritable sociologie de l’immigration. Une science de l’immigration qui s’écarterait résolument de la logique des formes et du contenu du rapport administratif, du militantisme politique ou du militantisme « savant ». À y regarder de près, la vision dominante qui traverse et du même coup lie ces trois formes de pensée et de pratiques scripturales relève le plus souvent, de manière caricaturale, d’un hymne à l’identité (et cela dans la plus grande complicité inconsciente entre adversaire et partisan de ce fantasme) à tel point que celle-ci est devenue, aujourd’hui plus que jamais, l’ultime problème, l’unique épreuve, et, partant, la grande énigme à résoudre, en un mot, la clé d’une intelligibilité totale, celle du processus migratoire, de la condition ontologique de l’immigré et, sans oublier, de son indispensable défense en tant que figure accomplie de la parfaite victime de la « société » et des « appareils d’État ». L’identité, toute l’identité, rien que l’identité. Voilà l’aboutissement pervers de cette obsession de l’identité devenue, avec la complicité des « porte-paroles » des immigrés, la seule et grande question à traiter dans un discours dont Sayad sera parfaitement fondé à dire qu’il n’est ni vrai ni faux.

Très rarement les discours sur l’immigration et donc sur l’identité, - l’une ne se conçoit pas sans l’autre, l’une ne se traite pas sans l’autre, l’une (l’immigration et les immigrés) ne sert que d’alibi à l’autre (l’identité) -, ne s’interrogent sur ce que signifie, en théorie et en pratique, d’une part, une position statutaire socialement dominée dans le champ de la recherche, et, d’autre part, prendre pour objet d’étude un objet lui-même dominé dans la hiérarchie des objets scientifiques. Il me semble que l’objet identité, de cette identité qui sursature le discours public sur l’immigration ainsi que les écrits et les paroles à prétention savante, est une identité évanescente, à l’apparence floue, imprécise, indéfinissable, qui s’amoindrit à mesure que la littérature sur « l’identité des immigrés » s’accroit. Si je devais paraphraser Arthur Schopenhauer, je dirais qu’un mot de trop détruit toujours son intention . Je fais donc mienne l’interrogation de Sayad : « Pourquoi n’y a-t-il d’identité en question que l’identité dominée ou l’identité des dominés ? Parler de l’identité des dominés sans savoir et en refusant de savoir que c’est parce qu’elle est dominée, qu’on en parle, c’est épistémologiquement se vouer à en parler de manière erronée ».

Sur ce sujet, il est difficile d’énoncer sans dénoncer. Alors se pose, ou plus précisément devrait systématiquement se poser, la question des conditions les meilleures à réunir pour penser une « sociologie de la sociologie de l’objet » ; autrement dit, pour imposer et s’imposer une « bonne sociologie de l’objet ». Jamais l’urgence de cet impératif critique n’a été si actuelle. Après tout, les questions que posent les chercheurs aux immigrés pourraient, sans impertinence ni contresens, d’abord faire en tout premier lieu l’objet d’une autoréflexion. Les questions posées aux autres, les chercheurs pourraient commencer par se les poser d’abord à eux-mêmes. En premier lieu la première d’entre elles, celle de l’ « identité » qui les taraude tant. C’est bien à cela que Sayad n’a cessé d’inviter tout au long de ses recherches : retourner et administrer à soi la posture instruite et compétente que l’on adopte à l’égard des immigrés. Les choses et les perceptions seraient probablement bien différentes aujourd’hui.

Références bibliographiques

  • AGAMBEN, Giorgio. Moyens sans fins Paris: Rivage Poche, 2002.
  • DELEUZE, Gilles. Cinéma 1 L’image-mouvement. Paris : Minuit, 1983.
  • SAYAD, Abdelmalek. Les maux-à-mots de l’immigration. Migrants-Formation, n. 90, septembre 1992.
  • ______. La double absence Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris: Seuil, 1999.
  • 1
    Nous nous étions promis d’écrire ensemble un texte sur ce thème. La vie en a décidé autrement.
  • 2
    Le contact avec Sayad, et cela était particulièrement vrai pour les étudiants qui venaient le voir, était déconcertant, dérangeant, voire même parfois paralysant.
  • 3
    Cf. en particulier d’Abdelmalek Sayad, les textes suivants : « Coûts et profits de l’immigration. Les présupposés politiques d’un débat économique », Actes de la recherche en sciences sociales, 61, mars 1986 ; « Exister, c’est exister politiquement », Presse et immigrés en France, Paris: CIEMI, 135, novembre 1985 (1re partie, « Pour une défense des droits civiques des immigrés »), décembre 1985 (2e partie, « Les droits civiques pour une plus grande justice ») ; « Les immigrés algériens et la nationalité française », in Smaïn Laacher (dir.). Questions de nationalité. Histoire et enjeu d’un code. Paris: L’Harmattan, 1987.
  • 4
    On en trouvera un exemple concret largement développé dans mon ouvrage, Femmes invisibles. Leur mots contre la violence. Paris: Calmann-Lévy, 2008.
  • 5
    Le pays d’origine.
  • 6
    Comme celui d’identité par exemple. Je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage La France et ses démons identitaires. Éditions Hermann, 2021.

Éditeurs du dossier

Gustavo Dias, Gennaro Avallone

Publication Dates

  • Publication in this collection
    12 Aug 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    12 Feb 2024
  • Accepted
    10 June 2024
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