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Platon et Plotin face au problème de la séparation

Plato and Plotinus facing the Problem of Separation

Résumé:

La présente étude se propose d’analyser d’une manière précise les raisons philosophiques et doctrinales qui ont poussé Platon et Plotin à vouloir résoudre le problème de la séparation et d’apprécier l’originalité et la pertinence de la solution apportée à ce problème par Platon et par son exégète néoplatonicien.

Mots clés:
Platon; Plotin chorismos; Idée(s); intelligible/sensible

Abstract:

The current study seeks (a) to analyze in a precise manner the philosophical and doctrinal reasons that led Plato and Plotinus to want to solve the problem of separation and (b) to appreciate the originality and relevance of the solution to this problem developed by Plato and his Neoplatonic interpreter.

Keywords:
Plato; Plotinus; chorismos; Idea(s); intelligible/sensible

A la différence de l’approche matérialiste des philosophes présocratiques qui faisaient intervenir des principes physiques comme l’air, l’eau, le feu et la terre dans leur explication de l’univers et de sa genèse, Platon inaugure une ère radicalement nouvelle dans sa façon d’expliquer la naissance de tout ce qui existe dans le monde visible. Désormais, les réalités de la nature, du monde physique et visible ne s’expliquent plus par un élément matériel, mais trouvent leur origine ou leur cause dans ce qu’il appelle les Idées (eide) ou les Formes intelligibles.1 1 Voir, à ce sujet, Pradeau, 2001. Ces Idées caractérisées par leur stabilité, leur éternité et leur être, constituent les modèles ou paradigmes des choses sensibles et visibles sujettes au devenir, au temps et à l’instabilité. Ce monde sensible et visible qui est celui du devenir instable est donc conçu comme copie (eikon) ou comme imitation (mimesis) de cette cause intelligible et invisible qu’est l’Idée. Dans le Phédon 79a, Socrate affirme “qu’il existe deux espèces d’êtres, d’une part l’espèce visible, de l’autre l’espèce invisible” représentée par l’intelligible situé au niveau le plus élevé. En exhaussant l’Idée au-dessus du monde physique, Platon faisait de la forme un principe séparé du sensible. L’Athénien ira jusqu’à parler, dans la République (VI 509d; VII 517b; 508c) de “lieu intelligible” et dans le Phèdre de "lieu qui se trouve au-dessus du ciel" (247c). On voit ainsi apparaître l’existence de deux ordres hiérarchiquement séparés ou de deux sphères distinctes de réalité : celle du "lieu intelligible" et celle du “lieu sensible”.

C’est la réalité, qui est censée être une et continue, qui se trouve en quelque sorte coupée en deux par la “séparation” (chorismos) de ces deux sphères qui sont distinctes. C’est la raison pour laquelle certains commentateurs parlent de “dualisme” ou même de "l’infranchissable fossé entre le sensible et l’intelligible”2 2 Voir l’ouvrage Rogue, 2004, p. 87-108. à propos de la philosophie de Platon. Ce dualisme ontologique ou cosmologique qui vise à “dissocier d’elle-même une réalité qu’il convient précisément d’expliquer dans son unité” (Rogue, 2004ROGUE, C. (2004). Comprendre Platon. Paris, Armand Colin., p. 94) va également s’appliquer à la représentation que Platon se fait de l’homme. Ainsi l’homme se trouve lui aussi constitué d’une âme immatérielle, éternelle et invisible qui est “séparée” ou même opposée au corps matériel, visible et sujet à la corruption et à la mort. On connaît les développements que Platon consacre au corps comme tombeau3 3 Voir le jeu de mots soma sema (corps tombeau). Le sema désigne également le signe (corps signe). ou prison de l’âme.4 4 L’âme est assignée à résidence (phroura) dans le corps. Le corps apparenté au devenir et sujet à la mort constitue un obstacle à l’élévation de l’âme ou à son accès au “lieu intelligible”. L’âme qui s’apparente à ce qui est divin et intelligible se trouve en quelque sorte entravée par l’action des désirs infinis et insatiables du corps qui retiennent celle-ci dans le monde matériel et temporel, et l’empêchent de rejoindre la sphère intelligible.

Pour résumer les choses, on peut dire que Platon inaugure, après la vision unitaire et holistique ou même moniste des Présocratiques, une vision dualiste de la réalité et de l’homme. C’est le fameux chorismos (séparation) ontologique et cosmologique du sensible et de l’intelligible, et la célèbre “séparation” anthropologique de l’âme et du corps.5 5 Sur les occurrences de chorismos, chorizein, choris dans l’œuvre de Platon, voir Diès, 1964, p. 570-571; Radice, 2003, p. 993-994; Phd. 64c5-6; 67a; 67d3; Brisson, p. 55 sq. In: Pradeau, 2001. Ce dualisme ontologique et anthropologique soulève une véritable difficulté ou une véritable aporie qui a été relevée par les commentateurs et par l’élève de Platon lui-même, Aristote. Le Stagirite ne manquera pas en effet de critiquer la théorie platonicienne des Idées qui, selon lui, redouble inutilement la réalité. Platon lui-même, conscient de cette difficulté pose, dans le Parménide, le problème de la “participation” ou du “rapport” du sensible à l’intelligible, et envisage la causalité que l’intelligible exerce sur le sensible. Platon tentera de résoudre ce problème de la séparation dans un certain nombre de dialogues.6 6 Voir infra ce qui est dit au sujet du Banquet et du Phédon. C’est dans la cosmologie du Timée que Platon trouvera notamment une solution au problème épineux de la participation en mettant en œuvre d’autres types de causalités comme par exemple la cause efficiente du démiurge et la causalité matérielle de la chora à partir de laquelle le monde sera formé ou engendré.7 7 Là-dessus, voir Brisson, 2001, p. 57. Il ne faut certes pas oublier la causalité des Formes. Les Formes, caractérisées par la stabilité et contemplées par le démiurge, jouent également un rôle déterminant, car elles lui permettent de mettre en ordre la chora traversée par des mouvements désordonnés.

Dans la seconde partie du Parménide, Platon n’hésitera pas à poser le problème de la participation des formes intelligibles entre elles,8 8 Cf. Brochard, 1926, p. 113-150. et à remanier de fond en comble, dans le Sophiste, sa doctrine des Idées en envisageant leurs mutuelles et effectives participations en vue de rendre compte de la complexité du réel et du langage. C’est en introduisant le non-être dans l’être, l’altérité dans l’identité, et c’est en faisant éclater en quelque sorte le caractère monoeidétique de la forme intelligible et de l’être que le Sophiste réalisera une profonde révolution du platonisme classique.9 9 Voir à ce sujet l’Introduction. Cordero, 1993, p. 11-65; Fattal, 2009, p. 39-83. C’est en envisageant “l’entrelacement” (sumploke) ou la “communication” (koinonia) des idées ou des genres entre eux que sont “le même” et “l’autre”, “l’un” et “le multiple”, “l’être” et “le non-être”, “le repos” et “le mouvement”, que cette révolution de la doctrine classique des Idées se réalise pleinement. C’est en d’autres termes, dans la “relation” ou le “lien” (desmos) qui est établi entre les genres différents que certaines difficultés suscitées par la doctrine des Idées se trouvent en quelque sorte résolues ou dépassées. Platon est ainsi confronté, dans le Parménide, au problème de la “séparation” et de la “participation” du sensible à l’intelligible, et à celui de la “participation” des idées entre elles, une participation mutuelle des idées et des genres qui sera pleinement traitée dans le Sophiste.

La thèse que j’ai défendue dans mon ouvrage Platon et Plotin. Relation, Logos, Intuition10 10 Voir notamment Fattal, 2013, p. 13-41. consacré au Banquet, est que Platon n’a pas attendu le Parménide, le Sophiste ou même le Timée pour résoudre le problème épineux de la séparation et de la participation des idées entre elles, mais qu’il a pris conscience assez tôt, dans sa carrière d’écrivain, et notamment dans Le Banquet, de la nécessité de mettre en œuvre une philosophie de la relation. C’est, dès Le Banquet, et après le Ménon et les dialogues socratiques, qu’on verrait apparaître cette philosophie de la relation que Platon énonce aussitôt qu’il envisage ce qu’on pourrait appeler sa philosophie de la séparation du sensible et de l’intelligible. Platon, ayant ainsi pris conscience très rapidement des difficultés soulevées par sa théorie des Idées séparées tenterait de les résoudre aussitôt à travers cette philosophie de la relation en vue de sauvegarder l’unité et la cohésion du réel qui lui sont chères. Le Banquet représenterait la cohabitation de deux philosophies différentes et complémentaires, ou mettrait en œuvre une philosophie qui en appelle une autre. La philosophie de la séparation en appellerait ainsi à mettre nécessairement en place une philosophie de la relation.

Parti avec Socrate et les dialogues socratiques d’une recherche sur l’essence ou la nature de concepts éthiques que sont le bien, le beau, la vertu, le courage, Platon va considérer d’une manière explicite, à partir du Phédon, du Banquet, de la République et du Phèdre que ces Essences constituent désormais la vraie réalité des choses. Les Idées universelles, éternelles et stables qui sont des Etres véritables se trouvent séparées et exhaussées au-dessus du sensible. Afin de sauvegarder l’unité du réel, Platon se servira d’un certain nombre de notions pour dire le “lien” ou la “relation” qui unit malgré tout le sensible à l’intelligible. Ce sont les notions de participation (methexis), de communication (koinonia), d’image (eikon), d’imitation (mimesis) qui établissent désormais ces relations entre ces deux ordres séparés. La participation établit, on l’a vu, un “rapport” entre le sensible et l’intelligible : le sensible “prend part” (metechei) à l’intelligible, le “reçoit” et dépend de lui. Le lien avec l’intelligible dont il est séparé n’est donc par rompu. Ainsi, l’homme physique, visible et sensible “participe” à l’homme intelligible, c’est-à-dire trouve son origine dans cette cause supérieure qu’est l’Idée d’Homme. Pour dire les choses autrement, l’homme corporel et sensible serait une “image”, une “copie”, une “imitation” ou un “reflet” du modèle d’Homme qui est la vraie réalité de l’homme. La notion d’image est une notion paradoxale qui permet de dire à la fois l’identité et l’altérité. Plus exactement, elle permet de dire le lien, la relation dans la différence.11 11 Sur le caractère paradoxal de cette notion intéressante d’image, voir M. Fattal, 2009a; Grave & Schubbach, 2010. Voir Fattal, 1998; Radice, 2005. Ainsi, la beauté physique et sensible d’un corps, bien que différente de l’Idée de beauté ou du Beau en soi, conserve malgré tout un lien ou une relation avec la Forme du Beau dont elle est l’image et à laquelle elle “prend part”, c’est-à-dire “participe” et dépend causalement.

Le point de vue défendu ici vise à montrer que Platon énonce sa philosophie de la relation dès qu’il met en œuvre sa philosophie de la séparation. Philosophie de la séparation et philosophie de la relation sont donc indissociables. On pourrait dire que Platon est dans l’obligation de sauvegarder l’unité et la cohésion du réel à partir du moment où il élabore une forme de dualisme ontologique, cosmologique et anthropologique. L’étude du Banquet est tout à fait intéressante à cet égard, car elle permet de révéler l’existence de cette philosophie de la relation qui s’exerce et s’affirme à tous les niveaux du dialogue: dans le thème et la forme littéraire choisis, dans la relation pédagogique unissant le maître et le disciple, dans la représentation que Platon se fait de la philosophie et du philosophe, dans sa conception du savoir et de l’ignorance, dans sa représentation de l’être et du cosmos, et surtout dans le discours (logos) de Diotime sur l’amour.

Si le dialogue du Ménon n’évoque pas d’une manière explicite la doctrine des Idées, le Phédon et le Banquet, quant à eux, ne manquent pas d’affirmer, avant la République et le Phèdre, une conception des Essences séparées. L’exemple du beau corps et de la Beauté en soi, évoqué précédemment et qui marque cette différence entre le sensible et l’intelligible, est justement donné par Platon, dans Le Banquet, dans le célèbre passage consacré à ce que les commentateurs appellent habituellement la “dialectique ascendante” conduisant à la vision du Beau (210a sq.). La doctrine des Idées est explicitement mise en place dans le Phédon, et cette mise en place d’un intelligible distingué et séparé du sensible, qui apparaît également dans Le Banquet, appelle automatiquement et nécessairement la mise en place d’une philosophie de la relation qui se déploie et se développe merveilleusement bien à travers les notions de “banquet” ou de “beuverie commune” (sumposion), de discours (logos), d’amour (eros), de passage (poros), d’intermédiaire (metaxu), de milieu (meson), de philosophie (philosophia), de philosophe (philosophos), etc. Cette philosophie de la relation qui est mise en œuvre à tous les niveaux du dialogue permettrait de résoudre les difficultés soulevées par une philosophie qui instaure une forme de verticalité et de transcendance induisant une séparation entre des niveaux différents de réalités.

N’est-ce pas à travers la figure mythique de l’éros-démon que Platon sera par exemple en mesure de “lier” des domaines, des sphères ou des ordres séparés : les hommes et les dieux, le corps et l’âme, le bas et le haut, la terre et le ciel, l’ignorance et le savoir, l’anthropologique et le théologique ? Cette figure de l’éros-démon offrirait ainsi à Platon une solution au problème du dualisme, induit par sa philosophie de la séparation, puisqu’elle se propose d’assurer le “passage” (poros) d’un domaine à l’autre (Fattal, 2013FATTAL, M. (2013). Platon et Plotin. Relation, Logos, Intuition. Paris, L’Harmattan ., p.27).

“Moyen-terme dynamique de la relation, médiation et intermédiaire atypique et atopique, puissance relationnelle par excellence, figure paradoxale susceptible d’orienter l’œil de l’âme vers les formes intelligibles, telles sont les qualités du philosophe Socrate. La figure du démon, symbolisant le philosophe intermédiaire (metaxu), est là pour combler l’intervalle et le vide entre les dieux et les hommes, et en vue d’assurer la cohésion de l’univers ou l’unité du Tout avec lui-même” (Fattal, 2013FATTAL, M. (2013). Platon et Plotin. Relation, Logos, Intuition. Paris, L’Harmattan ., p.27)

L’éros-démon symbolisant le philosophe, étant donné sa position centrale située à mi-chemin ou au milieu entre les hommes et les dieux, “contribue, dira Platon, à remplir l’intervalle, pour faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres dans l’univers” (to pan auto hautoi xundedesthai) (Smp. 202e). Il est tout à fait intéressant de noter ici que le verbe utilisé pour dire le “lien” ou “l’acte de lier” le Tout avec lui-même est le verbe sundein. C’est donc dans le fait de “lier ensemble” des domaines séparés que le philosophe sauvegarde la cohésion du cosmos et offre à travers la figure mythique et dynamique de l’éros-démon-intermédiaire, et à travers la figure par excellence du “lien” (desmos) réalisé par le philosophe, une solution au problème du chorismos évitant ainsi de sombrer dans le dualisme opposant le sensible à l’intelligible, le corps à l’âme.

On pourrait dire que la mise en place d’une philosophie de la relation est appropriée, naturelle ou facile à réaliser dans le Banquet où la question de l’amour est au centre du dialogue. La mise en place d’une telle philosophie de la relation devrait être beaucoup moins appropriée, naturelle et évidente dans le Phédon qui, pour sa part, porte plutôt sur la question de la mort. Si l’amour est en effet “relation” entre deux êtres, contact ou sunousia entre l’amant et l’aimé; la mort, quant à elle, représente une série de “séparations” : séparation de l’individu Socrate avec ses amis qu’il est obligé de quitter, séparation avec la vie, et séparation de l’âme par rapport au corps. De telles séparations ne feraient qu’accentuer la distinction établie entre des ordres différents et hiérarchisés : le visible et l’invisible (Phd. 79a), le sensible et l’intelligible. Le Phédon, mettant en place la théorie des Formes et des Essences séparées ne serait finalement pas en mesure de colmater aussi facilement que le Banquet les brèches du chorismos qu’il venait d’établir pour la première fois dans l’histoire de la pensée occidentale (Reale, 2013REALE, G. (2013). Platone. Fedone. Milano, Bompiani. (1ed. 2000)., p. 13-78). L’exhaussement des Formes ou de ces réalités vraies et stables au-dessus du monde sensible (relevant de l’apparence et du devenir), la séparation, voire l’opposition, qui est établie entre l’âme et le corps marquant l’éminence et la valeur de la première sur le caractère déficient et dévalorisant du second, ne feraient que creuser “l’infranchissable fossé entre le sensible et l’intelligible” (Rogue, 2004ROGUE, C. (2004). Comprendre Platon. Paris, Armand Colin., p. 87-108), le corps et l’âme, et consacrerait ainsi d’une manière définitive ce que les commentateurs appellent le dualisme platonicien. Dans de telles conditions, comment peut-on soutenir au sujet du Phédon la thèse précédemment défendue à propos du Banquet ? La philosophie de la séparation, liée notamment au thème de la mort et faisant la spécificité de la philosophie platonicienne profondément imprégnée de pythagorisme (purification, métemsomatose, etc.), ne pouvait logiquement pas conduire Platon à mettre en place une philosophie de la relation telle qu’elle est développée dans le Banquet.

Suite aux développements consacrés au Banquet, je me suis également proposé de montrer dans deux études12 12 Voir Fattal, 2016a et Fattal 2016b. que, dans le Phédon, malgré l’accent mis sur la séparation ontologique et anthropologique, et malgré les accents dualistes d’un certain nombre de passages de ce dialogue, Platon ménage des “liens” ou des “relations” entre les domaines séparés. Le dualisme ontologique se trouverait ainsi surmonté. Mais de quelle manière et dans quelle mesure est-il possible de développer une philosophie du lien ou de la relation au sein d’une telle séparation si manifeste et si marquée ? A quels endroits du texte de Platon trouve-t-on des indices ou des témoignages allant dans le sens de cette thèse?

C’est dans un long passage au cours duquel il relate la biographie intellectuelle de Socrate que Platon est notamment amené à affirmer l’idée selon laquelle “le bien” représente “ce qui lie ensemble” les choses (to agathon […] sundei) (Phd. 99c5-6). Il est important de remarquer ici que Platon utilise le même verbe sundein (lier ensemble) dont il avait été fait mention dans Le Banquet en 202 e pour signifier “l’acte de lier” le Tout avec lui-même et assurer ainsi la cohésion de l’univers, une cohésion assurée, par la figure mythique de l’éros-démon-intermédiaire incarnée par le philosophe. Ici, dans le Phédon, ce n’est plus le philosophe, symbolisant l’amour, le désir du Beau et du Bien, qui assure d’une manière dynamique l’unité du réel, mais “le bien” (to agathon) lui-même.

Dans Le Banquet, il était compréhensible que la position médiane du philosophe permette d’assurer le passage du bas vers le haut, des hommes vers les dieux, et conduise les hommes du sensible à l’intelligible. Dans le Phédon, on voit mal comment le “bien”, qui est une Forme séparée au même titre que le “beau” et l’“égal en soi”, puisse être en mesure de lier le Tout avec lui-même. Mais qu’est-ce que le “bien” ? Comment se fait-il qu’il soit finalement en mesure de lier les choses entre elles ?

C’est à la page 99c5-6 du Phédon que Platon affirme l’idée selon laquelle c’est le “bien” qui est ce qui “lie ensemble” (sundei) et ce qui “tient ensemble” (sunechei) toutes choses. L’acte de liaison et l’acte de fondation caractérisent le “bien” qui n’est pas une “intelligence”, mais une réalité en soi (75c, 77a), c’est-à-dire un Etre intelligible ou une Forme séparée au même titre que toutes les autres Formes. A la différence de l’intelligence d’Anaxagore qui n’a pas tenu ses promesses du fait qu’il est de même nature que le monde physique qu’il ordonne et organise, le “bien” en tant que Forme séparée, qui est en soi et par soi, représente véritablement ce qui est pur de tout mélange avec la matière et de tout rapport avec le devenir. C’est en cela qu’il possède le pouvoir de “fonder” et de “lier” les choses entre elles.

Mais si le “bien” est un intelligible, comment agit-il selon le principe du meilleur ? Quelles sont les choses qu’il lie ? Sont-elles de nature sensible ou/et intelligible ? Enfin et surtout, si le “bien” est le “lien” du Tout avec lui-même, comment se fait-il que cette “puissance de liaison” exerce son pouvoir et agisse à partir d’un lieu extérieur ou étranger, voire séparé, du monde physique ?

Pour comprendre un peu mieux en quoi consiste cette “puissance de liaison ou de relation” qu’est le “bien”, Platon renvoie, dans le Phédon en 99c1-d1, à la figure mythique d’Atlas, le Titan qui “supporte” le ciel et le monde sur ces épaules (Od. I, 53;Th. 517), afin de montrer à nouveau que le fondement qui supporte toute chose ne peut être, à la manière d’Atlas, un fondement physique ou matériel. Atlas ne peut donc constituer un principe de liaison efficace ou ne peut à lui tout seul fonder l’univers. Le “ bien ”, du fait qu’il est de nature intelligible, est, quant à lui, en mesure d’assurer la synthèse, le lien, la relation des choses entre elles. Platon réitère, à travers cette distinction qu’il établit entre deux fondements “sensible (Atlas)” et “intelligible (le bien en soi)”, sa philosophie de la séparation tout en lui associant simultanément une philosophie de la relation puisque c’est cela même qui est séparé et autarcique, le bien, qui est censé constituer la véritable cause ou la véritable puissance/force de liaison des choses.

Dans le Phédon, le bien en soi est autarcique du fait qu’il est le principe (arche) ou la cause (aitia) exemplaire et paradigmatique des choses qui dépendent de lui. Le bien en soi du Phédon est donc le modèle à partir duquel les biens particuliers existent ici-bas dans le sensible. Face à l’autarcie du bien en soi et par soi, ou de la forme en soi et par soi, il y a la dépendance et la déficience des choses sensibles qui dépendent toutes des Formes dont elles sont les effets. C’est dans un rapport de cause à effet, de paradigme à image, de Forme intelligible à chose sensible, que Platon envisage dans le Phédon la Forme (ici en l’occurrence la Forme du bien) comme relation causale produisant un effet. La cause (la Forme en général, et la Forme du bien en particulier) est donc une cause relationnelle, une cause rattachant nécessairement (deon) ce qui est dépendant à ce qui est indépendant, ce qui est second par rapport à ce qui est premier. Cette relation causale est certes une relation verticale qui va du haut vers le bas puisque c’est le “suffisant” qui impose et dispose la chose sensible à son image, et qui constitue d’une certaine manière le “joug” sous lequel les choses sont ordonnées, supportées, soutenues.

Cette cause relationnelle ou cette relation causale diffère de la relation que le philosophe du Banquet pouvait lui aussi établir. C’est à partir d’un autre lieu que le philosophe du Banquet agit relationnellement. C’est à partir de sa position médiane et intermédiaire entre les hommes et les dieux, le sensible et l’intelligible, l’ignorance et le savoir, et c’est à partir de sa nature désirante que la relation dynamique se réalise entre les différents niveaux de réalité cosmologique et ontologique, anthropologique et théologique. Le philosophe, identifié à la figure de l’éros, n’est pas une Forme exemplaire - possédant une puissance contraignante de liaison que lui confère son éminence d’Etre séparé soumettant du haut de sa transcendance la totalité des choses sensibles -, mais incarne tout simplement une “autre puissance”, celle d’un être vivant concret, situé dans l’entre-deux à mi-chemin du haut et du bas, et doté d’un “désir” immense du beau et du bien, et liant ainsi le bas au haut. Le mouvement dynamique et synthétique du philosophe du Banquet partirait du bas pour s’orienter vers le haut afin de conduire les hommes du sensible à l’intelligible. Le dynamisme fondateur, structurant et unifiant, résultant “du joug de la Forme” ou du “joug du bien” illustré dans le Phédon, partirait, quant à lui, du haut pour aller vers le bas.

Mais peut-on se satisfaire d’une telle représentation topologique du lien dynamique unissant la Forme ou “le bien nécessaire et suffisant” aux choses qu’il fonde, lie et structure ? Le “bien” comme “lien” est-il la seule instance qui assure la synthèse du Tout avec lui-même ?

A partir du moment où Socrate “pose” la théorie des Formes intelligibles, et qu’il laisse entendre qu’elles sont “en soi” et “par soi”, qu’elles sont autarciques et indépendantes, voire séparées, des choses dont elles sont les causes, Platon se trouve confronté, on l’a vu, au problème du “lien” ou de la “relation” pouvant être établie entre ces Formes exemplaires (paradigmatiques) et les choses qu’elles sont censées déterminer causalement. C’est le fameux problème de la “participation” (methexis) qui surgit ici. Les Formes sont certes pour les choses sensibles leurs causes. La Forme serait en quelque sorte “présente” dans l’effet causé - à savoir la chose sensible - et elle serait donc la source de son intelligibilité. Les termes qui sont utilisés par Platon pour dire et rendre compte de l’acte de participer (metechein) sont entre autres ceux de la “présence” (parousia) et de la “communauté” (koinonia) (100d5-6).13 13 Sur les différents verbes et substantifs exprimant la participation dans l’œuvre de Platon, cf. Brisson, 2001, p. 56.

Se posant la question de savoir “comment” une chose belle est belle, Socrate répondra :

“rien d’autre ne rend cette chose belle sinon le beau, qu’il y ait de sa part présence (parousia), ou communauté (eite koinonia), ou encore qu’il survienne (eite prosgignomenou) - peu importe par quelles voies et de quelle manière, car je ne suis pas encore en état d’en décider ; mais sur ce point-là, oui : que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles” (100 d) (trad. M. Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion .).

Un peu plus haut, en 100c, Socrate avait déjà affirmé que “si, en dehors du beau en soi, il existe une chose belle, la seule raison pour laquelle cette chose est belle est qu’elle participe (metechei) à ce beau en soi”. Le verbe metechein utilisé en 100c - utilisation du verbe à partir duquel Platon va élaborer dans ses dialogues ultérieurs le substantif (le concept) de “participation” (methexis) - désigne le fait “de partager quelque chose”, “d’avoir ou de prendre sa part de quelque chose”. Ce qui laisse entendre qu’entre le beau en soi et la chose belle, il y a quelque chose de “commun à partager”, et cette chose “commune” à partager (à recevoir ou à prendre) n’est rien d’autre que la “communauté” ou la “communication” (koinonia) qui assure le “lien” entre ces deux ordres différents. Il y aurait donc dans la chose belle “présence” (parousia) du beau en soi, “présence de quelque chose de commun à partager” entre la Forme du beau et la chose sensible qui est belle. D’ailleurs, en 100d6, il est dit aussi que la forme belle “survient” ou “advient” (prosgignesthai)14 14 Sur un compte-rendu des différentes leçons proposées par les manuscrits et sur les différentes conjectures proposées par les commentateurs de la ligne de 101d6, voir la lecture de Dixsaut, 1991, p. 377-380. dans la chose belle. Ainsi, à côté de l’état statique de “présence” et de “communication” entre le beau en soi et la chose belle, Platon se servirait du verbe prosgignesthai pour dire l’action dynamique, l’advenue effective de la Forme dans la chose.15 15 Sur le caractère dynamique de cette action, voir Sekimura, 2009, p. 194-209. Ce verbe pros-gignesthai peut renvoyer également au fait “d’ajouter” quelque chose. La “présence” de la Forme belle dans la chose sensible qui est belle peut donc être comprise comme un “ajout” de la Forme à la chose, comme une sorte de supplément.16 16 Les Néoplatoniciens concevront, quant à eux, la participation comme procession. Damascius, 1991, dira, en effet, en II, 2, p. 168, que le mot “participer” (metechein) “veut dire avoir (echein), mais avoir après (meta) un autre et à partir d’un autre, avoir en second et non pas en premier […], c’est la même forme qui, elle-même, est ce qu’elle est en soi, et qui est participée en procédant (proion) d’une chose dans une autre”. Voir infra, ce qui est dit au sujet de la participation comprise comme procession dynamique chez Plotin.

On peut dire que l’acte de participer (metechein, 100c et 101c) exprime le fait de “lier ensemble” le sensible et l’intelligible en leur faisant “partager quelque chose de commun”. C’est à travers l’état statique de la “présence” et de la “communauté” que ce lien se réaliserait : présence de la forme “dans” (en) ou “sur” (epi) la chose sensible, communauté permettant de partager un koinos entre deux domaines différents. Il se réaliserait également à travers l’action dynamique d’un “sur-venir”, d’un “ad-venir” (pros-gignesthai) pouvant être également compris sous la forme d’un “ajouter”. Le passage 100d laisse entendre une part d’indétermination ou d’indécision quant à ces trois modalités de la participation.17 17 Je renvoie à ce sujet aux analyses de Dixsaut, 1991, reprises ici.

“Peu importe, dit à ce sujet Socrate, par quelles voies et de quelle manière [“ou bien” la présence, “ou bien” la communauté, “ou bien” le fait de survenir/advenir/ajouter], car je ne suis pas encore en état d’en décider” (Phd. 100d).

Indécision et indétermination donc quant à la modalité, quant à la voie ou quant au moyen de la participation,18 18 Cette indécision est notamment marquée par la répétition des différents “ou bien” (eite). Cf. Dixsaut, 1991, p. 377, n. 283. conçue dans les trois cas comme “lien” ou “relation” entre deux niveaux différents de réalité.

Si la Forme belle est la cause exemplaire et finale disant pour-quoi et en vue de quoi une chose sensible est belle, rendant ainsi compte de l’intelligibilité des choses ; la participation se propose, pour sa part, de dire comment elle est belle.19 19 Cf. à ce sujet, Dixsaut, 1991, p. 384, n. 289. La cause paradigmatique et finale de la Forme, et les différentes modalités décrivant la participation de la chose sensible à la Forme en soi, expriment chacune à sa manière le “ lien ” reliant deux domaines différents et séparés. Platon cherche ainsi à résoudre le dilemme et le paradoxe résultant du maintien simultané de la “séparation” (chorismos) et de la “ relation/participation ” (methexis). Un paradoxe, voire même une contradiction, semblent habiter sa représentation du réel. Les commentateurs n’ont cessé de le signaler.20 20 Voir Fronterotta, 2001, p. 283-287. Affirmer l’en soi et le par soi de la Forme, c’est-à-dire son caractère séparé par rapport aux choses sensibles qui sont “pour nous”, rend difficile, voire impossible, tout “lien” ou toute “relation” avec le sensible. Reconnaître paradoxalement que la chose sensible “participe à” ce qui est en soi, c’est-à-dire “partage quelque chose de commun” avec la Forme, aurait pour effet d’affaiblir, voire d’annuler, le caractère “séparé” et “un” de l’eidos qui se trouve en quelque sorte divisé à travers une multiplicité de choses sensibles. Ayant soulevé ainsi, dans le Phédon, les difficultés inhérentes à sa théorie de la participation, et après l’avoir remise en cause dans le Parménide, Platon tentera de proposer une solution au dilemme suivant : “ou la séparation, ou la participation”. C’est dans ce dialogue plus tardif qu’est le Parménide qu’une solution semble se trouver. Les Formes séparées seront en fait conçues à l’image du “jour” ou d’un “voile” qui ne perdent en aucune manière leur unité et leur identité en se trouvant en plusieurs endroits en même temps (Prm. 131b3-6), et en recouvrant des choses multiples (Prm. 131b6-c11). Le “lien” des choses multiples, situées à différents endroits, se trouve désormais assuré sans qu’aucune contradiction ne puisse apparaître ou remettre en cause une telle représentation à la fois une et multiple, transcendante et immanente, du réel.

Compte tenu de ce qui vient d’être constaté au sujet de la Forme du “bien” (agathon) comme “ce qui lie” (sundei) et “ce qui tient ensemble” (sunechei) les choses, qui vaut pour toute Forme qui existe en soi et par soi, et qui représente la cause paradigmatique, relationnelle, structurante et fondatrice de la totalité (univers) ; et compte tenu du rôle attribué aux différentes modalités de la participation des choses sensibles aux Formes intelligibles, qui sont autant de modalités statique et dynamique exprimant le “lien” sous les registres de la “présence”, de la “communauté” et de “l’advenir”, on peut dire que la Forme conçue comme cause relationnelle dit le pourquoi et le ce en vue de quoi les choses existent, sont engendrées et corrompues, et que l’acte de participer (metechein) envisagé comme “ lien ” ou “relation” instaurant quelque chose de commun à partager entre les choses qui existent et les Formes autarciques qui les font exister, dit comment ces choses existent, sont engendrées et se corrompent. La Forme, comme le fait de participer, relient et tiennent ensemble des niveaux différents de réalités hiérarchisés. La “Forme du bien comme lien” et la “participation comme relation” signifient finalement, l’une et l’autre, la “relation dans la séparation”.

On peut ajouter que le “bien” dont il a été question dans le Phédon ne fait qu’annoncer et préfigurer la “puissance unifiante” du Bien exercée et développée dans la République 508a1 sq. Le bien du Phédon et le Bien de la République lient et tiennent ensemble, fondent les choses nécessairement et obligatoirement. La dunamis causale et principielle du bien du Phédon ne peut cependant pas être identifiée à la dunamis incomparable du Bien de la République. A l’instar des autres Formes, le bien du Phédon, situé sur le même pied d’égalité que toutes les Formes que sont le beau, l’égal ou le grand en soi, possède une éminence sur les choses sensibles qu’il relie et tient ensemble, fonde et structure. Il ne possède cependant pas la sur-éminence du Bien de la République situé aux confins du monde intelligible, surpassant l’essence en ancienneté et en puissance (509b), fondant et unifiant les Formes du haut de sa transcendance. Le Bien de la République relie non seulement le “lieu intelligible” au “lieu sensible”, lie le modèle à son image déficiente, mais possède une causalité supérieure, plus grande et plus ancienne que celle de toute Forme.21 21 Cf. Dixsaut, 2013, p. 80-84. Il possède une puissance et un pouvoir que le bien du Phédon ne peut en aucune manière exercer sur les autres Formes. Le “bien” du Phédon posséderait par ailleurs, ou annoncerait d’une manière programmatique, certains caractères du “bien pratique”, du “bien relatif” à l’homme, de ce qui est “bon pour nous”, développé dans le Philèbe. Le “bien en soi” du Phédon, du fait de sa transcendance, n’est certes pas le “bien” ou le “bon pour nous” (relatif) du Philèbe. Il n’est pas identifiable à la dunamis du bien du Philèbe qui se manifesterait dans une vie bonne faite de beauté, de vérité, de mesure et de proportion ou de mélange proportionné entre le plaisir et la pensée. Il préfigure cependant, à travers l’hikanon ti qu’il met en avant,22 22 Sur l’hikanon ti, cf. Durand, 2006, p. 132-136 ; Dixsaut, 1991, p. 380-387, n. 289. l’autarcie du bien prônée par le Philèbe.

Dans de telles conditions, le “bien” du Phédon annonce et préfigure manifestement certains aspects du Bien suréminent de la République et certains caractères du bien pratique du Philèbe. L’acte de “participer” (metechein), mis en œuvre dans le Phédon, annonce aussi d’une manière programmatique ce que sera le concept de “ participation ” (methexis) qui sera solidement établi dans les dialogues ultérieurs. Ce caractère programmatique apparaît dans le fait que l’acte de “ participer ” se dit de différentes manières sans qu’aucune de ces manières n’obtienne un privilège sur les autres. Ce caractère programmatique apparaît surtout dans l’imprécision et l’indécision éprouvées par Socrate quant à savoir laquelle des trois manières que sont la “présence”, la “communauté” et “l’advenir” exprime au mieux le caractère relationnel de la participation, un caractère relationnel de la participation qui ne fait aucun doute pour Platon.

Ainsi le “bien” comme “lien”, et l’acte de “participer” comme “relation”, disent et redisent la nécessité qu’il y pour Platon d’exprimer l’unité dans la différence, l’un dans le multiple (la Forme est “présente” dans la chose qui est multiple), la relation dans la séparation. On peut se demander à ce niveau de notre réflexion si finalement le problème inextricable résultant du chorismos platonicien ne résulterait pas de la lecture qu’Aristote fera à ce sujet, une lecture dont les commentateurs seraient encore tributaires. Dans l’introduction à sa traduction annotée du Phédon de Platon, G. Reale insistera sur l’influence exercée par la lecture que fera Aristote du chorismos platonicien sur les commentateurs contemporains. Reale soutient que le chorismos platonicien doit être compris comme “distinction” entre deux ordres différents tout en soulignant que cette “distinction” ne signifie pas “opposition” ou “contradiction” (Reale, 2013, p. 42). Dans de telles conditions, il n’y aurait pas de “dualisme” au sens strict chez Platon puisqu’on aurait affaire à une “différence de nature” et non à une “opposition entre deux mondes”, ou à un “redoublement inutile” (Reale, 2013. p. 43) de la réalité puisque ces deux natures se trouvent nécessairement reliées. Le “bien en soi” en tant qu’il “lie ensemble” (sundei) et “tient ensemble” (sunechei) nécessairement (deon) les choses, tout en conservant son unité et son identité, sera distingué de la chose sensible qui est de nature différente et qu’il fonde pourtant et structure. Une telle puissance fondatrice et structurante exercée par la Forme sur la chose sensible ne peut s’opposer ou contredire cette nature différente qu’elle fait exister en tant que cause. Etant de nature différente, la chose sensible, nécessairement liée à sa cause du fait de sa participation à l’Essence qui l’engendre, partageant quelque chose de commun avec son modèle, contenant et recevant la Forme lorsque cette dernière “survient” en elle, tout ceci ne peut qu’atténuer, voire même corriger le “pseudo-dualisme platonicien” des commentateurs. Dans de telles conditions, on ne peut plus vraiment parler de “séparation radicale” mais de différences d’ordres anthropologique, ontologique ou cosmologique qui doivent nécessairement être reliés afin d’éviter toute forme de fragmentation du réel et de l’homme. L. Brisson, dira, à son tour, que

“la séparation ne peut être totale, tout simplement parce que l’hypothèse de l’existence des Formes a été faite pour apporter une solution aux paradoxes que ne cessent de susciter les choses sensibles” (Brisson, 2001BRISSON, L. (2001). Comment rendre compte de la participation du sensible à l’intelligible chez Platon? In: PRADEAU, J.-F. (éd.) (2001). Platon, les formes intelligibles. Paris, PUF, p. 55 sq., p. 59-60).23 23 Voir l’ouvrage évocateur de Candiotto, 2015.

On peut se demander si, Platon, à travers ces distinctions d’ordre anthropologique entre l’âme et le corps, et ontologique entre le sensible et l’intelligible, n’est pas en train de traiter à nouveaux frais un problème récurrent dans toute la philosophie grecque, et qui a été central chez un bon nombre de penseurs, qui est celui du “lien” ou de la “relation” pouvant exister entre l’un et le multiple, le même et l’autre, l’identité et la différence. L’émergence et le traitement de ce problème du “lien” entre des termes, des notions, des genres différents, voire même entre des idées contraires, en vue de rendre raison de la complexité du réel et du langage, investira le Phédon à travers la position des Formes (unes et identiques par rapport aux choses sensibles qui sont, quant à elles, multiples et différentes) et à travers la position d’une relation de participation que Platon thématisera dans ses dialogues ultérieurs. Le Phédon, qui est l’un des premiers dialogues de la maturité, annoncerait cette problématique fondamentale de l’un et du multiple qui sera affrontée logiquement de plein fouet dans le Parménide et dans le Sophiste. On peut d’ailleurs se demander si le Phédon n’annoncerait pas à sa manière la réflexion cruciale du Sophiste sur l’un et le multiple qui semble habiter paradoxalement tout langage (Sph. 251a), et les développements qui seront établis dans ce dialogue tardif entre par exemple le même et l’autre en vue de dresser une carte ontologique complexe, fondée sur des “liens” logiques subtils.

Mais quel est le statut de la “séparation platonicienne” chez Plotin ? Plotin reprend-il à son compte cette “séparation” (chorismos), et si c’est le cas, tente-t-il à son tour d’établir des relations ou des liens entre le physique et le métaphysique, l’immanence et la transcendance, le bas et le haut, ce qui est “ici” (entautha) et ce qui est “là-bas” (ekei) ? De quelles manières assure-t-il l’unité du Tout avec lui-même ? Et en quoi se distingue-t-il à ce sujet de Platon ?

Plotin se réclame de Platon dont il prétend être le simple exégète (Plot. V, 1 [10], 8, 10-14). Il n’hésite pas à reprendre à son compte la “séparation” établie par Platon entre l’intelligible (noeton) et le sensible (aistheton), l’âme et le corps, l’Esprit et la matière,24 24 Cf. à ce sujet, Fattal, 2014 p. 19-21; Carderi, 2021, p. 71-122. le supralunaire et le sublunaire.25 25 Cf. Plot. II, 1 [40], 5, 17-18. Le supralunaire est représenté par les astres incorruptibles de la voûte céleste, alors que le sublunaire contient les êtres vivants corruptibles. Le supralunaire et le sublunaire sont respectivement organisés et engendrés par l’Ame du ciel (Ame cosmique ou Ame providence) d’une part, et par la Nature ou Ame inférieure faite à l’image de l’Ame céleste et de même nature qu’elle d’autre part (Plot. II, 1 [40], 5, 6-15).

Dans de telles conditions, Platon, et Plotin à sa suite, ayant fait le choix du chorismos, tenteront chacun à leur manière d’assurer l’unité et la cohésion du Tout avec lui-même. Pour cela, il leur faudra ménager des liens, des rapports, des ponts ou des passerelles entre différents niveaux de réalité ainsi séparés, entre ce qui deviendra, avec Philon d’Alexandrie et Plotin, le “monde sensible” et le “monde intelligible”. Il est bon de remarquer ici que cette problématique de la séparation, initiée par Platon, se trouve encore plus accentuée chez son exégète néoplatonicien. En effet, avec Plotin, on assiste à un redoublement de la séparation platonicienne. Plus exactement, Plotin ne se contente pas de séparer à la manière de Platon le sensible et l’intelligible. Il va aller jusqu’à exhausser le Bien au-delà du monde intelligible lui-même représenté par l’Etre ou l’Intellect (deuxième hypostase) et par l’Ame (troisième hypostase). Il se servira de l’expression unique de la République VI, 509 b de Platon affirmant que le Bien est “au-delà de l’Etre” pour exhausser le Bien, ou ce qu’il appelle l’Un (la première hypostase), au-delà de l’Etre et au-delà de l’Intellect contenant en son sein la somme de toutes les Idées. Il est donc exhaussé au-dessus de toutes les Idées et de toutes les Formes, alors que le Bien platonicien, placé aux confins du monde intelligible, demeurait malgré tout une Idée. Le Bien platonicien est ainsi l’Idée la plus éminente26 26 Voir à ce sujet, Szlezak, 2001, p. 345-372. puisqu’il n’est en aucune manière séparé des Idées et de l’intelligible comme cela sera le cas chez Plotin. Il y aurait ainsi chez Plotin une double séparation : celle platonicienne du sensible et de l’intelligible, et celle de l’Un-Bien (première hypostase) radicalement distingué du monde intelligible lui-même composé de l’Intellect (deuxième hypostase) et de l’Ame (troisième hypostase).

Mais face à un tel redoublement de la séparation entre l’Un-Bien et le monde intelligible d’une part, et entre le monde intelligible et le monde sensible d’autre part, on est en droit de se demander si Plotin est en mesure d’apporter une solution efficace à toutes ces séparations qu’il introduit au sein de son système et de voir comment il tente d’y répondre. Il s’agira également de voir en quoi cette solution diffère de celle de Platon dont il se réclame. Pour terminer, il sera intéressant d’interroger les raisons philosophiques et doctrinales qui le poussent à vouloir dépasser de telles séparations et de mesurer l’efficacité et la pertinence de la solution qu’il apporte.

Afin de répondre à toutes ces questions relatives au problème de la séparation platonicienne et à son redoublement plotinien, il faut tout d’abord rappeler que Plotin inscrit sa pensée dans la continuité de celle de Platon et ne prétend à aucune forme d’originalité. Philosopher revient donc pour lui à interpréter Platon,27 27 Au sujet de Plotin interprète et exégète de Platon, voir Fattal, 2015, p. 11-58. à soulever des problèmes ou des difficultés philosophiques qui doivent être traités dans l’esprit de Platon, ou même parfois dans l’esprit d’Ammonius Sakkas qui avait été le maître spirituel de Plotin à Alexandrie et qui, à la manière des Pythagoriciens, aurait prôné le silence et le culte du secret. Pythagore et Platon sont plus proches de la vérité puisqu’ils sont les plus anciens parmi les philosophes. Il était donc naturel que Plotin se réclame de Platon. Selon les commentateurs, il est considéré comme l’initiateur d’un “platonisme renouvelé” ou d’un “nouveau platonisme” (néoplatonisme) pour avoir transformé le platonisme en radicalisant la transcendance de Platon. Cette radicalisation de la transcendance platonicienne par Plotin s’accompagne également d’une forme de spiritualisation de la pensée de l’Athénien. C’est manifestement dans cette radicalisation et dans cette spiritualisation de Platon que réside le “nouveau platonisme” de Plotin.

Il va sans dire qu’une telle radicalisation de la transcendance platonicienne, vérifiable à travers le redoublement de la séparation, ne fait qu’accentuer le problème du chorismos qui devient plus complexe. Comme pour le Bien du Phédon de Platon qui est l’arche ou la cause relationnelle qui fonde tout ce qu’elle engendre du haut de sa transcendance et qui assure la synthèse du Tout avec lui-même, le Bien plotinien, qui est la “puissance de tout” (dunamis panton) (Plot. V, 4 [7], 2, 38; Plot. III, 8 [30], 10, 1; Plot. VI, 7 [38], 32, 31, etc.) et qui surabonde d’énergie, produit tout ce qu’il n’a pas, et cette production se fait d’une manière nécessaire et éternelle. L’Un-Bien qui est le Principe de toute chose produit l’Etre-Intellect qui lui est inférieur et séparé. L’Intellect ainsi engendré par le Principe supérieur dont il procède va à son tour engendrer l’Ame qui lui est inférieure et séparée, laquelle produira ou engendrera le monde sensible qui est dépendant et séparé de l’intelligible. Cette production et cet engendrement des êtres et des choses à partir de l’Un s’entendent comme autant d’écarts, de séparations, d’éloignements par rapport à l’origine qui semblent induire une série de cassures ou de coupures au sein du réel, ce qui aurait apparemment pour conséquence de multiplier les “ dualismes ” au sein du Tout voué à rester divisé. Or, comme Platon en particulier, et les philosophes grecs en général, Plotin est soucieux de sauvegarder l’unité du réel. Il ne manquera pas de se servir des concepts platoniciens de participation, d’imitation, d’image, de communication pour dire le lien dans la différence, l’unité dans la multiplicité. Chaque niveau de réalité, bien qu’étant distinct et séparé du niveau supérieur ou inférieur, entretient tout de même un lien, une relation, un rapport avec le niveau supérieur qui l’a engendré et avec le niveau inférieur qu’il engendre. A cela, il faut ajouter la notion proprement plotinienne de “procession” (proodos) permettant d’assurer cette unité et cette continuité d’une manière plus dynamique que les notions platoniciennes de participation ou d’image que Plotin ne manque pas cependant de reprendre à son compte pour les transformer. Tout être qui atteint une forme de perfection possède l’aptitude à engendrer, dira Plotin. Ainsi, de l’Un, qui est la “puissance de tout” et qui surabonde d’énergie, “procède” l’Intellect doté d’une puissance ou d’une vie parfaite (Prot. III, 6 [26], 6, 15-16) de laquelle “procède” l’Ame, à partir de laquelle “procède” ou sont “engendrés” (produits) les corps, les êtres vivants et le monde sensible.

L’unité et la continuité au sein d’un réel constitué de séparations et de divisions multiples, résultant d’une transcendance platonicienne radicalisée, se trouvent sauvegardées par Plotin, non seulement à travers cette puissance de toutes choses qu’est l’Un-Bien qui traverse l’ensemble du réel, mais également à travers sa conception du Bien identifié à l’Un. Cet accent mis sur l’unité du principe n’est pas anodin. Platon, bien évidemment considère que le Bien est un, mais il n’identifie pas le Bien à l’Un comme le fera Plotin. Ainsi, on trouve au sommet de la réalité un principe ultime caractérisé par l’absolue unité et simplicité. Une forme de monarchie de l’Unité fonderait en quelque sorte la philosophie plotinienne. Pour dire les choses autrement, la séparation platonicienne redoublée, les écarts ou les apostasies multipliées, les divisions produites et reproduites au sein de la réalité, seraient finalement subsumés sous l’Unité absolue qui est une Puissance fondatrice et fédératrice. Un tel accent mis sur l’Unité ou la simplicité monarchique du principe dynamique n’apparaissait pas d’une manière aussi évidente chez Platon.

La nouveauté de Plotin par rapport à son prédécesseur réside donc dans le fait qu’il introduit une forme de dynamisme au sein de la représentation platonicienne du réel, et plus particulièrement au sein de ce que Platon appelle “image” et “participation”. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Ennéade VI, 4 [22], 9, 36-45, pour assister à une telle dynamisation de l’image platonicienne lorsque, évoquant l’univers sensible comme image de l’intelligible, il dira qu’il

“en va de la puissance comme de l’image d’une autre chose […] : si elle est coupée de sa source, elle ne peut exister. De manière générale, tout ce qui tient son existence d’une autre chose, lorsqu’il est l’image (indalma) de cette chose ne peut exister réellement s’il s’en sépare, et ces puissances (hai dunameis) issues de l’intelligible ne pourraient exister si elles en étaient séparées. Et si tel est le cas, là où ces puissances se trouvent, l’intelligible dont elles proviennent se trouvera à cet endroit à la fois. De la sorte, l’intelligible se trouvera à nouveau partout à la fois tout entier, sans être divisé” (trad. R. Dufour).

L’analogie établie entre l’image (indalma) et la “puissance” (dunamis) permet d’insister sur le lien indéfectible et la dépendance totale de l’image à la source ou au modèle dont elle n’est jamais véritablement séparée. Si elle s’en séparait, cette image, à savoir le monde sensible, n’existerait plus. Chez Platon, l’image semblait revêtir un caractère statique du fait qu’elle ne connaissait aucune forme de proximité avec la notion de dunamis.28 28 Cette promotion accordée à la notion de dunamis apparaît quelques lignes plus haut (chap. 9, 23 sq.) dans lesquelles Plotin affirme qu’il n’existe pas de réalité sans puissance et pas de puissance sans réalité. Cette omniprésence de la notion de dunamis au sein de l’univers sensible et intelligible permet d’exprimer la présence dynamique de l’intelligible dans le sensible et de leur lien indéfectible. Le chap. 3, 1 sq. affirmait aussi que l’intelligible (le dieu) était partout présent au sensible. Dufour (p. 76, n. 28) remarque à ce sujet “que le dieu […] présent partout par l’intermédiaire de ses puissances ” est déjà évoqué dans le traité pseudo-aristotélicien Du Monde (VI, 397b32-398a6 ; 398b6-10), chez Philon d’Alexandrie (La Confusion des langues, 135-136) et que Plotin discute en détail cette théorie au chap. 9, 8-45. Je noterai, pour ma part, que la notion de dunamis est fondamentale dans le stoïcisme et qu’on assiste, chez Plotin, à un transfert, à un élargissement et à une application de cette notion physique et stoïcienne de “puissance” à l’ensemble du réel platonicien. L’axiome platonicien du sensible comme “image” de l’intelligible est donc repris et compris par Plotin en termes de “puissances sensibles inférieures” imitant les “puissances intelligibles” dont elles sont issues et intimement liées. La notion de dunamis est donc ce qui fédère (lie) le Bien (“puissance de tout”) à l’ensemble des réalités intelligibles et sensibles qui en découlent et qui sont caractérisées par des degrés ou des niveaux de puissances plus ou moins marqués selon leur proximité ou leur éloignement par rapport à l’hyperpuissance de l’Un. En deçà de l’Un, chaque niveau de puissance puise sa force et son dynamisme dans le lien qu’il entretient naturellement et nécessairement avec le niveau supérieur. Ici, Plotin, à travers cette analogie indalma/dunamis confère à l’image platonicienne une efficacité et un dynamisme qu’elle ne possédait pas au premier abord. Une telle dynamisation de l’image et de la participation qu’elle présuppose a non seulement pour conséquence de manifester concrètement le lien indéfectible de dépendance reliant le sensible à l’intelligible, mais de rendre l’intelligible omniprésent au sensible sans pour autant que cet intelligible ne se divise. Grâce à la notion de dunamis, Plotin est ainsi en mesure de faire une relecture de la notion platonicienne d’image en vue d’affirmer la présence et l’omniprésence de l’intelligible dans le sensible. Ce qui laisserait entendre une forme d’immanence de ce qui est transcendant. Au chapitre 3, lignes 23 sq., Plotin précisera à ce sujet que l’intelligible est en effet “ présent en tout ce qui est dans un lieu [à savoir les choses sensibles], sans être lui-même dans un lieu ”. Cette présence de l’intelligible dans le sensible est comparable à la présence du son au sein d’un espace qu’il remplit (Plot. III, 8 [30], 9, 23-28).29 29 Platon avait envisagé, dans le Parménide, la participation comme “présence” (parousia) et “communication” (koinonia) (Prm. 100d5-6), ou comme “présence d’une chose dans une autre” (eneinai) (Prm. 159d9). Cette présence de l’intelligible dans le sensible était comparée au jour ou au voile qui reste un et identique à lui-même en des endroits différents (Prm. 131b3-6 et 131b6-c1).

Ce lien ou cette relation entre le sensible à l’intelligible se retrouve également au sein des trois réalités supérieures que sont l’Un, l’Intellect et l’Ame. Ainsi, en Ennéade, VI, 4 [22], 11, 9-12, Plotin dira que

“les choses sont premières, deuxièmes et troisièmes par le rang, la puissance et les différences, non par les lieux. Rien n’empêche que les choses différentes soient ensemble, par exemple l’Ame, l’Intellect et toutes les sciences, qu’elles soient principales ou subordonnées”.

La hiérarchie, la primauté et les différences qui distinguent chacune des trois réalités n’entament en rien leur lien indéfectible, leur coprésence, une coprésence qui n’est pas spatiale ou locale. Les êtres intelligibles sont donnés tous ensemble dans leur uni-multiplicité. Bien qu’occupant des rangs différents, ces trois réalités qui régissent le système de Plotin sont intimement liées les unes aux autres et manifestent leur présence dans la nature et en l’homme. C’est ce que Plotin dit très clairement en Plot. V, 1 [10], 10, 1-6 :

“il y d’abord l’Un, qui est au-delà de l’Etre […] ; puis, à sa suite l’Etre et l’Intellect, et au troisième rang, la nature de l’Ame. Comme ces trois réalités sont dans la nature (en te phusei), il faut penser qu’elles sont aussi en nous (par’hemin)” (trad. Bréhier modifiée).

Plotin se servira de l’image du centre et des cercles30 30 Voir à ce sujet, Pradeau, 2019, p. 82-84. qui l’entourent pour dire la coprésence31 31 Pradeau, 2019, p. 85-86, parlera de “co-appartenance”. des réalités intelligibles les unes aux autres et leur présence au sein du sensible. Ainsi, en Plot. IV, 4 [28], 16, 23-31, il dira que

“si on donne au Bien le rang de centre, on donnera à l’Intellect le rang de cercle immobile, et à l’Ame le rang de cercle mobile, un cercle que meut le désir. Car l’Intellect possède directement le Bien et l’embrasse, tandis que l’Ame désire ce qui est au-delà de l’être. Pour sa part, la sphère du monde, puisqu’elle possède l’âme qui manifeste un désir de cette sorte est mue par ce désir qui lui est naturel. Mais comme cette sphère est un corps, le désir qui lui est naturel porte sur quelque chose qui se trouve en dehors d’elle. Cela explique qu’elle se replie et se retourne de partout sur elle-même, et donc qu’elle se meut en cercle ” (trad. Brisson).

L’image du cercle mu par le désir met l’accent sur la présence dynamique de la réalité supérieure au sein de la réalité inférieure. L’Intellect, compris comme cercle immobile entourant le centre qu’est le Bien, possède et embrasse le Bien qui lui est supérieur. De même, l’Ame envisagée comme cercle mobile désire ce qui est au-delà d’elle et l’entoure, l’embrasse elle aussi. La sphère du monde, en tant qu’elle se meut en cercle, possède l’Ame qui lui est supérieure. Grâce à l’image du centre et des cercles qui gravitent autour de ce centre, Plotin redit d’une manière admirable la présence et l’inhérence de chaque niveau supérieur de réalité au niveau inférieur qu’il engendre et produit. A travers cette représentation circulaire et gravitationnelle des niveaux de réalité autour du centre qui les a engendrés, Plotin insiste d’une manière dynamique sur la coprésence de toutes les réalités les unes aux autres et sur leur dépendance à l’égard du centre qu’est l’Un-Bien. Il ne s’agit plus uniquement d’envisager, à la manière de Platon, la participation verticale du sensible à l’intelligible à partir d’un rapport mimétique aux Idées, mais d’insuffler, à travers l’image circulaire et gravitationnelle,32 32 Pradeau, 2019, p. 82, utilisera, quant à lui, les expressions de “métaphore circulaire d’embrassement ou de gravitation centripète”. une composante dynamique qui ne concerne pas uniquement la relation du sensible à l’intelligible (allant du bas vers le haut), mais également la présence active de l’intelligible dans le sensible (du haut dans le bas), la coprésence des intelligibles les uns aux autres dans leur relation permanente et intérieure au Principe suprême.

L’image du centre unique à partir duquel viennent des rayons multiples permet donc de comprendre la “participation” platonicienne en termes dynamique de contact, de lien et de présence. En Plot. VI, 5 [23], 4, 17-24, Plotin dira que

“si nous disons qu’il existe quelque chose après l’Un lui-même ; il faut encore dire que cela existe en même temps que l’Un : ce qui vient après l’Un gravite autour de lui, se dirige vers lui et, tel son rejeton, est en contact avec lui, de sorte que ce qui participe de ce qui vient après l’Un participe aussi à l’Un. Puisque les réalités qui se trouvent dans l’intelligible sont en effet multiples, car elles sont premières, deuxièmes et troisièmes, qu’elles sont attachées à un seul centre tels les rayons d’une sphère unique, qu’elles ne sont pas séparées par des intervalles, mais que toutes restent tout ensemble avec elles-mêmes, là où les troisièmes se trouvent, les deuxièmes et premières sont elles aussi présentes (paresti) ” (trad. Dufour).

Les réalités intelligibles qui sont multiples sont autant de rayons qui ne se séparent jamais du centre un dont elles émanent. Plus que cela, ces réalités qui participent les unes aux autres sont non seulement en contact les unes avec les autres, mais elles sont transparentes les unes aux autres du fait qu’elles restent “toute ensemble”, dit Plotin.

Au terme de ce développement consacré à la lecture que Plotin fait de l’image et de la participation, on peut dire que Plotin lit manifestement la participation platonicienne en termes de procession, ou qu’il transpose en termes de dynamisme le réel platonicien : 1. L’image platonicienne ne revêt plus le caractère statique puisqu’elle se trouve désormais intimement liée à la notion importante de dunamis33 33 Sur le rôle dynamique de l’image chez Plotin, voir Fattal, 1998; Radice, 2009, voir le dernier chapitre consacré à Plotin. recouvrant désormais l’ensemble du réel platonicien ; 2. la participation platonicienne n’est plus uniquement envisagée à travers la relation verticale du sensible à l’intelligible, mais se trouve comprise en termes de contact, de coprésence ou même de transparence des intelligibles entre eux, à travers l’utilisation originale faite des cercles gravitant autour d’un centre unique (ou des rayons émanant de leur centre). Ces deux lectures plotiniennes de l’image et de la participation platoniciennes ont pour effet de résoudre ou de dépasser le problème platonicien de la séparation redoublée par Plotin, et d’assurer ainsi une forme de continuité dynamique entre l’Un, l’Intellect, l’Ame et le monde sensible.

Cette dynamisation du système de Platon est également illustrée par l’utilisation fréquente du vocabulaire de l’écoulement34 34 Voir à ce sujet, Pradeau, 2019, p. 102-103. exprimant clairement cette continuité naturelle et nécessaire établie entre les différents niveaux du réel : de l’Un-Bien qui est surabondance (huperpleres), “coule” (rheo) et “déborde” (huperreo) (Plot. V, 2 [11], 1, 8-9) l’Intellect duquel à son tour “coule” “et s’écoule” l’Ame qui joue un rôle incontournable dans la production du monde sensible du fait de sa position intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. La procession, supposant une avancée naturelle, dynamique, continue et incessante des réalités produites, trouve donc son illustration dans le paradigme sensible de l’eau qui coule, du flot (rheuma), de l’écoulement, du débordement. Ces images de l’écoulement, illustrant la procession, viennent compléter en termes de dérivation et d’engendrement naturels ce que la participation platonicienne35 35 N’oublions pas que l’hypothèse des Idées émise par Platon posera le problème de la participation du sensible à l’intelligible. Comment se fait-il que les choses sensibles qui sont multiples, différentes, particulières et en mouvement “prennent part” ou “reçoivent” les objets intelligibles qui, eux, sont caractérisés par l’unité, l’identité, l’universalité et l’immobilité ? Ce problème difficile de la participation sera abordé par Platon dans différents dialogues. Voir supra toute la partie consacrée à Platon. avait exprimé en termes de mimétisme et de hiérarchies verticales parfois statiques.

Les métaphores naturelles de la source ainsi que celles du soleil et de l’arbre, symbolisant l’Un-Bien à partir duquel toute chose s’écoule et dérive, sont utilisées par Plotin pour dire cette continuité dynamique du réel assurant la cohésion du tout par-delà les séparations, les écarts et les différences multiples. Plotin résoudrait également ce problème de la séparation hérité du platonisme qu’il n’hésite pas à redoubler en faisant émerger et procéder de l’Unité absolue qu’est le Bien un dégradé d’unités-multiples plus ou moins unes. Ainsi, après l’Un (hen) qui est purement un et simple, il y a l’unité-multiple (hen polla) de l’Intellect, de laquelle procède et découle l’unité et la multiplicité (hen kai polla) de l’Ame de laquelle procède la multiplicité infinie et indéterminée de la matière qu’il s’agira d’informer, d’illuminer et d’unifier afin de produire les corps et les êtres vivants. De l’Un absolu à la multiplicité radicale de la matière, Plotin ménage ainsi des liens à travers cette suite d’unités-multiples rattachées les unes aux autres grâce à la puissance fédératrice et causale du Premier Un.

C’est parce qu’il est parfait et c’est parce qu’il n’a besoin de rien, dira Plotin, que l’Un hyperpuissant “surabonde (hupererrue) et [que] cette surabondance (to huperpleres) produit une chose différente de lui” (Plot. V, 2 [11], 1, 8-9) qui, elle, est multiple. Il est en d’autres termes cause de la vie et cause de vies multiples. Etant

“cause de la vie ; l’activité de la vie qui est tout l’être [à savoir l’Intellect qui est la deuxième hypostase et qui est douée d’une vie parfaite], n’est pas la première ; elle coule de lui, comme une source. Imaginez une source qui n’a point d’origine ; elle donne son eau à tous les fleuves ; mais elle ne s’épuise pas pour cela ; elle reste paisible au même niveau […]. Imaginez encore la vie d’un arbre immense ; la vie circule à travers l’arbre tout entier ; mais le principe de la vie reste immobile ; il ne se dissipe pas en tout l’arbre, mais il siège dans les racines ; ce principe fournit à la plante la vie dans ses manifestations multiples ; lui-même reste immobile, et, n’étant pas multiple, il est le principe de cette multiplicité […]. Car le principe ne se partage pas dans l’univers ; s’il se partageait, l’univers périrait ; et il ne renaîtrait plus, si son principe ne restait en lui-même et différent (heteras) de tout” (Plot. III, 8 [30], 10, 3-19) (trad. E. Bréhier).

Les manifestations multiples de la vie de la plante et des êtres du monde sensible trouvent leur cause et leur origine dans un principe immobile différent de tout. L’Un doit être différent du mouvement et de la multiplicité qu’il engendre sous peine de se nier en tant que principe. Si l’Un absolu venait à perdre son unité et à se mouvoir en produisant la multiplicité, il ne serait plus un principe. N’étant plus un principe, le multiple se détruirait et le monde périrait. Cela étant impossible, l’univers et ses vies multiples doivent nécessairement procéder de ce qui n’est pas multiple. C’est par une sorte de raisonnement par l’absurde que Plotin est amené à rendre compte du passage “étonnant” de l’Un au multiple (Plot. III, 8 [30], 10, 14-16) : la négation de l’unité du principe entraîne nécessairement la négation de l’univers et des formes de vies multiples qui en dérivent.

On peut dire que les métaphores de l’écoulement de l’eau à partir d’une source unique et du rayonnement lumineux à partir du soleil (Plot. V, 1 [10], 6, 4-39) signifient l’existence d’une unité fondatrice sans laquelle la multiplicité du réel différencié ne pourrait exister et perdurer, et une continuité dynamique dans la circulation d’une vie ou d’une énergie allant de haut en bas, assurant ainsi le lien de tous les êtres et de toutes les choses. Plotin ne dit-il pas en effet que l’Un possède “la vie en lui” (zoe en auto) (Plot. V, 4 [7], 2, 16-19), une vie située au-delà de la vie parfaite de l’Intellect, de la vie de l’Ame et de la vie anthropologique, zoologique et biologique. Mais cette vie “différente” de l’Un n’exclut bien évidemment pas une forme de “continuité” et d’“unité”. Bien au contraire. “Toutes choses”, dira Plotin en V, 2 [11], 2, 24-29,

“sont comme une Vie qui s’étend en ligne droite ; chacun des points successifs de la ligne est différent, mais la ligne entière est continue (suneches). Elle a des points sans cesse différents ; mais le point antérieur ne périt pas dans celui qui suit” (trad. E. Bréhier).

Le déploiement des vies différentes à partir de la Vie située au-delà de toute vie particulière se fait manifestement d’une manière absolument “continue” (suneches). N’oublions pas que le verbe sunechein signifie l’acte de “tenir ensemble”. Cette Vie qui s’étend en ligne droite est ce qui “tient ensemble” toutes les vies différentes qui découlent d’elle et qu’elle engendre d’une manière dynamique.36 36 Dans le Phédon, le Bien est ce qui “tient ensemble” (sunechei) l’ensemble du réel et assure ainsi son unité. Plotin fait manifestement une lecture résolument vitaliste du Bien qu’il identifie à la Vie. Plotin, parlant en II, 1 [40], 4, 16-18, de l’Ame cosmique qui “jaillit de dieu [l’Intellect]” dira que cette dernière “est plus forte que tout lien” (desmou kreittona) et qu’elle “est la cause qui tient ensemble toute chose” (estin aitias tes sunechouses ta panta). L’Ame cosmique qui est d’origine intelligible, vue sa proximité avec l’Intellect divin contenant les Idées qui sont autant d’êtres et de vies, et compte tenu de sa position intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, est en mesure de “ tenir ensemble ” (sunechein) toutes les choses (ta panta) et de constituer ainsi leur “lien” (desmos) indéfectible.

Pour résumer ce qui a été avancé jusqu’à présent, on peut dire que Plotin, reprenant à son compte la séparation platonicienne qu’il redouble, et introduisant au sein de l’intelligible lui-même une différence entre l’Intellect et l’Ame, tout en marquant des écarts et des différences entre les différents niveaux du réel qu’il soit intelligible ou sensible, est malgré tout en mesure de résoudre ce problème de la séparation à travers l’utilisation qu’il fera des notions platoniciennes d’image et de participation auxquelles il ajoutera sa notion dynamique de procession assurant une réelle continuité entre l’engendreur et l’engendré. Il lira ainsi la participation platonicienne en termes de procession et de continuité dynamique. On l’a vu, cette continuité dynamique se trouve illustrée par le lien existant entre les puissances inférieures du sensible qui sont les images des puissances intelligibles dont elles sont issues et dépendent. Cette continuité est représentée et illustrée concrètement par le soleil et le rayon qui en émane, par la source et l’eau qui en découle, par la racine de l’arbre et les branches qu’il engendre et fonde. On peut dire que le point commun à toutes ces images d’illumination de rayonnement, d’écoulement, signifiant la procession plotinienne comprise comme avancée et engendrement continu des choses, c’est le vitalisme et le naturalisme.

C’est par conséquent à travers ce vitalisme et ce naturalisme que Plotin diffère de Platon dans le traitement qu’il fait de ce problème de la séparation. Mais pourquoi Plotin use-t-il de ce modèle vitaliste et naturaliste ? Où l’a-t-il trouvé ? Pour la majorité des philosophes grecs de l’Antiquité, les êtres et les choses adviennent nécessairement et éternellement à partir d’un principe naturel. Platon et les Gnostiques font figure d’exception puisqu’ils expliquent la genèse du monde à partir du modèle artificialiste incarné par l’intervention d’un dieu artisan (démiurge) fabriquant le monde à la manière d’un potier, d’un constructeur, d’un modeleur de cire. Plotin adopte donc la vision naturaliste de la production des êtres et des choses aux dépens de la vision artificialiste de Platon et des Gnostiques. Se réclamant de Platon et voulant lui être fidèle, il ne pourra pas critiquer son maître sur ce point précis, mais n’hésitera pas en revanche à charger les Gnostiques avec véhémence. Ce qu’il y a d’original chez Plotin, c’est qu’il transpose ce modèle naturaliste, vitaliste et dynamique au sein d’un réel gouverné par une transcendance platonicienne radicalisée et redoublée, et au sein d’un monde constitué de séparations multiples. Pour être plus précis, on peut dire qu’il transpose le vitalisme physique des Stoïciens au niveau de la métaphysique platonicienne qu’il transforme. A l’instar des Médioplatoniciens qui ne manquaient pas d’harmoniser Platon et les Stoïciens, Plotin n’hésite pas non plus à faire une lecture platonicienne du stoïcisme tout en mobilisant certains concepts stoïciens en vue de transformer le platonisme. Il introduira ainsi le vitalisme stoïcien au sein d’un réel platonicien verticalisé marqué par une transcendance accentuée et une séparation redoublée. La sympathie universelle des êtres et des choses, signifiant la cohérence et le lien intime unissant toutes les choses, qui est envisagée sur le seul plan corporel et physique par les Stoïciens, se verra transférée, par Plotin, au niveau incorporel et intelligible de la deuxième hypostase qu’est l’Intellect. Au sein de l’Intellect (deuxième hypostases) les Idées entretiennent manifestement entre elles un rapport intime de sympathie, de transparence et d’unité. Plotin n’hésite donc pas non plus à se servir de l’exemple biologique stoïcien de la semence pour illustrer l’unité-multiple reliant les Idées entre elles au sein de l’Intellect. Les Idées sont données toute ensemble (homou panta) au sein du Nous, comme les parties de l’animal ou de l’être vivant sont données toute ensemble au sein de l’embryon ou de la semence (Plot. II, 6 [17], 1, 10-12 ; III, 2 [47], 2, 18-19 ; IV, 4 [28], 16, 4-9)37 37 Voir à ce sujet, Fattal, 1998, pp. 66 sq.; Radice, 2009, p. 197 sq. .

C’est donc dans le cadre d’une tradition philosophique qui marque la prééminence de la nature sur la techne, et qui envisage la production de toute chose à partir du modèle naturaliste que l’Alexandrin puisera la solution au problème platonicien d’une séparation redoublée en vue d’assurer l’unité du Tout avec lui-même. C’est plus précisément dans une appropriation du vitalisme physique, biologique et corporel stoïcien qu’il transpose au niveau incorporel et métaphysique qu’il résoudra ce problème de la séparation héritée de Platon, une solution qui s’inscrit dans la continuité de Platon toute en s’en libérant. C’est d’ailleurs dans cette divergence avec Platon, que Plotin ne reconnaît pas explicitement mais qu’il semble critiquer implicitement, qu’il sera possible de cerner au mieux la pertinence de sa réponse et de la solution proposée. Ceux qui, en revanche, sont nommément et explicitement visés et critiqués sont les Gnostiques. La réfutation de Plotin s’adresse, en fait, aux membres de son école, à ses amis ou à ses disciples qui ont fréquenté la secte gnostique et qui ont subi son influence (Plot. II, 9 [33], 10, 318). C’est donc face aux “idées spéciales” de la secte gnostique qui introduisaient le doute dans l’esprit des disciples de Plotin que l’Alexandrin précisera sa pensée, non seulement au sujet de cette production artificialiste du monde défendue par ses adversaires, mais également au sujet du problème de la séparation platonicienne que ces derniers reprennent aussi à leur compte et développent d’une manière excessive.

En fait le vitalisme et le naturalisme de Plotin seraient une réponse à l’artificialisme et au dualisme prônés par les Gnostiques. Tout le travail de Plotin consistera à montrer que le chorismos platonicien, que lui-même redouble, ne peut ou ne doit pas conduire au dualisme, et que par ailleurs le dualisme prôné par les Gnostiques trahit en fait la pensée de Platon dont ils se réclament pourtant. Mais avant d’en arriver à cette critique virulente du dualisme gnostique, il est nécessaire de rendre compte de certaines différences qui séparent Plotin de son maître Platon et de dégager ainsi toute l’originalité de la pensée de l’Alexandrin.

Dans l’Ennéade II, 1 [40], chapitres 4-5, Sur le Monde, Plotin, faisant l’exégèse du Timée, 41a-c et 69 c, touchant à la production des êtres par le démiurge et les dieux subalternes, interprétera et traduira à sa manière ce rapport du démiurge et des dieux subalternes. Le dieu artisan de Platon, on le sait, produit l’Ame du monde, le corps du monde et la partie intellectuelle de l’âme des êtres vivants, alors que les dieux subalternes (à savoir les astres) engendrent les vivants du monde sensible, les corps des vivants sensibles, ainsi que les parties affectives et désirantes de l’âme des êtres vivants dans le sensible. Plotin, dans l’exégèse qu’il fait de ce passage du Timée, ne mentionne pas le démiurge et les dieux subalternes de Platon, mais comprend ce rapport en termes psychiques. Au démiurge platonicien correspond ce qu’il appelle l’Ame du monde, et aux dieux subalternes de Platon correspond ce qu’il nomme l’Ame végétative. L’Ame du monde produirait, comme le démiurge de Platon, le corps du monde, et l’Ame végétative qui en est l’image produirait, comme les dieux subalternes de Platon, les êtres vivants de la terre. Un rapport hiérarchique s’établit entre la puissance de l’Ame du monde et la puissance de l’Ame végétative qui est du même ordre que le rapport de puissance hiérarchique établi par Platon entre le démiurge et les dieux subalternes. L’Ame du monde, de par son lien intime avec l’Intellect, est plus puissante que l’Ame végétative inférieure qui en découle et qui est située à proximité de la matière et du monde sensible. L’Ame du monde représente le lien (desmos) qui “tient ensemble” (sunechei) le corps des astres et maîtrise le corps du monde, alors que l’Ame végétative qui est située à son niveau inférieure n’est pas en mesure de maîtriser les corps des êtres vivants qu’elle a engendrés (Plot. II, 1 {40], 4, 14 sq)38 38 Voir à ce sujet, Brisson et Pradeau, 2002; Dufour, 2003, p. 357-358, n. 56, et p. 355, n. 43. .

Ce qui frappe le lecteur dans le cadre de l’interprétation plotinienne de ce passage du Timée, c’est que Plotin ne mentionne à aucun moment le démiurge et les dieux subalternes, mais évoque à leur place les deux puissances de l’Ame que sont l’Ame du monde et l’Ame végétative. Le terme de theos est utilisé pour désigner l’Intellect (le Nous) qui est la seconde hypostase de laquelle l’Ame découle ou jaillit. Ici, Plotin n’évoque pas ce qu’il appelle ailleurs l’Ame pure (ou l’Ame hypostase) située au-dessus de l’Ame du monde et qui se caractérise uniquement par la contemplation pure des Idées contenues dans l’Intellect. Plotin fait l’impasse sur cette Ame et concentre son exposé sur l’Ame du monde dans son rapport direct à l’Intellect qui est qualifié de démiurge du fait qu’il contient les causes ou les paradigmes des choses sensibles. En réalité, pour Plotin, c’est l’Ame du monde qui joue le rôle de démiurge, car elle fabrique le corps du monde. Ceci étant rappelé, revenons à l’exégèse plotinienne du Timée qui substitue au démiurge platonicien l’Ame du monde et remplace les dieux subalternes de Platon par l’Ame végétative. Une telle substitution et un tel remplacement sont révélateurs du fait que Plotin veut éluder l’aspect artificialiste de la production du monde par le démiurge tel qu’il est défendu par Platon dans le Timée. Ne voulant pas affronter Platon dont il est le simple exégète et auquel il veut rester fidèle, il se charge de traduire en termes psychiques, vitalistes et naturalistes la production du monde telle qu’elle est présentée dans le Timée. Mais pourquoi évoquer l’Ame ? Parce que l’âme en général est ce qui donne directement la vie et le mouvement à un corps. L’Ame est l’hôte d’un corps auquel elle communique la vie. Elle agit d’une manière immanente, alors que le démiurge et les dieux agissent de l’extérieur et sont séparés.

J’insisterai à partir de maintenant sur la puissance inférieure de cette Ame qu’est l’Ame végétative se chargeant d’engendrer les corps des êtres vivants. Cette Ame végétative, jouant un rôle fondamental du fait qu’elle introduit la vie dans la matière inerte, est identifiée à la Nature (phusis) dans l’Ennéade III, 8 [30], Sur la Nature, la Contemplation et l’Un. L’analyse du statut de ce que Plotin appelle la Nature devrait permettre de montrer l’originalité de la solution de Plotin face au problème de la séparation platonicienne redoublée, et de mettre en évidence la grande nouveauté de sa pensée par rapport à la tradition philosophique antérieure qui marquait déjà la prééminence du modèle naturaliste dans son explication de la genèse du monde sensible.

Dans ce Traité 30 [III, 8], intitulé Sur la Contemplation, selon l’ordre chronologique des Traités établi par Porphyre, Plotin défend, dès le chapitre 1, une thèse qu’il considère comme “paradoxale” ou “bizarre” selon laquelle “Tout contemple” : “toutes choses”, dira Plotin, “aspirent à la contemplation” (chap. 1, 3), la terre, comme les végétaux, les animaux et les hommes. Il faut rappeler ici que pour Platon et Aristote l’activité éminente de la contemplation était réservée à l’homme uniquement. Cette thèse provocatrice est totalement originale dans la mesure où elle élargit la contemplation à tous les êtres vivants et soutient que finalement tout est rempli de contemplation, de pensée39 39 La contemplation ou theoria est le propre de la pensée ou de l’intellect. Depuis Platon, en passant par Aristote, jusqu’à Plotin, l’acte de contemplation est le propre de la noesis désignant l’achèvement de l’activité du penser (noein) qui est le propre de l’intellect (nous). Cette noesis comprise comme résultat du processus de la pensée, et qu’on peut traduire par “intellection”, est une forme de “saisie” de l’objet contemplé ou pensé par l’intellect. et de vie.40 40 La terre, les végétaux et les animaux ainsi que les hommes sont tous des êtres vivants dotés d’une âme, c’est-à-dire doués de vie, de mouvement et de pensée. A chaque niveau d’être correspond donc un niveau de vie et de pensée. Voir à ce sujet, Hadot, 1960, pp. 107-157. Cette thèse est liée à une autre thèse, celle consistant à associer la “ contemplation ” à la “ production ”, ou celle visant à établir une concomitance entre le fait de contempler et le fait de produire. “ Contempler, soutient Plotin, c’est produire ” (chap. 3, 20 sq.).41 41 N’est-ce pas en contemplant les Formes que le démiurge du Timée de Platon introduit de l’ordre dans le désordre de la chora et produit ainsi le monde sensible ? Ainsi, le démiurge “contemple” (les Formes) et “produit” (le monde). Plotin emprunterait au Timée de Platon ce lien associant contemplation (theoria) et production (poiesis).

Si “Tout contemple” et si “contempler, c’est produire”, la Nature, assimilée par Plotin à la partie inférieure de l’Ame cosmique qu’est l’Ame végétative et génératrice, est, elle aussi, en mesure de contempler et de produire. Plotin dit que la Nature contemple silencieusement, sans avoir réfléchi (Plot. II, 9 [33], 8, 20) et choisi, et cette contemplation silencieuse “produit” immédiatement les choses sans passer par des médiations et sans utiliser des leviers artificiels et techniques. Dans cette description de la contemplation silencieuse de la Nature, qui produit spontanément et d’une manière immanente les choses sans avoir recours à la médiation d’une pensée discursive et de leviers mécaniques, Plotin vise probablement les Gnostiques qui expliquaient la génération des êtres du monde sensible à partir d’un modèle artisanal et à la suite d’une pensée réfléchie. Dans ce Traité 30 [Plot. III, 8], il prête voix à la Nature et lui fait dire les mots suivants : “c’est alors que je contemple que les contours des corps apparaissent comme s’ils tombaient de moi” (Plot. IV, 10-11). Dans cette “prosopopée” de la Nature, Plotin fait parler cette dernière qui ne manque pas de dire aussi qu’elle n’use d’aucune parole, d’aucun calcul, d’aucune délibération, d’aucun instrument pour “produire” les choses. Il faut noter ici que Plotin se distingue du modèle artisanal adopté par le Timée de Platon et par les Gnostiques qui font intervenir un démiurge produisant les êtres et les choses, à partir de moyens techniques et à la suite d’une pensée réfléchie, d’un calcul et d’une délibération. Ce démiurge est également doué de parole alors que la Nature produit silencieusement.

Par ailleurs, on peut ajouter qu’à la différence de toute la tradition philosophique grecque qui se réfère au modèle naturaliste pour expliquer la genèse du monde, Plotin développe l’idée tout à fait originale selon laquelle la production des choses réalisées par la Nature résulte de l’activité contemplative de celle-ci. Aristote, partisan du modèle naturaliste,42 42 C’est la “nature” qui explique la production du monde (De Philosophia, frag. 18 Ross = frag. 916 Gigon) et cette nature ne délibère pas comme l’artisan (Metaph. 10. 7 1032a sq.; Ph. 2, 8 199b 28; Cael. 2, 4 287b 15 sq.). ne pouvait admettre que la nature soit en mesure de contempler puisque d’après lui la contemplation est la prérogative unique de l’homme. La contemplation est le propre de la puissance supérieure de l’âme humaine qu’est l’intellect (le nous) définissant l’homme. Dans la tradition philosophique antérieure à Plotin, ni la terre, ni les végétaux, ni les animaux n’étaient en mesure de contempler. La grande nouveauté de Plotin réside dans le fait d’avoir élargi l’activité de contemplation à la Nature et à tous les êtres vivants. Mais de quelle manière la production des êtres et des choses se réalise-t-elle à la suite de cette contemplation de l’Ame ? Il faut tout d’abord préciser que l’Ame végétative et que l’Ame cosmique qui lui est supérieure sont constitutives d’une seule et même Ame. En Ennéade II, 3 [52], 17, 7-17, il est dit que “c’est la partie principale de l’Ame (à savoir l’Ame cosmique) qui agit d’abord en modifiant l’Ame génératrice engagée dans la matière”. Cette partie principale de l’Ame qui est plus puissante est la plus apte à produire parce qu’elle est en mesure de contempler les Idées qui sont dans l’Intellect. Elle produit, dira Plotin, en se conformant aux Idées (kat’eide poiei). Suite à cette contemplation des Idées réalisée par l’Ame principale, cette dernière communique à l’Ame végétative l’équivalent des Formes que sont “les images des formes” que l’Ame végétative se charge d’envoyer dans la matière informe en vue de produire les corps.43 43 Voir à ce sujet, Fattal, 1998, pp. 25, 38-40; trad. it. Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino, 2009, pp. 170, 178-179. Pour dire les choses autrement, les Idées ou les Formes proviennent de l’Intellect et sont communiquées à l’Ame principale ou Ame cosmique qui les déploiera et les développera dans l’Ame végétative en termes d’images des formes. C’est parce qu’elle s’est ressourcée dans ces modèles/paradigmes ou causes que sont les Idées en les contemplant, que l’Ame supérieure transmettra, donnera, délèguera à l’Ame inférieure quelque chose de ce monde parfait et puissant que sont les images des formes qui, à leur tour, seront envoyées par l’Ame inférieur ou Ame Nature dans la matière en vue de l’informer et de la parfaire à l’image de l’intelligible. C’est de cette manière que les corps surgissent et que les êtres vivants sont engendrés. Les images des formes, qui sont les actes de l’Ame, représentent autant de puissances de vie et de pensée qui investissent la matière amorphe, obscure, sans vie et sans pensée. Cette fonction productrice assignée à l’Ame Nature ou à l’Ame végétative est rendue possible par sa proximité avec la matière qu’elle a elle-même produite et qu’elle informe en vue de produire les corps.44 44 Sur la matière sensible, voir Plot. II, 4 [12]. Sur la production de la matière par l’Ame, voir Plot. III, 9 [13], 3; O’Brien, 1991, p. 22-25

Cette puissance de vie qu’est l’Ame Nature ou Ame inférieure (ou Ame végétative), envoyant dans la matière, les images des formes transcendantes qui sont autant de causes actives ou de puissances de vie dynamiques qui investissent la matière amorphe pour la former à l’image de l’intelligible, représentent autant de liens, d’intermédiaires dynamiques, de médiations naturelles, suturant le Tout avec lui-même, reliant la transcendance à l’immanence, l’intelligible au sensible. Ces images des formes ou ces intermédiaires naturels dynamiques qui sont les actes de l’Ame sont identifiés à ce que Plotin appelle par ailleurs les “raisons engagées dans la matière” (logoi en hule) ou les “raisons séminales” (logoi spermatikoi). Or, ces “raisons séminales”, du fait de leur action immanente au sein de la matière en vue de produire immédiatement, d’un seul coup (athroos) et de toute éternité les corps et les êtres vivants,45 45 Voir Plot. II, 9 [33], 12, 15-16. s’opposent radicalement à la figure du démiurge gnostique, du dieu artisan qui fabrique le monde et les choses extérieurement d’une manière médiate, artificielle et temporelle. Il y aurait, dans le cadre d’un tel schéma gnostique, un commencement du monde ainsi qu’une succession historique et temporelle dans la production des êtres et des choses que Plotin exclut totalement et combat fermement (Plot. II, 9 [33], 12, 15-16)46 46 Sur le rôle fondamental joué par le Logos et les logoi dans la résolution du problème de la séparation, voir également Fattal, 2006, p. 122-142; ainsi que Fattal, 2009a, p. 35 sq. ; Grave & Schubbach, p. 43 sq. puisque pour lui toutes les choses découlent et procèdent éternellement à partir de “la puissance de tout” qu’est L’Un-bien débordant d’énergie et produisant l’ensemble du réel.

Pour résumer, on peut dire que ce modèle naturaliste adoptée par Plotin s’oppose non seulement au modèle artificialiste de la production du monde par le démiurge gnostique - tout en sous-entendant une critique de la fonction démiurgique du Timée de Platon -, mais se distingue aussi de toute la tradition philosophique grecque qui avait adopté avant lui ce modèle naturaliste. La grande nouveauté de Plotin réside, on l’a dit, dans le fait d’attribuer à la Nature la fonction de contempler et de produire aussitôt. La position médiane de l’Ame au sein d’une représentation verticale du réel plotinien - induisant une transcendance absolue et un redoublement de la séparation platonicienne-, associée au rôle dynamique et médiateur de ces actes de l’Ame que sont les images des formes envoyées au sein de la matière pour la transformer, sont non seulement autant de réponses à ce problème de la séparation hérité du platonisme, mais manifestent également la grande originalité de Plotin par rapport à Aristote et par rapport aux Stoïciens.47 47 Les Stoïciens parleront de la nature comme “artisan” ou feu artisan (feu artiste) produisant le monde d’une manière immanente.

Il n’hésite pas à se servir de certaines catégories aristotéliciennes et stoïciennes en vue de les comprendre en termes platoniciens. Il suffit de voir comment, à travers l’utilisation qu’il fait de l’expression typiquement aristotélicienne de “raison engagée dans la matière” (logos en hule) et de l’expression proprement stoïcienne de “raison séminale” (logos spermatikos), Plotin transpose au niveau de l’intelligible platonicien les fonctions dynamiques attribuées à ces deux types de logoi. En bon platonicien qui se respecte, Plotin dématérialise le logos stoïcien puisque le logos corporel stoïcien devient pour lui un logos incorporel et immatériel, et que ce dernier est envisagé sous un rapport mimétique (typiquement platonicien) à la Forme transcendance se trouvant dans l’Intellect. Le logos spermatikos des Stoïciens n’est pas le seul logos à être envisagé dans un rapport mimétique à la Forme transcendante platonicienne. Le logos en hule d’Aristote se trouve lui aussi compris en tant qu’image de la Forme. Toute forme (eidos) ou toute raison (logos), dira Aristote, est nécessairement engagée dans une matière donnée. Cet engagement de la forme ou de la raison dans la matière se fait d’une manière totale et complète. Or, Plotin, ne peut admettre que ce soit la totalité de la forme ou que ce soit la totalité de la raison qui s’engage dans la matière comme cela est le cas de l’hylémorphisme aristotélicien, mais quelque chose de cette forme ou de cette raison qu’est l’image de la forme.

Le but de Plotin en envisageant ces expressions aristotélicienne et stoïcienne dans un rapport mimétique à la Forme transcendante platonicienne, c’est de sauvegarder la transcendance de la Forme. En cela, il est profondément platonicien. A la différence d’Aristote, il ne peut faire entrer la totalité de la forme ou de la raison dans la matière afin que l’eidos ou que le logos ne subisse pas également l’action de la matière. S’il ne fait pas entrer la totalité de la forme et de la raison dans la matière pour ne faire entrer que l’image de cette forme ou de cette raison, c’est aussi pour sauvegarder le caractère laid de la matière. La laideur de la matière s’explique en effet par le fait que cette dernière refuse de se laisser informer. Ce qui signifie que l’action des images des formes sur la matière n’est pas toujours efficace ou en mesure de parfaire la matière à l’image de l’intelligible. La matière d’en bas, soumise au hasard, est donc susceptible de faire parfois échouer le travail d’information réalisé par ces images des formes dynamiques que sont les raisons séminales ou les raisons engagées dans la matière en provenance du monde d’en haut commandé par la nécessité.

La nouveauté de Plotin réside, on le voit clairement, dans le fait d’introduire au sein de la transcendance et des différents niveaux de séparations un dynamisme et un vitalisme indéniables. Ce dynamisme trouve sa source dans la puissance (dunamis) surabondante de l’Un-Bien. Cette hyperpuissance de l’Un-Bien sera relayée par la puissance des Formes causales situées dans l’Intellect et par les images des Formes déployées au niveau de l’Ame qui, à son tour, enverra ces puissances dans la matière en vue d’introduire la vie au sein de ce qui est sans vie. L’origine de toute vie serait une origine incorporelle. L’Un-Bien, l’Intellect, L’Ame et ses différentes puissances, ainsi que les actes de l’Ame ou ces puissances de vie que sont les raisons séminales ou les raisons engagées dans la matière sont toutes d’origine incorporelle et immatérielle. C’est par conséquent la vie incorporelle qui est à l’origine de ce dynamisme qui traverse l’ensemble du réel plotinien - un réel verticalisé48 48 Voir ce qui a été dit précédemment au sujet de l’image du centre et des cercles que Plotin adopte parallèlement à celle d’un réel vertical et rectiligne. et constitué de séparations multiples - en vue de lui donner une forme d’unité, de continuité et de cohésion.

C’est donc en restant platonicien, et c’est en transposant en termes platoniciens l’aristotélisme et le stoïcisme que réside l’originalité de la réponse de Plotin au problème de la séparation hérité de Platon, ainsi que sa grande nouveauté par rapport à la tradition philosophique grecque donnant la primauté au modèle naturaliste qui tentait d’expliquer la naissance du monde. C’est également en se différenciant et en se libérant de Platon que réside l’originalité du platonisme de Plotin puisque la figure du démiurge du Timée qui réfléchit, qui parle, qui calcule et qui produit le monde d’une manière artisanale se trouve abandonnée par Plotin. Plotin voulant rester fidèle à son maître ne le critique pas nommément et explicitement. Il préfère interpréter le Timée de Platon à partir de sa propre conception de l’Ame cosmique et de l’Ame végétative.49 49 Voir ce qui a été dit précédemment au sujet de l’Ennéade, II, 1 [40], Sur le monde. C’est aux Gnostiques, qui sont explicitement visés, que Plotin adressera ses critiques. C’est plus exactement à ses disciples qui sont séduits et troublés par les thèses défendues par cette secte chrétienne se réclamant de Platon que Plotin précise sa pensée sur cette question de la genèse du monde intimement liée au problème du dualisme ici surmonté par le rôle incontournable assigné à la Nature et par la mise en avant d’une forme de panpsychisme.

Les images des formes, qui sont les actes de l’Ame sont autant de causes actives agissant sur la matière, ne sont pas les seules intermédiaires dynamiques suturant le Tout avec lui-même. Il faut voir que les différents niveaux de l’Ame, ainsi que les différents niveaux du réel, sont eux aussi en mesure d’assurer ce lien ou cette relation entre le haut et le bas, le même et l’autre, l’un et le multiple, afin d’assurer la cohésion du Tout avec lui-même. C’est grâce aux deux thèses précédemment évoquées affirmant que “Tout est contemplation” et que “Tout ce qui contemple produit” que Plotin est également amené à expliquer l’existence de toute chose et à démontrer l’unité du réel. Tout être achevé et accompli, tout être qui accède à une forme de perfection, est en mesure de produire, dira Plotin. La Nature qui contemple est elle-même le fruit d’une contemplation : “Ainsi la Nature est contemplation et elle est le résultat d’une contemplation parce qu’elle est raison” (Plot. III, 8 [30], 3, 17-19). Tout être contemplé est, à l’instar de la Nature, le fait d’une contemplation et d’une raison, et de ce fait produit. C’est finalement travers cette cascade de contemplations et de productions, propres à la Nature et de tout être vivant, supposant de la part de chaque être un retour sur soi et un retour à l’être engendreur (conversion), que Plotin explique la genèse du monde et illustre ce qu’il appelle la “procession”. Toutes les réalités sont ainsi liées ou rattachées au Premier Principe duquel elles dérivent, procèdent, découlent d’une manière continue sans que ces liens ne soient rompus. Dans de telles conditions, chaque réalité, partageant la même activité de contemplation-production, sera en mesure de se réaliser pleinement en tant qu’être un ou en tant qu’existant, et de participer ainsi activement à la cohérence du monde et à son unité. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle la pensée de Plotin est dualiste, on voit ici, très clairement que l’Alexandrin met plutôt l’accent sur l’unité du réel, une unité qui va du Premier Principe jusqu’aux traces de l’Un dans le monde sensible.

Compte tenu de ce qui vient d’être dit, on est tout naturellement conduit à interroger les raisons philosophiques et doctrinales qui ont poussé Plotin à vouloir résoudre et dépasser ce problème de la séparation hérité du platonisme, et à mesurer la pertinence de sa réponse. Les raisons philosophiques et doctrinales qui amené Plotin à résoudre ce problème de la séparation qu’il redouble doivent être cherchées dans son combat contre les Gnostiques qui fréquentaient son école à Rome. Les Gnostiques ont mal compris Platon puisqu’ils ont interprété la dualité platonicienne du sensible et de l’intelligible en termes de dualisme opposant deux mondes hétérogènes. Platon, et à sa suite Plotin, ont bien montré les liens qui pouvaient unir le sensible et l’intelligible et qu’un tel dualisme mettait en danger la constitution (sustasis) du monde et de son unité. En critiquant les Gnostiques, Plotin veut montrer à ses disciples et à ses auditeurs que la philosophie platonicienne du chorismos pouvait être comprise en termes de dualisme et que cette interprétation dualiste, adoptée par ses adversaires au sein même de son école, devait être totalement rejetée à cause de la vision pessimiste et tragique qu’elle véhicule. Platon, bien qu’il fasse intervenir, dans le Timée, le modèle artisanal du démiurge pour expliquer la genèse du monde sensible, demeure optimiste, car pour lui le monde est beau puisque produit par un dieu artisan qui est bon, alors que la conception dualiste des Gnostiques véhicule une conception pessimiste et dramatique des choses, puisque le monde est laid parce que produit par un démiurge mauvais. N’oublions pas que Plot. II, 9 [33] est intitulé Contre ceux qui disent que l’auteur du monde est méchant et que le monde est mauvais dans la table systématique des Traités établie par Porphyre (Vita Plotini, 24, 56-57) et que ce Traités 33 apparaît sous le titre Contre les Gnostiques dans la table chronologique des Traités donnée par Porphyre (Vita Plotini, 5, 33).

Les raisons philosophiques et doctrinales qui ont poussé Plotin à résoudre ce problème de la séparation hérité de Platon sont donc à trouver dans son combat face aux Gnostiques dans le but de proposer la “véritable exégèse” de la pensée de son maître que les Gnostiques ont déformée en l’interprétant dans le sens du dualisme. Toute l’entreprise critique de Plotin consistera à montrer que ces derniers ont non seulement mal interprété Platon, mais qu’ils se sont également éloignés de la rationalité hellénique. Parmi les “idées spéciales” que la secte a professé à l’égard de l’antique culture grecque et par rapport à Platon dont elle n’a pas compris la philosophie (Plot. II, 9 [33], 6, 5-6), c’est d’avoir soutenu à l’encontre de Platon l’existence de “la pluralité des intelligibles” (ligne 14) qu’ils introduisent dans leur système de pensée50 50 Cette critique apparaît déjà au chapitre 2, 1-4. lorsqu’ils tentent de commenter le passage 39 e du Timée qu’ils déforment et ne comprennent pas. En “nommant une pluralité d’intelligibles” (ligne 28), ils croient, dit-il, avoir compris “la nature de l’intelligible” (ten noeten phusin, lignes 26-27) et être dans la vérité tout en prétendant que Platon lui-même aurait été dans l’incapacité de comprendre cette nature. Porphyre nous rapporte, à ce sujet, que, pour les Gnostiques, Platon n’a pas su percer la profondeur (to bathos) de la substance intelligible (V.P. 16, 8).

La réponse de Plotin ne se fait pas attendre. En bon platonicien, il réplique à ses adversaires en leur reprochant d’introduire indûment la multiplicité et la pluralité (to plethos) dans le monde intelligible. D’un point de vue platonicien, la pluralité contredit la nature de l’intelligible dans laquelle il faut plutôt admettre le plus petit nombre d’êtres possibles. L’introduction de la pluralité dans un monde intelligible caractérisé par l’unité a pour effet de faire ressembler l’intelligible au sensible. Cette innovation doctrinale par rapport à Platon est inacceptable aux yeux de Plotin qui se présente, dans l’Ennéade V, 1 [10], 8, 10-14, comme le simple exégète et interprète de Platon.

“Nos théories, dit-il, n’ont […] rien de nouveau (me kainous), et elles ne sont pas d’aujourd’hui ; elles ont été énoncées il y a longtemps, mais sans être développées, et nous ne sommes aujourd’hui que les exégètes (exegetas) de ces vieilles doctrines, dont l’antiquité nous est témoignée par les écrits de Platon” (trad. E. Bréhier).

Face aux Gnostiques qui innovent (kainotomousin, Plot. II, 9 [33], 6, 11) par rapport aux anciens et qui sont dans l’erreur, Plotin est dans le vrai parce ses doctrines n’apportent “rien de nouveau” (ee kainous) par rapport à ses prédécesseurs.

Face à la multiplication indue des intelligibles qui fait ressembler le monde intelligible au sensible, Plotin oppose un nombre limité de natures ou d’hypostases qui sont censées commander l’ensemble du réel que sont l’Un, l’Intellect et l’Ame. Pas plus de “Trois” natures dira-t-il en avertissant ainsi ses adversaires qui ont tendance à introduire la multiplicité dans un réel qui doit rester un et unifié. Par ailleurs, en bon platonicien, Plotin ne peut admettre, en plus du monde sensible et du monde intelligible de Platon, l’existence d’une “terre nouvelle” (Plot. II, 9 [33], 5, 24) ou d’une “terre étrangère” (chap. 11, 12). Cette invention superflue va à l’encontre du rationalisme platonicien dont Plotin se targue d’être le défenseur. Plotin opère manifestement ici, bien avant Nietzsche, une critique des arrière-mondes. Méprisant la création et notre terre, écrit Plotin, “ils affirment qu’une terre nouvelle a été créée pour eux, vers laquelle ils s’en iront en sortant d’ici” (chap. 5, 24-25). Le mépris du monde créé par un démiurge mauvais, et le sentiment d’étrangeté par rapport au monde d’ici-bas, ne peuvent que consacrer et renforcer le dualisme gnostique entre le monde d’ici-bas qu’ils méprisent et celui de là-haut qu’ils attendent et espèrent. Les Gnostiques élaborent ainsi une eschatologie51 51 Sur l’eschatologie gnostique, voir Jonas, 1978, p. 67-69. en créant de toute pièce un nouveau monde qui devrait advenir à la fin des temps.

Non seulement les Gnostiques multiplient les intelligibles et les différentes sortes de mondes, mais ils vont également jusqu’à multiplier également les images. Plotin critique à ce sujet ce qu’il appelle à propos des Gnostiques “la génération des images” (ten ton eidolon genesin) (chap. 11, 10-11)52 52 Voir à ce sujet, Fattal, 2009a, pp. 50 sq.; Radice, 2009, p. 186 sq. et “Image et production du monde chez Plotin. qui n’expliquent en rien la production du monde. Ce culte de l’Idole qui tend à remplacer la primauté platonicienne du paradigme ou qui annule le lien platonicien unissant l’image à son modèle en séparant d’une manière irrémédiable l’eidolon du paradeigma n’est en fait qu’un culte voué à des plasmata, c’est-à-dire à des fictions.

On ne peut en aucune manière construire et produire le monde à partir de fictions et d’inventions superflues. En effet, au chapitre 10, 26-33, Plotin, pensant aux Gnostiques, décrit la production du monde à partir d’un véritable dégradé d’images et de reflets : l’âme-sophia, dit Plotin, illumine les ténèbres

“venue de là-haut, une image se forma dans la matière (eidolon en tei hulei). Puis ils ont modelé une image de cette image (tou eidolou eidolon), quelque part ici-bas, à travers la matière […] et <ainsi> ils engendrent celui qu’ils appellent le démiurge, ils racontent qu’il s’est éloigné de sa mère, produisant à partir de lui le monde (poiesantes ton kosmon par’ auton) allant jusqu’aux derniers reflets (ep’ eschata eidolon), afin d’injurier avec violence le démiurge qui les a dessinés”.

Un peu plus, au chapitre 11, 17-27, ces images ou reflets gnostiques sont identifiés à des fictions (plasmata) inefficaces et sont incapables de produire quoi que ce soit du fait qu’elles sont coupées de leur modèle et ne peuvent par conséquent se ressourcer dans l’être. Cette “image de l’image”, représentée par le démiurge qui s’est éloigné de sa mère, ne peut produire que des plasmata du fait de son apostasie encore plus grande par rapport aux causes supérieures qui ont engendré sa mère. Le démiurge est ainsi dans l’incapacité de se ressourcer dans les modèles ou les paradigmes dont il est pourtant issu. Ne pouvant se ressourcer dans les causes qui l’ont engendré et qui lui sont supérieures, il ne sera pas en mesure de se ressourcer dans l’Etre, dans la puissance d’en-haut qui aurait pu lui communiquer la puissance de production, comme cela est le cas par exemple de l’Ame Nature ou de l’Ame végétative de Plotin qui, en tant qu’image de l’Ame cosmique (elle-même image de l’Intellect) est en mesure de produire les corps du fait de son lien étroit et de sa proximité à l’Ame cosmique qui a contemplé les modèles ou les causes de toutes choses. Il faut rappeler ici que cette proximité s’explique par le fait que l’Ame cosmique et que l’Ame végétative ou l’Ame Nature qui en est l’image sont de même nature. En s’éloignant de sa mère, le démiurge gnostique qui est “une image de l’image” perd son ancrage dans l’Etre qu’il ne peut plus contempler et perd par voie de conséquence toute puissance de production. C’est la raison pour laquelle Plotin dit qu’il ne produit que des fictions. L’image gnostique ne remplit donc pas la fonction que Platon assignait à l’image, celle qui consiste à reproduire ou à copier le modèle et à se ressourcer dans la cause de toute chose. Un tel ressourcement dans la cause et l’être est le propre de l’image plotinienne qui, du fait de son ancrage dans l’intelligible, se remplit de la vie parfaite et de la puissance de l’être intelligible, en vue de produire un monde beau. Cet ancrage et ce ressourcement dans la vie et la puissance d’en-haut suppose que l’Ame se convertisse (tourne son regard) en direction des intelligibles en vue de les contempler. Une fois cette conversion et cette contemplation réalisées, la production des êtres, des choses et du monde est rendue possible.

Par ailleurs, le démiurge gnostique, à la différence du démiurge du Timée de Platon et de l’Ame plotinienne, “ignore” le modèle intelligible ou en possède une connaissance affaiblie et lointaine. Ainsi, le monde serait façonné à partir de l’ignorance, de l’oubli et de l’erreur du démiurge, alors que chez Platon le démiurge possède la connaissance des Formes ou des Etres intelligibles qu’il a contemplés et qui lui permettent ainsi d’introduire de l’ordre dans la chora désordonnée en vue du produire un monde beau et harmonieux. Il en est de même pour L’Ame plotinienne qui possède la connaissance des Formes qu’elle a contemplées dans l’Intellect en vue de produire un monde beau et ordonné. Face à l’oubli et à l’ignorance des Formes et des Etres intelligibles (représentants la vérité) par le démiurge gnostique, Plotin oppose ainsi le souvenir et la connaissance des Formes que le démiurge du Timée de Platon contemple. Plotin comprendra et interprétera en termes d’Ame cosmique la figure du démiurge platonicien. L’Ame cosmique plotinienne est, elle aussi, en mesure de se souvenir et de connaître les Formes qu’elle contemple en vue de produire le corps du monde.

En fait, selon Plotin, les Gnostiques ont mal compris ce que Platon entendait par le démiurge. Ils “pensent, dit-il, que Platon, par cette intelligence qui réfléchit, désigne le démiurge; c’est qu’ils sont loin de savoir ce qu’est le démiurge” (Plot. VI, 22-24). Contre les Gnostiques qui entendent l’action du démiurge d’une manière médiate, discursive et artificielle, Plotin considère que l’Ame produit le monde d’une manière immédiate et naturelle, engendrant les êtres et les choses de toute éternité. Le système plotinien de la procession éternelle s’oppose radicalement à l’idée d’un monde qui a un commencement et une fin (Plot. II, 9 [33], 7, 1-2).53 53 “L’on a dit que ce monde n’a pas commencé et ne finira pas, mais il existe toujours ”. Voir également le chapitre 8, 2-3. L’Ame engendre le monde de toute éternité. Toute idée de commencement du monde dans le temps doit être bannie puisqu’elle introduit manifestement une rupture entre la cause productrice qui est éternelle et le produit qui est temporel. La procession n’implique aucune rupture ou discontinuité mais consacre une forme d’unité et de continuité entre les différents niveaux du réel.

Pour conclure, on peut dire que les raisons philosophiques et doctrinales qui ont poussé Plotin à résoudre le problème de la séparation (chorismos) platonicienne, qu’il redouble au sein de sa propre représentation du réel, résident dans sa volonté de défendre Platon contre les interprétations malséantes de la secte gnostique que ses élèves et disciples ont fréquentée. Le but de Plotin, en tant qu’exégète de Platon, consiste à restituer la pensée de Platon qui a été déformée par les Gnostiques. Les adversaires de Plotin se sont éloignés de la vérité en critiquant celui dont ils se réclament pourtant. Même si Plotin critique ouvertement chez les Gnostiques la fonction artisanale d’un démiurge qui réfléchit et qui calcule, il n’ira pas jusqu’à critiquer cette fonction que revêt le démiurge platonicien dont les Gnostiques s’inspirent, mais interprétera le démiurge du Timée en termes d’Ame cosmique. Toute son entreprise vise à restituer la vérité de la philosophie de Platon en dénonçant le dualisme gnostique que ses disciples risquent d’adopter, et à montrer toutes les incohérences qu’elle véhicule. Parmi ces incohérences, il évoque la prolifération des intelligibles et des images au sein d’un monde intelligible perdant son unité à cause des séparations, des coupures et des cassures irrémédiables qui ne peuvent être dépassées. La multiplication infinie des séparations sont révélatrices du fait que les Gnostiques ont mal compris et mal interprété le chorismos platonicien. Pour Platon, il n’y a qu’une seule séparation, alors que les Gnostiques ajoutent une kyrielle de séparations. Une telle multiplication des séparations aurait pour conséquence de multiplier à outrance les intermédiaires et les images qui ne joueraient plus le rôle que Platon leur assignait, à savoir suturer le Tout avec lui-même. Ces intermédiaires et ces images sont inefficaces du fait qu’ils sont coupés de l’Etre dans lequel ils sont censés se ressourcer. En remettant en cause la belle unité et la belle harmonie du monde, les Gnostiques se désolidarisent de toute la tradition grecque et platonicienne qui affirmait avec force et avec optimisme la continuité et l’unité de l’ordre du monde.

La pertinence de la réponse de Plotin face au problème de la séparation platonicienne est d’autant plus manifeste qu’il affronte directement et précisément certains points défendus par les Gnostiques et montre qu’ils ont trahi la pensée de Platon au lieu de la prolonger et de la développer. On peut également ajouter que Plotin est conscient du fait qu’il redouble la séparation de Platon et qu’un tel redoublement peut mettre à mal l’unité et la continuité du réel. C’est la raison pour laquelle, il développe une vision vitaliste et naturaliste des choses à travers sa conception de la procession, à travers la lecture dynamique qu’il fait de l’image et de la participation platoniciennes en vue de mettre l’accent sur le lien et la continuité traversant l’ensemble du réel, sans oublier l’utilisation astucieuse qu’il fait de l’image de la ligne verticale avançant et descendant de haut en bas ou à travers l’utilisation de l’image du centre à partir duquel gravitent des cercles multiples (ou émanent des rayons multiples) en vue de dire le contact, la présence et la coprésence des réalités les unes par rapport aux autres. Enfin, les métaphores de l’écoulement, du débordement, de la source, du soleil, du rayonnement, de l’illumination et de l’arbre signifient elles aussi la continuité dans la discontinuité, l’unité dans la multiplicité, l’identité dans la différence, la présence active de l’intelligible dans le sensible.

On peut également noter que la solution de Plotin à ce problème de la séparation platonicienne qu’il redouble réside dans une forme de panpsychisme. L’Ame située entre l’intelligible et le sensible joue un rôle incontournable dans la production du monde et de son unité. Les images des Formes, qui sont les actes de cette Ame produisant la vie dans la matière qui est sans vie, sont autant d’êtres vivants et de pensées introduisant la forme dans ce qui est sans forme. Ces puissances de vie issues et envoyées par l’Ame sont autant de causes actives et dynamiques permettant de transmettre la Vie d’en haut dans la vie d’en bas, l’Unité d’en haut dans la dispersion infinie d’en bas, et de produire ainsi le monde, les corps et les êtres vivants caractérisés par la beauté et l’ordre. Le rôle joué par l’Ame cosmique plotinienne diffère de l’Ame cosmique stoïcienne qui demeure corporelle et matérielle et diffère de l’Ame cosmique platonicienne qui ne produit pas le monde puisque c’est plutôt le démiurge du Timée qui produit le monde à la suite de sa contemplation des Formes. Chez Platon, l’Ame du monde ne fait que maintenir l’ordre du monde une fois que le démiurge et ses aides se retirent.54 54 Sur l’Ame du monde chez Platon et les Stoïciens, voir Moreau, 1965. Sur l’Ame du monde chez Plotin, voir Dufour, 2006, p. 89-102. Le panpsychisme plotinien réside dans le fait que toute être vivant est doué d’une âme qui anime un corps et qui pense, et que par conséquent tout être vivant contemple, et du fait de sa contemplation produit des formes vivantes dans ce qui est informe. La cascade continue des contemplations/productions animant chaque niveau du réel et qui présuppose que chaque contemplation résulte d’une conversion de l’être inférieur en direction de l’être supérieur qui l’engendre, et à partir duquel il se constitue et trouve son unité, est tout à fait révélatrice de l’omniprésence de la vie à tous les stades de la procession. Les vies multiples d’en bas trouvent toutes leur origine dans les vies d’en haut se ressourçant dans la Vie informe, infinie et incomparable de l’Un-Bien qui donne ce qu’il n’a pas, à savoir les Formes/les Etres incorporels de l’intelligible et les êtres vivants corporels du sensible. C’est dans la puissance incomparable de ce jaillissement de la vie à partir du Premier que l’unité du Tout est finalement assurée, un jaillissement continu qui est relayé de toute éternité par tous les maillons d’une chaîne qui ne se rompt jamais.

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  • 1
    Voir, à ce sujet, Pradeau, 2001PRADEAU, J.-F. (éd.) (2001). Platon, les formes intelligibles . Paris, PUF . .
  • 2
    Voir l’ouvrage Rogue, 2004ROGUE, C. (2004). Comprendre Platon. Paris, Armand Colin., p. 87-108.
  • 3
    Voir le jeu de mots soma sema (corps tombeau). Le sema désigne également le signe (corps signe).
  • 4
    L’âme est assignée à résidence (phroura) dans le corps.
  • 5
    Sur les occurrences de chorismos, chorizein, choris dans l’œuvre de Platon, voir Diès, 1964DIÈS, A. (1964). Platon, Lexique. Tome 2. Paris, Les Belles Lettres ., p. 570-571; Radice, 2003RADICE, R. (ed.) (2003). Plato Lexicon. Milano, Biblia., p. 993-994; Phd. 64c5-6; 67a; 67d3; Brisson, p. 55 sq. In: Pradeau, 2001PRADEAU, J.-F. (éd.) (2001). Platon, les formes intelligibles . Paris, PUF . .
  • 6
    Voir infra ce qui est dit au sujet du Banquet et du Phédon.
  • 7
    Là-dessus, voir Brisson, 2001BRISSON, L. (2001). Comment rendre compte de la participation du sensible à l’intelligible chez Platon? In: PRADEAU, J.-F. (éd.) (2001). Platon, les formes intelligibles. Paris, PUF, p. 55 sq., p. 57. Il ne faut certes pas oublier la causalité des Formes. Les Formes, caractérisées par la stabilité et contemplées par le démiurge, jouent également un rôle déterminant, car elles lui permettent de mettre en ordre la chora traversée par des mouvements désordonnés.
  • 8
    Cf. Brochard, 1926BROCHARD, V. (1926). La théorie platonicienne de la participation d’après le Parménide et le Sophiste. In: Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne. Paris, Vrin, p. 113-150., p. 113-150.
  • 9
    Voir à ce sujet l’Introduction. Cordero, 1993CORDERO, N.-L. (1993). Platon. Le Sophiste. Paris, GF Flammarion. , p. 11-65; Fattal, 2009FATTAL, M. (2009b). Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste. Paris, L’Harmattan ., p. 39-83.
  • 10
    Voir notamment Fattal, 2013FATTAL, M. (2013). Platon et Plotin. Relation, Logos, Intuition. Paris, L’Harmattan ., p. 13-41.
  • 11
    Sur le caractère paradoxal de cette notion intéressante d’image, voir M. Fattal, 2009FATTAL, M. (2009b). Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste. Paris, L’Harmattan .a; Grave & Schubbach, 2010GRAVE, J.; SCHUBBACH, A. (dir.) (2010). Denken mit dem Bild. München, Wilhelm Fink Verlag.. Voir Fattal, 1998FATTAL, M. (1998). Logos et image chez Plotin. Paris, L’Harmattan .; Radice, 2005.
  • 12
    Voir Fattal, 2016FATTAL, M. (2016b). Du Bien et de la crise. Platon, Parménide et Paul de Tarse, Paris, L’Harmattan .a et Fattal 2016bFATTAL, M. (2016b). Du Bien et de la crise. Platon, Parménide et Paul de Tarse, Paris, L’Harmattan ..
  • 13
    Sur les différents verbes et substantifs exprimant la participation dans l’œuvre de Platon, cf. Brisson, 2001BRISSON, L. (2001). Comment rendre compte de la participation du sensible à l’intelligible chez Platon? In: PRADEAU, J.-F. (éd.) (2001). Platon, les formes intelligibles. Paris, PUF, p. 55 sq., p. 56.
  • 14
    Sur un compte-rendu des différentes leçons proposées par les manuscrits et sur les différentes conjectures proposées par les commentateurs de la ligne de 101d6, voir la lecture de Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion ., p. 377-380.
  • 15
    Sur le caractère dynamique de cette action, voir Sekimura, 2009SEKIMURA, M. (2009). Platon et la question des images. Bruxelles, Editions Ousia., p. 194-209.
  • 16
    Les Néoplatoniciens concevront, quant à eux, la participation comme procession. Damascius, 1991, dira, en effet, en II, 2, p. 168, que le mot “participer” (metechein) “veut dire avoir (echein), mais avoir après (meta) un autre et à partir d’un autre, avoir en second et non pas en premier […], c’est la même forme qui, elle-même, est ce qu’elle est en soi, et qui est participée en procédant (proion) d’une chose dans une autre”. Voir infra, ce qui est dit au sujet de la participation comprise comme procession dynamique chez Plotin.
  • 17
    Je renvoie à ce sujet aux analyses de Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion ., reprises ici.
  • 18
    Cette indécision est notamment marquée par la répétition des différents “ou bien” (eite). Cf. Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion ., p. 377, n. 283.
  • 19
    Cf. à ce sujet, Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion ., p. 384, n. 289.
  • 20
    Voir Fronterotta, 2001FRONTEROTTA, F. (2001). Methexis. La teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose empiriche. Dai Dialoghi giovanili al Parmenide. Pisa, Scuola Normale Superiore., p. 283-287.
  • 21
    Cf. Dixsaut, 2013DIXSAUT, M. (2013). De l’Idea du bien à sa lumière. In: DIXSAUT, M. et al (éds.). Lectures de Platon. Paris, Editions Ellipses, p. 80-84. , p. 80-84.
  • 22
    Sur l’hikanon ti, cf. Durand, 2006DURAND, M. (2006). Trois lectures du Phédon de Platon. Paris, L’Harmattan., p. 132-136 ; Dixsaut, 1991DIXSAUT, M. (1991). Platon. Phédon. Paris, Flammarion ., p. 380-387, n. 289.
  • 23
    Voir l’ouvrage évocateur de Candiotto, 2015CANDIOTTO, L. (ed.) (2015). Senza dualismo. Nuovi percorsi nella filosofia di Platone. Milano-Udine, Mimesis Edizioni..
  • 24
    Cf. à ce sujet, Fattal, 2014FATTAL, M. (2014). Du Logos de Plotin au Logos de saint Jean : vers la solution d’un problème métaphysique ?. Paris, Les Editions du Cerf. p. 19-21; Carderi, 2021CARDERI, F. et al (a cura di) (2021). Momenti del Logos. Roma, Edizioni Nuova Cultura., p. 71-122.
  • 25
    Cf. Plot. II, 1 [40], 5, 17-18. Le supralunaire est représenté par les astres incorruptibles de la voûte céleste, alors que le sublunaire contient les êtres vivants corruptibles. Le supralunaire et le sublunaire sont respectivement organisés et engendrés par l’Ame du ciel (Ame cosmique ou Ame providence) d’une part, et par la Nature ou Ame inférieure faite à l’image de l’Ame céleste et de même nature qu’elle d’autre part (Plot. II, 1 [40], 5, 6-15).
  • 26
    Voir à ce sujet, Szlezak, 2001SZLEZAK, T. A. (2001). L’Idée du Bien en tant qu’archê dans la République de Platon. In: FATTAL, M. (éd.). La Philosophie de Platon. Paris, L’Harmattan , p. 345-372., p. 345-372.
  • 27
    Au sujet de Plotin interprète et exégète de Platon, voir Fattal, 2015FATTAL, M. (2015). Exégèse et originalité chez Plotin. In: FATTAL, M. Existence et identité, Logos et technê chez Plotin. Paris, L’Harmattan , p. 11-58., p. 11-58.
  • 28
    Cette promotion accordée à la notion de dunamis apparaît quelques lignes plus haut (chap. 9, 23 sq.) dans lesquelles Plotin affirme qu’il n’existe pas de réalité sans puissance et pas de puissance sans réalité. Cette omniprésence de la notion de dunamis au sein de l’univers sensible et intelligible permet d’exprimer la présence dynamique de l’intelligible dans le sensible et de leur lien indéfectible. Le chap. 3, 1 sq. affirmait aussi que l’intelligible (le dieu) était partout présent au sensible. Dufour (p. 76, n. 28) remarque à ce sujet “que le dieu […] présent partout par l’intermédiaire de ses puissances ” est déjà évoqué dans le traité pseudo-aristotélicien Du Monde (VI, 397b32-398a6 ; 398b6-10), chez Philon d’Alexandrie (La Confusion des langues, 135-136) et que Plotin discute en détail cette théorie au chap. 9, 8-45. Je noterai, pour ma part, que la notion de dunamis est fondamentale dans le stoïcisme et qu’on assiste, chez Plotin, à un transfert, à un élargissement et à une application de cette notion physique et stoïcienne de “puissance” à l’ensemble du réel platonicien. L’axiome platonicien du sensible comme “image” de l’intelligible est donc repris et compris par Plotin en termes de “puissances sensibles inférieures” imitant les “puissances intelligibles” dont elles sont issues et intimement liées. La notion de dunamis est donc ce qui fédère (lie) le Bien (“puissance de tout”) à l’ensemble des réalités intelligibles et sensibles qui en découlent et qui sont caractérisées par des degrés ou des niveaux de puissances plus ou moins marqués selon leur proximité ou leur éloignement par rapport à l’hyperpuissance de l’Un. En deçà de l’Un, chaque niveau de puissance puise sa force et son dynamisme dans le lien qu’il entretient naturellement et nécessairement avec le niveau supérieur.
  • 29
    Platon avait envisagé, dans le Parménide, la participation comme “présence” (parousia) et “communication” (koinonia) (Prm. 100d5-6), ou comme “présence d’une chose dans une autre” (eneinai) (Prm. 159d9). Cette présence de l’intelligible dans le sensible était comparée au jour ou au voile qui reste un et identique à lui-même en des endroits différents (Prm. 131b3-6 et 131b6-c1).
  • 30
    Voir à ce sujet, Pradeau, 2019PRADEAU, J.-F. (éd.) (2019). Plotin. Paris, Les Editions du Cerf ., p. 82-84.
  • 31
    Pradeau, 2019PRADEAU, J.-F. (éd.) (2019). Plotin. Paris, Les Editions du Cerf ., p. 85-86, parlera de “co-appartenance”.
  • 32
    Pradeau, 2019PRADEAU, J.-F. (éd.) (2019). Plotin. Paris, Les Editions du Cerf ., p. 82, utilisera, quant à lui, les expressions de “métaphore circulaire d’embrassement ou de gravitation centripète”.
  • 33
    Sur le rôle dynamique de l’image chez Plotin, voir Fattal, 1998FATTAL, M. (1998). Logos et image chez Plotin. Paris, L’Harmattan .; Radice, 2009RADICE, R. (ed.) (2009). Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino. Milano, Vita e Pensiero., voir le dernier chapitre consacré à Plotin.
  • 34
    Voir à ce sujet, Pradeau, 2019PRADEAU, J.-F. (éd.) (2019). Plotin. Paris, Les Editions du Cerf ., p. 102-103.
  • 35
    N’oublions pas que l’hypothèse des Idées émise par Platon posera le problème de la participation du sensible à l’intelligible. Comment se fait-il que les choses sensibles qui sont multiples, différentes, particulières et en mouvement “prennent part” ou “reçoivent” les objets intelligibles qui, eux, sont caractérisés par l’unité, l’identité, l’universalité et l’immobilité ? Ce problème difficile de la participation sera abordé par Platon dans différents dialogues. Voir supra toute la partie consacrée à Platon.
  • 36
    Dans le Phédon, le Bien est ce qui “tient ensemble” (sunechei) l’ensemble du réel et assure ainsi son unité. Plotin fait manifestement une lecture résolument vitaliste du Bien qu’il identifie à la Vie.
  • 37
    Voir à ce sujet, Fattal, 1998FATTAL, M. (1998). Logos et image chez Plotin. Paris, L’Harmattan ., pp. 66 sq.; Radice, 2009RADICE, R. (ed.) (2009). Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino. Milano, Vita e Pensiero., p. 197 sq.
  • 38
    Voir à ce sujet, Brisson et Pradeau, 2002BRISSON, L.; PRADEAU, J.-F. (2002). Plotin. Traités 1-6. Paris, Flammarion .; Dufour, 2003DUFOUR, R. (2003). Plotin. Sur le ciel [Ennéade II, 1]: 29. Paris, Vrin., p. 357-358, n. 56, et p. 355, n. 43.
  • 39
    La contemplation ou theoria est le propre de la pensée ou de l’intellect. Depuis Platon, en passant par Aristote, jusqu’à Plotin, l’acte de contemplation est le propre de la noesis désignant l’achèvement de l’activité du penser (noein) qui est le propre de l’intellect (nous). Cette noesis comprise comme résultat du processus de la pensée, et qu’on peut traduire par “intellection”, est une forme de “saisie” de l’objet contemplé ou pensé par l’intellect.
  • 40
    La terre, les végétaux et les animaux ainsi que les hommes sont tous des êtres vivants dotés d’une âme, c’est-à-dire doués de vie, de mouvement et de pensée. A chaque niveau d’être correspond donc un niveau de vie et de pensée. Voir à ce sujet, Hadot, 1960HADOT, P. (1960). Etre, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin. In: HADOT, P. Les Sources de Plotin, Entretiens sur l’Antiquité Classique. V. Vandoeuvres-Genève, 1960. , pp. 107-157.
  • 41
    N’est-ce pas en contemplant les Formes que le démiurge du Timée de Platon introduit de l’ordre dans le désordre de la chora et produit ainsi le monde sensible ? Ainsi, le démiurge “contemple” (les Formes) et “produit” (le monde). Plotin emprunterait au Timée de Platon ce lien associant contemplation (theoria) et production (poiesis).
  • 42
    C’est la “nature” qui explique la production du monde (De Philosophia, frag. 18 Ross = frag. 916 Gigon) et cette nature ne délibère pas comme l’artisan (Metaph. 10. 7 1032a sq.; Ph. 2, 8 199b 28; Cael. 2, 4 287b 15 sq.).
  • 43
    Voir à ce sujet, Fattal, 1998FATTAL, M. (1998). Logos et image chez Plotin. Paris, L’Harmattan ., pp. 25, 38-40; trad. it. Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino, 2009, pp. 170, 178-179.
  • 44
    Sur la matière sensible, voir Plot. II, 4 [12]. Sur la production de la matière par l’Ame, voir Plot. III, 9 [13], 3; O’Brien, 1991, p. 22-25
  • 45
    Voir Plot. II, 9 [33], 12, 15-16.
  • 46
    Sur le rôle fondamental joué par le Logos et les logoi dans la résolution du problème de la séparation, voir également Fattal, 2006FATTAL, M. (2006). Plotin face aux Gnostiques. In: FATTAL, M. Plotin chez Augustin. Suivi de Plotin face aux Gnostiques. Paris, L’Harmattan , p. 122-142., p. 122-142; ainsi que Fattal, 2009aFATTAL, M. (2009a). Image, Mythe, Logos et Raison. Paris, L’Harmattan ., p. 35 sq. ; Grave & SchubbachGRAVE, J.; SCHUBBACH, A. (dir.) (2010). Denken mit dem Bild. München, Wilhelm Fink Verlag., p. 43 sq.
  • 47
    Les Stoïciens parleront de la nature comme “artisan” ou feu artisan (feu artiste) produisant le monde d’une manière immanente.
  • 48
    Voir ce qui a été dit précédemment au sujet de l’image du centre et des cercles que Plotin adopte parallèlement à celle d’un réel vertical et rectiligne.
  • 49
    Voir ce qui a été dit précédemment au sujet de l’Ennéade, II, 1 [40], Sur le monde.
  • 50
    Cette critique apparaît déjà au chapitre 2, 1-4.
  • 51
    Sur l’eschatologie gnostique, voir Jonas, 1978JONAS, H. (1978). La Religion gnostique. Le message du Dieu Etranger et les débuts du Christianisme. Paris, Flammarion . , p. 67-69.
  • 52
    Voir à ce sujet, Fattal, 2009FATTAL, M. (2009b). Le Langage chez Platon. Autour du Sophiste. Paris, L’Harmattan .a, pp. 50 sq.; Radice, 2009RADICE, R. (ed.) (2009). Ricerche sul Logos. Da Omero a Plotino. Milano, Vita e Pensiero., p. 186 sq. et “Image et production du monde chez Plotin.
  • 53
    “L’on a dit que ce monde n’a pas commencé et ne finira pas, mais il existe toujours ”. Voir également le chapitre 8, 2-3.
  • 54
    Sur l’Ame du monde chez Platon et les Stoïciens, voir Moreau, 1965MOREAU, J. (1965). L’Ame du monde de Platon aux Stoïciens. Hildesheim, Olms. (1ed. 1965). Sur l’Ame du monde chez Plotin, voir Dufour, 2006DUFOUR, R (2006). Le rang de l’Ame du monde au sein des réalités intelligibles et son rôle cosmologique chez Plotin. In: DUFOUR, R. Etudes Platoniciennes. L’âme amphibie. Etudes sur l’âme selon Plotin, p. 89-102., p. 89-102.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    10 Dec 2021
  • Date of issue
    2021

History

  • Received
    29 Jan 2021
  • Accepted
    28 Feb 2021
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