Dans le chapitre de son "'Précis de Neurologie" consacré à la névralgie du trijumeau, Rimbaud 1 décrit, après les formes "essentielles" et "secondares" de la maladie de Fothergill, un type particulier d'algie faciale qu'il qualifie de "vasculc-sympathique", les crises douloureuses s'y trouvant associées à des troubles vasomoteurs et sécrétoires. II relève notamment certains signes distinctifs de ces accès plus ou moins prolongés, p. ex. les sensations pénibles de chaleur, de brûlure, de congestion, de battements artériels qui se substituent aux élancements aigus de la névralgie essen-tielle. L'auteur fait remarquer que ces sensations, calmées par le froid, exaspérées par la chaleur, constituent en somme une véritable "causalgie faciale" et il insiste sur le fait que (de même que certaines anesthésies concomitantes) elles ont parfois une "topographie artérielle".
Cette dernière constatation devrait suffire, nous semble-t-il, pour différencier nettement ce tableau clinique des autres syndromes douloureux de la face et pour lui assigner, non pas le caractère d'une névralgie faciale atypique, mais celui d'une localisation exceptionnelle de l'angionévrose vasodilatatrice douloureuse si bien décrite par Silas Weir Mitchell2, et connue sous la désignation d'érythromélalgie.
Et pourtant dès 19133 et 19214 j'avais observé deux malades qui présentaient à la face des manifestations analogues à celles que le grand neurologiste américain avait vues se développer aux extrémités inférieures. En effet, mes malades étaient atteints, au cours de crises plus ou moins espacées, d'une rougeur et d'une enflure occupant (en forme de "lunettes d'automobile", mais plus nettement d'un côté que de l'autre) les régions des joues et des yeux, tandis que ces mêmes parties étaient le siège de douleurs et de brúlures. L'un de mes malades - sa formule hématologique révélait l'hyperérythrocytose dont Kraeger5, Gstrein et Singer6 et autres avaient déjà relevé la coexistence avec l'érythromélalgie - se plaignait en outre de sensations analogues à l'intérieur du nez et d'un écoulement nasal. De plus, ses crises s'accompagnaient assez souvent d'cedèmes de Quincke localisés aux doigts. Elles pouvaient être déclenchées par une pression au point d'emergence du nerf sous-orbitaire.
Grâce à de nouvelles observations personnelles 7, 8, venues s'ajouter à celles que je viens de résumer, voici encore quelques autres particularitéa de cette singulière affection: Elle paraît atteindre indifféremment les deux sexes; unilatérale ou bilatérale, elle fait généralement son apparition entre 30 et 50 ans; la durée des douleurs (qui se déclarent soit brusquement, soit après quelques minutes de paresthésies prodromales) varie de 10 minutes à plusieurs heures; l'érythrose de la joue et de la région orbilale coïncide parfois avec une élévation de température, une hyperidrose et une hyperesthésie des mêmes parties, ainsi qu'avec une forte hyperémie de la conjonctive et de violentes pulsations des artères transverse de la face et temporale superficielle. Une seule fois j'ai constaté la combinaison de ce syndrome facial avec une érythromélalgie homolatérale; celle-ci concernait l'extrémité supéricure (où elle se développe bien plus rarement qu'au membre inférieur, ce qui explique que certains auteurs, p. ex. James Purves-Stewart9 ne mentionnent que cette dernière localisation).
En étudiant l'immense bibliographie des algies céphaliques (y compris l'analyse critique d'environ 150 cas de soi-disant "névralgies faciales atypiques" publiée en 1928 par M. A. Glaser 10, les récentes monographies de Louis G. Moench 11 et de Harold G. Wolff 12, ainsi que le remarquable exposé qu'en 1949 Guy Lazorthes13 a consacré à l'ensemble des problèmes neuro-vasculaires), nous constatons que certains tableaux cliniques, plus ou moins étroitement apparentés à ceux dont je viens de parler, y figurent sous différentes désignations: "'syndrome de vasodilatation hémicéphalique d'origine sympathique", ''autonomic faciocephalalgia", "douleurs vasculaires sympathiques" etc. Cette terminologie, tout en soulignant le rôle du système nerveux sympathique dans la pathogénie de ces affections, ne fait aucune allusion aux rapports qu'elles pourraient avoir avec Téry-thromélalgie de Weir Mitchell. Aussi me semble-t-il preferable de rem-placer toutes ces circonlocutions par le terme precis d'"érythro proso palgie"; il indique clairement que, dans le groupe nosologique des érythralgies, il convient de faire place, à côté de Ia forme classique concernant les membres ("melea"), à un certain nombre de syndromes similaires, mais localisés à la face ("prosôpon").
Quelques auteurs ont soumis des malades atteints d'érythroprosopalgie à des épreuves pharmacologiques. Ainsi, dès 1925, Pasteur Vallery-Radot et Blamoutier14 sont parvenus à faire disparaître en 10 à 15 minutes la céphalée congestive, le larmoiement et l'écoulement nasal de leur malade en lui faisant une injection hypodermique d'un milligramme d'adrenaline; tandis qu'au contraire l'inhalation de nitrite d'amyle exacerbait immédiatement tous ces symptômes. Et en 1939 Horton, Mac Lean et Craig 15, frappés par la ressemblance d'un type particulier de céphalées vasculaires (qu'ils considéraient comme "nouveau") avec l'angionévrose de Weir Mitchell (au point d'y voir une "érythromélalgie de la tête"), ont également eu recours à l'expérience pharmacologique. Les violents accès de douleurs cuisantes hémifaciales (accompagnées de rougeur, d'enflure. d'hyperidrose, d'hypersecretion lacrymale et nasale, parfois aussi de dolorosité d'une carótide à la pression) dont souffraient leurs malades purent être provoqués par des injections sous-cutanées d'un dixième de milligramme à un milligramme et demi d'histamine. Horton16 a même préconisé, en 1941, la désensibiüsation préventive de ces malades par l'application parentérale d'histamine dosée à un vingtième de milligramme et répétée à des intervalles réguliers. C'est à la suite de ces expériences que la désignation "céphalée histaminique" a été adoptée par plusieurs auteurs américains. L'un d'eux, Harold G. Wolff, avait démontré, en collaboration avec Clark et Hough17, que l'injection intraveineuse d'un dixième de milligramme de phosphate acide d'histamine peut provoquer des céphalées, et T. J. C. von Storch18 a confirme, plus tard, l'existence d'une "céphalée histaminique expérimentale". II fait toutefois remarquer qu'elle s'obtient plus facilement, à de moindres doses et plus régulièrement chez des personnes constitutionnellement sujettes aux maux de tête que chez des individus normaux.
Mais, de même que Lazorthes13, nous ferons observer que l'histamine n'est pas la seule substance vasodilatatrice capable de déclencher des algles céphaliques, et que p. ex. le nitrite d'amyle (dont, comme nous l'avons vu, Vallery-Radot et Blamoutier se sont servis) peut agir de façon identique. Quant aux essais prophylactiques recommandés par Horton, Lazorthes fait observer que ces doses minimes d'histamine, injectées régulièrement, n'agissent probablement pas "de façon spécifique, en désensibilisant, mais plutôt en stimuiant dans l'organisme la formation de substances capables de réduire la vasodilatation".
En ce qui concerne la participation d'une anomalie biochimique à la genèse des érythralgies, le problème ne saurait done être considéré comme résolu. D'ailleurs les faits suivants nous imposent, à cet égard, une certaine réserve; 1 - il existe des observations d'érythromelalgie et d'erythroprosopalgie indubitablement traumatiques, apparues p. ex. à la suite d'une blessure par projectile d'infanterie (Cassirer19) ou d'un accident du travail avec lésion des racines du plexus cervical inférieur (Bing7); 2 - les autres facteurs étiologiques que l'on a incriminés - exposition à un froid ou à une chaleur excessifs, surmenage, infections "rhumatismales" ou autres, émotions, abus d'alcool ou de tabac, etc. - sont si hétérogènes et d'une telle banalité qu'il est très difficile d'admettre qu'il puissent agir par l'intermediaire d'un trouble uniforme du métabolisme; 3 - l'efficacité des médicaments anti-histaminiques, incontestée dans les états allergiques, n'a jamais été constatée d'une façon convaincante dans le domaine des algies sympathiques.
Par contre, la physiologie expérimentale du système nerveux sympathique a porté à noire connaissance d'intéressants phénomènes, dont on s'étonne qu'il n'aient pas trouvé, en face des problèmes que pose au clinicien l'étude physiopathologique des angionévroses, toute l'attention qu'ils méritent.
Rappelons d'abord une découverte de Claude Bernard20, dont les célèbres "Leçons" (déjà presque centenaires!) nous apprennent que dès 1851 il avait mis en évidence, à la suite de l'ablation d'un ganglion cervical supérieur chez le lapin, les phénomènes suivants: vasodilatation, élévation de la température et exagération de la sensibilité cutanée à l'hémiface du côté opéré. N'est-on pas tenté de voir dans cette triade sémiologique une ébauche d'erythroprosopalgie ?
Après cette observation princeps, il convient de relever l'importance d'une communication de Dusser de Barenne21 publiée en 1913. Après avoir pratiqué chez le chat l'extirpation unilatérale du sympathique abdominal; le physiologiste néerlandais vit s'établir une vasodilatation, une hyperesthésie tactile et une hyperalgésie considérable à l'extrémité postérieure du même côté; l'animal n'y tolérait plus l'application d'un sparadrap sur la plante de la patte (contrairement à ce que 1'on constatait du côté intact). Ce phénomène persistait encore 70 jours après l'intervention, tandis qu'à ce moment les troubles vasomoteurs avaient déjà complètement rétrocédé.
Enfin, en 1931, Auguste Tournay 22,23 enregistre des observations encore plus intéressantes. II prouve que, chez le chien, cette hyperalgésie consécutive à la sympathectomie unilatérale s'obtient même après résection préalable des grands trones nerveux du membre en question. Et ce n'est qu'en privant celui-ci des derniers vestiges de son innervation sensitive (par la suppression des filets nerveux du grand sciatique et du saphène) qu'il réussit finalement à faire disparaître l'hyperalgésie.
L'importance de ces expériences n'a pas échappé à Tournay, qui revendique à l'action régulatrice du sympathique sur la sensibilité" une grande importance pour la compréhension des causalgies. Personnellement je vais même plus loins que lui et j'englobe certames algies sympathiques dans les phénomènes de "désinhibition", de "relâchement" ou de "libération" - au même titre que les hypercinésies extrapyramidals 24, 25; tout en affectant les allures cliniques de syndromes "irritatifs", les unes com-me les autres sont, à proprement parler, de nature déficitaire, étant le résultat de la suppression d'un mécanisme frénateur. Je pense qu'aujour-d'hui l'opinion de H. Higier26 pour lequel "l'hyperémie tonique de l'érythromélalgie" s'expliquait par une "irritation des nerfs vasodilatateurs" doit être considérée comme un anachronisme, d'autani plus que le concept physiopathologique dont elle se réclame a été copieusement réfuté par R. Leriche 27. Et dans cet ordre d'idées, un détail du cas d'´érythroprosopalgie traumatique auquel j'ai fait allusion plus haut acquieri la valeur d'un argument: en effet, comme dans la célèbre expérience de Claude Bernard, chez ce malade les phénomènes douloureux et vasomoteurs se compli-quaient du syndrome oculo-pupillaire qui porte son nom, et qui est l'indice indubitable d'une lésion déficitaire (et non irritative) du sympathique cervical.
Ne voulant pas donner plus d'ampleur à cet exposé (qui ne veut être qu'une contribution sans prétention à l'hommage apporté par ses collègues et amis à l'excellent neuro-clinicien qu'est le Professeur Luis Barraquer Ferré) je réserve à une publication ultérieure la discussion de questions thérapeutiques en rapport avec le sujet que je viens de traiter.
BIBLIOGRAPHIE
Tierqartenrain, 1 - Bâle, Suisse.
References
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Publication Dates
-
Publication in this collection
06 Feb 2015 -
Date of issue
June 1952