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Abdelmalek Sayad. Le projet migratoire : entre incertitudes et illusions

Abdelmalek Sayad. The migratory project: between uncertainty and illusions

Résumé

D’après Abdelmalek Sayad, la réalisation du projet migratoire se définit par l’impact des institutions de la société du pays d’accueil et de son système de post-industrialisation sur le mode de vie et le parcours des immigrés, depuis le pays de départ jusqu’au pays d’installation. Ce processus ne s’inscrit pas seulement dans un contexte institutionnel, spatial ou temporel, mais il se définit également par la situation familiale, la condition sociale, l’aspect économique et les transformations politiques, tant de la société du pays d’origine que de celle du pays d’accueil. C’est ainsi que le déracinement et le syndrome d’illusions se croisent, pour produire dans l’imaginaire des personnes déplacées, un état d’incertitude entretenu par un rapport de dominant/dominé entre deux États politiquement opposés. C’est à partir de cette opposition entre “national” et “non-national”, en tenant compte des mécanismes et des moyens juridiques et politiques mis en place par les agents d’État, qu’on doit chercher à comprendre les attentes d’un projet dans une société différente de celle du pays de départ. Ce constat ne peut être étudié indépendamment des mutations et des transformations de la société de départ et de celle du pays d’installation. Dès lors, l’incertitude et l’illusion de l’idée d’un éventuel retour modifient le fonctionnement même des rapports entre les membres du groupe familial et/ou entre les générations cherchant à éviter l’échec ou l’interruption de l’aventure migratoire. À ce sujet, A. Sayad, rappelle que chaque projet est, consciemment ou inconsciemment, appréhendé dans un imaginaire singulier ou collectif chez des immigrés absents dans deux sociétés.

Mots clés :
immigration; projet migratoire; État; incertitudes; illusions; imaginaire; exil; naturalisation; intégration; domination; discrimination; national; non-national

Abstract

According to Abdelmalek Sayad, the realization of the migratory project is defined by the impact of the institutions of the society of the host country and its post-industrialization system on the way of life and the journey of immigrants, from the country of departure to the country of installation. This process is not only part of an institutional, spatial or temporal context, but it is also defined by the family situation, the social condition, the economic aspect and political transformations, both in the society of the country of origin and from that of the host country. This is how uprooting and the syndrome of illusions intersect, to produce in the imagination of displaced people, a state of uncertainty maintained by a dominant/dominated relationship between two politically opposed states. It is from this opposition between “national” and “non-national”, taking into account the legal and political mechanisms and means put in place by state agents, that we must seek to understand the expectations of a project in a society different from that of the country of departure. This observation cannot be studied independently of the changes and transformations of the society of departure and that of the country of settlement. Therefore, the uncertainty and the illusion of the idea of ​​a possible return modifies the very functioning of relationships between members of the family group and/or between generations seeking to avoid the failure or interruption of the migratory adventure. On this subject, A. Sayad recalls that each project is consciously or unconsciously understood in a singular or collective imagination among immigrants absent in two societies.

Keywords:
immigration; migratory project; State; uncertainties; illusions; imagination; exile; naturalization; integration; domination; discrimination; national; non-national

Introduction

Echafaudé dans le pays de départ, le projet migratoire se concrétiserait-il lors de l’installation du migrant dans le pays d’accueil, entraînant dans sa dynamique la particularité des mouvements des personnes et des biens au gré de la conjoncture économique et des événements politiques. Ce processus ne s’inscrit pas seulement dans un contexte institutionnel, spatial ou temporel, mais il se définit également par la situation familiale, la condition sociale, l’aspect économique et les transformations politiques, tant de la société du pays d’origine que de celle du pays d’accueil. C’est pourquoi, d’après Abdelmalek Sayad, le déracinement et le syndrome d’illusions se croisent, pour produire dans l’imaginaire des personnes déplacées, un état d’incertitude entretenu par un rapport de dominant/dominé entre deux États politiquement opposés (Sayad, 1999SAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p. 173-198). Partant de cette double absence, dans deux sociétés différentes ou différenciées (ibidemSAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p. 198-232), la présence migratoire reste déterminée par les stratégies de socialisation et d’adaptation d’une existence régulée par des réalités sociales, politiques, économiques, religieuses et culturelles.

Au vu de la précarité dans laquelle vivent aujourd’hui certains immigrés et de la discrimination dont ils sont l’objet, une typologie retrace la concrétisation de ce projet, selon des trajectoires individuelles et collectives intégrant des processus différentiels de mobilité entre deux pays sociologiquement distingués. C’est à travers chaque parcours migratoire que l’histoire et la biographie des individus donnent un sens aux différents projets afin de pouvoir nous interroger sur les modalités empiriques de l’évolution/dévolution de la condition migratoire. Ce constat ne peut être étudié indépendamment des mutations et des transformations de la société de départ et de celle du pays d’installation, deux univers qui ne peuvent échapper à la mondialisation et à la libéralisation du marché du travail qu’instruit l’évolution socio-historique dans chaque société (Noiriel, 2001NOIRIEL, Gérard. État, nation et émigration. Paris: Gallimard, 2001., p. 10).

Dès lors, si chaque projet est inscrit dans l’imaginaire des immigrés, il faut savoir qu’une partie d’entre eux a échoué dans la transmission des valeurs de la culture d’origine aux jeunes générations qui empruntent souvent des chemins tumultueux, sans être capables à participer à l’accomplissement du parcours des parents. Les enfants doivent appréhender autrement la condition migratoire parce qu’ils vivent dans une société fragmentée, car elle a donné naissance à des catégories sociales, attachées aujourd’hui à des repères d’identification culturelle, religieuse et sociale, dévoilant les limites de la politique sociale mise en œuvre par l’État-nation.

Cette transformation dans la vie des immigrés a-t-elle un rapport avec la nouvelle réalité socio-économique de la société d’accueil où les différentes minorités luttent contre l’exclusion et la discrimination ? Ces populations adhèrent-elles à un projet de retour dans le pays d’origine ou, au contraire, cherchent-elles une appartenance définitive à la République française ?

I. LE PROJET DE RETOUR ET LE PARADOXE DE L’EXIL

La notion de retour s’est toujours traduite chez les immigrés par une controverse qu’entretient l’imaginaire d’une présence partagée entre deux sociétés, ce qui poserait la problématique de l’appartenance institutionnelle et la nécessité d’une réelle participation à la société d’installation où « l’immigration est devenue un enjeu de futur » (Weil, 2005______. La République et sa diversité: immigration, intégration, discriminations. Paris: Seuil; Duben: République des idées, 2005., p. 9). Les immigrés chômeurs, âgés, à la retraite ou invalides subissent les transformations d’un univers où ils sont en quête d’une reconsidération légitime dans un système régulé par une économie libérale anticipant la disparition des classes (Boltanski, Chiapello, 1999BOLTANSKI, Luc; CHIAPELLO, Eve. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard, 1999., p. 383). Depuis leur installation, et en dépit des difficultés financières, les immigrés sont toujours sollicités en tant que main-d’œuvre active et apte à participer au développement d’un marché régi par une conception capitaliste imposant de nouvelles formes de catégorisation chez les minorités précarisées. Une stratification sociale qui découle de la défaillance d’un système politique incapable d’éradiquer les inégalités, car dominé par une doctrine stigmatisant les immigrés non productifs et socialement disqualifiés. Ils sont en revanche recrutés, formellement ou informellement, pour participer au processus du développement économique au détriment de la légitimité institutionnelle. D’ailleurs, ce principe d’inégalité juridique a, historiquement, été bafoué lorsqu’au recensement de 1954, « les Algériens avaient les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens français » mais ils étaient victimes « des discriminations en matière d’assurance et de sécurité sociale » (Noiriel, 2013______. L’immigration algérienne en France. Á propos de quelques enjeux. In: FERRÉOL, Gilles; BERRETIMA, Abdel-Halim (sous la dir. de). Polarisation et enjeux des mouvements migratoires entre les deux rives de la méditerranée. Bruxelles: EME, et Intercommunications, 2013, p. 135-147., p. 139).

Ils sont alors nombreux celles et ceux qui restent privés, à nos jours, du lien social qui peut être tissé avec les différents acteurs chargés de leur “intégration” dans un univers instrumentalisé par une politique en contradiction avec les orientations de sa pratique institutionnalisée. À ce sujet, A. Sayad fait la distinction entre l’immigré « qui appartient à la nation et [celui] qui ne lui appartient pas » (Sayad, 1984______. État, nation et immigration: l’ordre national à l’épreuve de l’immigration. Peuples Méditerranéens, n. 27-28, avril-septembre, 1984, p. 187-205., p. 198). Cherchant à définir cette différenciation entre immigrés naturalisés et non naturalisés, il affirme que c’est « le code de la nationalité qui régit cette appartenance » (ibidem______. État, nation et immigration: l’ordre national à l’épreuve de l’immigration. Peuples Méditerranéens, n. 27-28, avril-septembre, 1984, p. 187-205.). Ce code, édicté par l’ordonnance du 18 octobre 1945 « ne définit pas simplement la manière d’accéder à la nationalité française ; il définit aussi le Français d’origine, celui auquel l’État impose son identité juridique nationale » (Weil, 1991 WEIL, Patrick. La France et se étrangers: l’aventure d’un politique d’immigration 1938-1991. Paris: Calmann-Lévy, 1991., p. 281). Dès lors, les pouvoirs publics disposent, dans le traitement de toute demande de naturalisation d’une marge de manœuvre imposant « un pouvoir régalien », surtout que l’article 110 du code la nationalité « autorise l’Administration à ne pas faire connaître les motifs de rejet d’une demande de naturalisation » (ibidem WEIL, Patrick. La France et se étrangers: l’aventure d’un politique d’immigration 1938-1991. Paris: Calmann-Lévy, 1991., p. 282). C’est à partir de cette opposition entre “national” et “non-national”, en tenant compte des mécanismes et des moyens juridiques et politiques mis en place par les agents d’État, qu’on doit chercher à comprendre les attentes d’un projet dans une société différente de celle du pays de départ.

Appréhendant cette démarche au croisement de deux États, le débat se situe sur les questions ayant trait à l’approche “assimilationniste” et “culturaliste” ou sur les modes d’“intégration” ou de retour des migrants installés depuis longtemps et empruntant des itinéraires différemment accomplis ou en cours de réalisation. À cet égard, les multiples initiatives entreprises dans le cadre d’une démarche collective s’opposant à l’exclusion et à la discrimination, les immigrés adoptent des stratégies inspirées de la culture d’adversité et traduites par des attitudes et des représentations sociales non acculturées. Ils cherchent surtout à concrétiser un processus d’installation définitive dans une société, devenue culturellement et politiquement paradoxale. Cette distinction socioculturelle est provoquée par un traitement stigmatisant les rapports avec les acteurs institutionnels (Wihtol de Wenden, 1985WIHTOL DE WENDEN, Catherine. Les immigrés et la politique. Paris: Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988., p. 332). C’est la raison pour laquelle les immigrés continuent à lutter contre l’injustice dans une société capitaliste et qui ne cesse de fabriquer des catégories précarisées (Dubet et al., 2006______ (sous la dir. de). Injustices. L’expérience des inégalités au travail. Paris: Seuil, 2006., p. 452).

I.1. Conditions socioprofessionnelles et discrimination institutionnelle

Lorsqu’ils se trouvent démunis de la force physique (ou du travail), synonyme d’une déstructuration de la santé et de la carrière linéaire, les travailleurs immigrés, plus particulièrement maghrébins (Algériens, Marocains, Tunisiens) ou Africains subsahariens, sont souvent soumis à des mesures patronales sélectives pour une éventuelle reprise de travail, des mesures défavorables aux salariés victimes d’atteintes graves (accident ou maladies), analphabètes, sous-qualifiés ou âgés. C’est ainsi que toute initiative de reclassement ou d’embauche est confrontée à des obstacles d’ordre professionnel ou juridique. Sachant que les méthodes patronales de sélection tendent à favoriser les jeunes salariés, aptes physiquement et moins coûteux sur le plan des charges et des cotisations. Seulement les plus aptes physiquement, et jouissant d’un niveau d’instruction ou de qualification professionnelle, sont privilégiés sur le marché du travail. Par ailleurs, ceux qui ne peuvent bénéficier de cette faveur patronale sont entrainés dans un conflit institutionnel dont les lois sont généralement discriminatoires et défavorables à l’égard des immigrés (non européens), plus particulièrement, analphabètes, gravement atteints ou licenciés.

Cherchant à compenser la baisse de leurs revenus et éviter toute forme d’exclusion sociale ou de précarisation financière, ces travailleurs (non communautaires) souhaitent bénéficier des mêmes droits d’indemnisation et de solidarité que leurs collègues européens, surtout l’attribution de prestations non contributives, telles que L’AAH (allocation d’adulte handicapé) et le FNS (fonds national de solidarité), l’ASV (l’allocation supplément vieillesse) et le FSI (Fonds spécial d’invalidité). Ces prestations (non financées par les cotisations des salariés) sont attribuées aux personnes âgées, précaires ou reconnues invalides et dont les ressources sont qualifiées de dérisoires par la Caisse primaire d’assurance maladie. L’AAH est versée par la CAF (Caisse d’allocations familiales) ou la MSA (Mutuelle sociale agricole), et le FNS est attribué par la CRAMIF (Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France) ou par la circonscription de résidence des personnes concernées.

Il fallait attendre la promulgation de la loi Chevènement du 11 mai 1998 pour que les immigrés (non européens) bénéficient des mêmes droits que leurs collègues portugais, italiens ou espagnoles. Avant l’application de cette loi, les étrangers non originaires de la CEE (Communauté économique européenne) étaient exclus de ces prestations. En dépit de cette avancée institutionnelle et politique, l’application de cette loi reste différemment interprétée par des acteurs institutionnels abusant d’un pouvoir discrétionnaire qui échappe, dans sa pratique administrative, à la connaissance des personnes analphabètes, esseulées et non accompagnées dans leur combat contre les différentes formes de discrimination. C’est ainsi qu’avant la validation de cette loi en 1998, la France fut condamnée par la CJCE (Cour de Justice des Communautés européennes) qui lui reprochait sa négligence dans l’application du principe d’égalité de traitement à l’égard des immigrés (hors Communauté européenne) en matière de Sécurité sociale. Dans un rapport officiel élaboré en 1997 au profit du Premier ministre Lionel Jospin, Patrick Weil a reconnu que « la suppression de cette condition de nationalité ne devrait avoir qu’une incidence financière limitée, [en revanche] elle consacrera le principe d’égalité de traitement en mettant fin à une discrimination injustifiée » (Weil, 1997SCHNAPPER, Dominique. La France de l’intégration. Paris: Gallimard, 1991., p. 90). Ceci explique que la condition de la nationalité, exigée aux immigrés (non européens) et exclus des prestations non contributives, a mis en évidence la ségrégation politique d’une population ouvrière, en majorité issue des anciennes colonies, embauchée dans des secteurs où les tâches à exécuter sont spécifiquement pénibles et à risques, tels que le BTP (Bâtiment et travaux Publics) (Berretima, 2021______. Les travailleurs immigrés du BTP : les épreuves d’une disqualification sociale. In: FERRÉOL, Gilles (sous la dir. de). Epreuves et limites. Bruxelles: EME, et Intercommunications, 2021, p. 139-146., p. 139-146).

Si l’application partiale du droit et la complexité de son interprétation justifient ce traitement inégalitaire, la présence migratoire dépend non seulement de la garantie d’un emploi et de l’accès au logement et aux soins médicaux, mais elle associe également le droit à l’indemnisation d’une atteinte physique au travail (accident ou maladie), à une pension d’invalidité et aux allocations chômage. Cherchant à compenser la perte de salaire suite à une incapacité physique partielle ou permanente, les prestations sociales sont généralement versées à celles et ceux qui ont l’âge de la retraite et incapables d’envisager un retour immédiat dans un pays où ils n’ont jamais cotisé, ou en tout cas pas suffisamment pour y bénéficier d’une prise en charge médicale et sociale. Dès lors, la concrétisation du “projet migratoire” est souvent contrecarrée par l’idée d’un mythe de retour qu’entretient l’illusion de retrouver une vie meilleure ailleurs. N’ayant pas les moyens financiers, ces immigrés ne voient aucune solution pour pouvoir retourner dans le pays d’origine. Ils vivent, selon A. Sayad, une « illusion collective d’une émigration provisoire » (Sayad, 1999SAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p. 94).

Si certains expriment le souhait de rentrer définitivement afin de fuir la précarité et l’exclusion, la plupart préfèrent rester pour obtenir une reconnaissance des droits que leur attribuent les cotisations, après de longues années de travail, auprès des différents organismes sociaux. L’idée du retour se transforme en définitive en une utopie instituée par une situation de disqualification ou de fin de droits qui découle de la condition de retraite, de chômage, d’incapacité physique, d’invalidité ou de vieillissement.

I.2. Impératifs institutionnels et projet migratoire

Outre la précarité sociale et financière, les impératifs administratifs et institutionnels obligent les immigrés à assurer une présence permanente en France afin de répondre régulièrement aux convocations du contrôle médical ou de justifier, en ce qui concerne les chômeurs, la recherche d’un emploi. De ce fait, l’idée du retour ne peut être réalisable, car elle est également découragée par la scolarisation des enfants et la baisse des revenus de la famille. Exclus du système de production, ils sont nombreux celles et ceux qui sont en quête d’une alternative, cherchant à acquérir un nouveau statut social qui pourrait réguler l’équilibre sociétal de la famille immigrée. Le déséquilibre intervient lorsque les plus vulnérables ne peuvent plus faire face à une souffrance existentielle : « Quand la maladie, l’accident, le chômage permanent et, plus que tout cela, le grand âge, finissent par enlever à l’immigré la raison qu’il a d’être un immigré […], c’est tout l’édifice sur lequel repose l’équilibre de sa condition qui s’effondre » (Sayad, 1993______. Vieillir... dans l’immigration. In: Vieillir et mourir dans l’exil, immigration maghrébine et vieillissement. Lyon: Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 43-59., p. 50).

Bien que l’idée du retour ne fasse plus l’unanimité chez les immigrés, certains d’entre eux s’opposent à toute proposition les invitant à abandonner le droit à l’accès aux soins ainsi que les droits sociaux et juridiques en échange d’une compensation financière les encourageant à rentrer définitivement dans le pays d’origine. Penser au projet migratoire nécessite continuellement une reconnaissance impliquant l’ensemble des membres du groupe familial, mobilisés pour assurer une promotion sociale, à travers une bonne scolarisation des enfants, ou tout autre qualification qu’exigeraient les facteurs d’attachement à la France.

La plupart d’entre eux sont donc à la recherche d’autres paramètres permettant d’intégrer un système juridique qui favoriserait l’adhésion à la citoyenneté, une implication qui se transforme en exigence sociale et qui dépasserait les enjeux de la politique d’aide sociale (Costa-Lascoux, 1996COSTA-LASCOUX, Jacqueline. L'immigration: de l'exil à l'exclusion? In: PAUGAM, Serge (sous la dir. de). L'exclusion: l’état des savoirs. Paris: La Découverte, 1996, p. 158-171., p. 169) : toute demande met en évidence les limites des pouvoirs publics dans le traitement de droits de celles et ceux qui sont en quête d’un nouveau statut social. L’idée d’un éventuel retour s’exprime différemment dans les discours et remet en cause la condition d’une vie transitoire, qualifiée parfois de responsable de l’échec d’un projet migratoire plein d’incertitudes. Les différentes appréhensions sont parfois exprimées dans un langage mythique où culpabilité et échec sont de mise, un sentiment soutenant la continuité de la scolarité des enfants, symbole de valorisation, de promotion sociale, d’attachement à la société française ou d’échec.

I.3. La place des enfants scolarisés dans le projet migratoire

La scolarisation des enfants intervient pour renforcer parfois la légitimité d’une présence migratoire que conditionne l’espoir d’améliorer une situation socialement précaire. L’école est alors sacralisée du fait qu’elle soit un facteur d’ascension sociale chez les familles qui adhèrent positivement à la réussite des enfants réfutant toute idée d’un retour incertain dans un pays où ils doivent s’exprimer dans la langue maternelle et surmonter la différence qui va de pair avec un mode de vie opposé à celui de la société occidentale. Il s’agit là d’une attitude soutenue par l’intériorisation des valeurs de la culture dominante et qui explique le rejet des enfants à un éventuel retour dans un pays où ils ne pourront s’adapter à sa culture, ni à sa religion, deux déterminismes de conflictualité vécus au foyer familial (Berretima, 2017BERRETIMA, Abdel-Halim. Les jeunes de banlieue. La controverse autour de l’identification culturelle. In: FERRÉOL, Gilles (sous la dir. de). Environnements et identités. Bruxelles: EME, et Intercommunications, 2017, p. 251-259., p. 252).

La scolarité prend alors une place considérable dans le “projet migratoire” dès lors qu’elle apporte un soutien inconditionnel aux enfants, défenseurs de la culture de leur adoption. Une culture occidentale dont les valeurs et les codes sont paradoxalement intériorisés, ce qui va provoquer un conflit générationnel avec les parents qui désirent transmettre les notions et les principes d’une culture communautaire pratiquée par les membres de l’entourage familial (Sayad, 1994a______. Le mode de génération des générations “immigrées”. L’Homme et la Société, n. 111-112, janvier-juin, 1994a, p. 155-174., p. 174). Ceci explique que la position sociale des enfants d’immigrés (non européens) nous interpelle, actuellement, sur les enjeux d’une crise identitaire d’où ils sont parfois des acteurs difficilement contrôlables pour pouvoir se situer dans l’un des deux systèmes en présence : l’un traditionnel, renvoyant à l’apprentissage de la culture des parents, l’autre moderne, enseigné par l’école républicaine. Mais au travers de cette antithétique d’acculturation, la valorisation de l’école devient une alternative pour sauvegarder l’équilibre sociétal des parents se sacrifiant pour la réussite des enfants, et engagés dans un parcours de scolarisation difficile à interrompre. En revanche, et en dépit de ce soutien, l’échec ou l’interruption du parcours scolaire, pourraient constituer un autre obstacle dans la carrière des immigrés ayant longtemps investi dans un projet, qui est, en définitive, contrarié par les différentes formes d’exclusion et de discrimination. Les enfants se présentent comme premières victimes de la reproduction d’une condition migratoire où les parents sont institutionnellement ou socialement disqualifiés. Issus des familles, socialement et spatialement défavorisées, ces enfants, et en dépit de leurs diplômes, continuent de subir des pratiques discriminatoires dans les différents espaces de la société d’immigration. Différenciés par le faciès, la culture ou la religion, les ambitieux, d’entre eux, ne peuvent, dans la plupart des cas, que difficilement accéder au marché du travail. Bien que le Parlement français ait voté la loi n°2006-396 du 31 mars 2006 valisant la pratique du CV anonyme dans les entreprises, son décret d’application n’a jamais été publié (Berretima, 2022______. Les jeunes de banlieue en France. De l’exclusion à la radicalisation. In: El MOUBARAKI, Mohamed; RIAD, Emile-Henri (sous la dir. de). Déviances, transgressions et radicalisation. Paris: L’Harmattan Migrations-santé, 2022, p. 145-162., p. 155).

De plus de ces pratiques discriminatoires, l’idée d’un éventuel retour dans le pays des parents, n’est guère d’actualité, car elle remettrait en cause l’ascension sociale de la famille immigrée et pénaliserait l’avenir des enfants qui trouveraient, en exécution de cette décision, des difficultés à intégrer le système scolaire d’un pays où ils n’ont jamais vécu ou étudié.

Les difficultés d’adaptation socio-culturelle apparaissent, par exemple, pendant le séjour estival au pays des parents : non seulement les enfants ne maîtrisent pas toujours la langue du pays d’origine, mais ils adoptent difficilement les codes d’une culture qui leur est étrangère, ce qui donne souvent lieu à une confrontation générationnelle (parents/enfants) du fait de la juxtaposition de deux cultures dans le fonctionnement du groupe familial (Zehraoui, 1994ZEHRAOUI, Ahsène. L’immigration: de l’homme seul à la famille. Paris: CIEMI-L’Harmattan, 1994., p. 73). L’idée du retour n’est alors évoquée que pour exprimer une nostalgie qu’entretient le syndrome de l’exil vers un pays où les conditions de vie ne seraient pas adaptées à l’attente des candidats. Écartelés entre hésitation et indécision, les immigrés, plus particulièrement maghrébins, vivent cette idée dans un imaginaire d’« indétermination entre l’échec et la réussite du projet migratoire, entre le retour et l’installation » (ibidemZEHRAOUI, Ahsène. L’immigration: de l’homme seul à la famille. Paris: CIEMI-L’Harmattan, 1994., p. 48), une incertitude multipliant les paradoxes d’un vécu imaginaire tant dans la société du pays de départ que dans la société du pays d’installation.

II. CONDITIONS MIGRATOIRES ET NATURALISATION

Les immigrés souhaitant se faire naturaliser sont confrontés à de multiples entraves dans leur démarche citoyenne, initiative qui ne se limite pas à la simple reconnaissance juridique de leur statut mais qui intègre dans sa dimension institutionnelle les facteurs d’une légitimité politique. Toute volonté de naturalisation, singulière ou collective, se manifeste suite à la nouvelle condition que provoque la disqualification socio-professionnelle des candidats, devenus improductifs et parfois indésirables, dans les différents espaces de la société. C’est ainsi que toute dé-légitimation de la démarche administrative contraint les demandeurs à retrouver une place dans l’échiquier du système productif qui privilégie, selon ses mesures de différenciation politique, les personnes actives et en bonne santé, susceptibles de contribuer économiquement au marché du travail. Ceci se traduit par la volonté des pouvoirs publics de promulguer des lois et des décrets laissant libre choix, dans leur application, à la subjectivité des pratiques discrétionnaires des agents d’État.

À la nouvelle condition migratoire controversée, s’ajoute l’ambiguïté de la pratique institutionnelle qui contraint les immigrés demandeurs de naturalisation de retrouver une place dans l’échiquier du système productif. Mais toute pratique juridique reste soumise à des lois et décrets d’application qui laissent libre choix aux fonctionnaires de l’État de les interpréter subjectivement, faisant de l’immigré, physiquement ou psychologiquement démuni, un sujet illégitime. Selon L’article 21-25 du Code civil, « les conditions dans lesquelles s’effectuera le contrôle de l’assimilation et de l’état de santé de l’étranger en instance de naturalisation seront fixées par décret ». Cette condition reste motivée par la mention de “recevabilité” ou de “non-recevabilité” de la demande de nationalité (Art. 21-25-1, loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006, Journal Officiel du 25 juillet 2006). Aussi, tout demandeur doit justifier « de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française » (articles 21-24, Code civil). Cela veut dire, si le postulant ne maîtrise pas la langue française, sa demande est « irrecevable ». Ce qui est, d’après Sayad, une confirmation de l’article 69 du Code de la nationalité, signifiant l’incompatibilité entre « naturalisation » et « assimilation » (Sayad, 1999SAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p.113).

A cet effet, le choix de se naturaliser n’empêche pas les demandeurs d’intérioriser l’idée selon laquelle « changer de nationalité, ce n’est pas rompre avec ses références et ses origines » (Zehraoui, 1996______. Processus différentiels d’intégration au sein des familles algériennes en France. Revue Française de Sociologie, v. 37, n. 2, avril-juin, 1996., p. 249). Cette volonté est motivée par les avantages qu’accorde la loi de la double nationalité (Weil, 2002______. Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution. Paris: Grasset, 2002., p. 257). Dans ce cas, la naturalisation se transforme en une « identité d’usage » pour les immigrés qui optent pour deux nationalités ; une double appartenance découlant de la condition existentielle des candidats partagés entre deux nationalités parce qu’ils appartiennent à deux nations (Sayad, 1988______. Immigration et naturalisation. In: WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la dir. de). La citoyenneté et les changements de structures sociale et nationale de la population française. Paris: Edilig-Fondation Diderot, 1988, p. 157-185., p. 181). C’est une forme de double domination que provoque la condition migratoire soumise à l’équation politique de deux États opposés. En conséquence, le traitement juridique des immigrés, non productifs ou physiquement démunis, devient un sujet d’enjeux et de conflictualités pour deux sociétés sociologiquement différentes.

II.1. L’acte de naturalisation et le projet migratoire

La politique de naturalisation véhicule, au travers de sa formulation théorique, des intentions de discrimination dans le traitement des dossiers des candidats qui sont au chômage ou qui souffrent d’un handicap engendrant l’interruption de la carrière professionnelle suite à un accident grave, à une maladie incurable ou à une invalidité. Du fait de la multiplication des lois, les immigrés victimes de ces pratiques administratives échappent souvent à la vigilance du pouvoir législatif qui a du mal à maîtriser la multiplication des circulaires différemment appliquées (Spire, 2005SPIRE, Alexis. Étrangers à la carte: l'administration en France (1945-1975). Paris: Grasset, 2005., p. 361).

La demande de la nationalité se fait généralement au détriment des enjeux socio-culturels qu’elle peut induire sur les comportements et les représentations des candidats tant au sein du groupe familial que dans les différents espaces de la société. Cependant, l’ambiguïté de l’interprétation idéologique de l’acte de naturalisation est appréhendée avec une certaine réticence du fait des conditions qu’exigeraient les agents étatiques dans le traitement discrétionnaire de toute demande prétendant améliorer une condition migratoire (Weil, 2002______. Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution. Paris: Grasset, 2002., p. 34). Les immigrés deviennent ainsi l’objet des discours de « préjugés xénophobes » confortant la conception de leur ségrégation (Beaud, Noiriel, 1990BEAUD, Stéphane; NOIRIEL, Gérard. Penser l’“intégration” des immigrés. Hommes et Migrations, n. 1133, juin, p. 43-53, 1990., p. 53). Outre la nouvelle situation d’immigrés non naturalisés, les demandeurs de la nationalité s’inscrivent dans « les modes d’intégration […] relativement durs aux faibles [car] l’intégration collective risque toujours d’être limitée aux plus entreprenants » (Schnapper, 1991SCHNAPPER, Dominique. La France de l’intégration. Paris: Gallimard, 1991., p. 313). Ils doivent gérer les contraintes institutionnelles (évoquées précédemment) qui constituent une réelle problématique de discrimination dans les différents espaces de leur socialisation, synonymes de précarité et d’exclusion économique et sociale (Wieviorka, 1996WIEVIORKA, Michel. Racisme et exclusion. In: PAUGAM, Serge (sous la dir. de). L'exclusion: l’état des savoirs. Paris: La Découverte, 1996, p. 344-353., p. 349).

Ce constat témoigne du désarroi et de l’incompréhension des personnes qui souhaiteraient bénéficier d’une légitimité citoyenne, une réalité qui dépasserait l’enjeu de l’assignation culturelle dans un espace politiquement animé par les discours controversés sur l’“intégration”, l’“assimilation” ou l’“insertion” des immigrés (Sayad, 1994b______. Qu’est-ce que l’intégration ? Hommes et Migrations, n. 1182, décembre, p. 8-14, 1994b., p. 11). Des terminologies jugeant cette population qu’à travers l’évaluation de sa pratique socio-culturelle et religieuse sans pouvoir prendre en considération les facteurs fondamentaux de sa reconnaissance institutionnelle ; c’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics n’accordent généralement la naturalisation qu’aux actifs (Schnapper, 2000______. Qu’est-ce que la citoyenneté? Paris: Gallimard 2000., p. 252). Mais en dépit des particularités culturelles, religieuses et sociales que veulent préserver les immigrés naturalisés, les formes d’identification à la culture d’origine sont représentées par le biais d’actions symboliques dans le temps et dans l’espace, synonyme de diversité et de mixité sociale. Ces immigrés font partie des personnes qui s’abstiennent de rompre avec les valeurs et les normes véhiculées dans la communauté d’origine. Le départage identitaire entre deux cultures différentes découle de la condition existentielle des candidats qui déclarent être tiraillés entre deux sociétés. C’est ainsi que toute initiative de naturalisation va dans le sens de la sensibilisation sur les avantages qu’elle peut apporter la nationalité afin d’améliorer une condition migratoire vulnérable. L’acte singulier de cette décision tient compte des acquis institutionnels qu’offre cette initiative citoyenne pour les candidats désireux de s’installer définitivement en France.

II.2. Avantages et enjeux de l’acte de naturalisation

Si l’acquisition de la nationalité constitue « un acte individuel d’adhésion ou d’identification » (Spire, 2005SPIRE, Alexis. Étrangers à la carte: l'administration en France (1945-1975). Paris: Grasset, 2005., p. 318), sa valorisation occupe une place prépondérante dans le projet migratoire pour celles et ceux en quête d’une installation qui pourrait valider le rétablissement d’une condition sociale défavorisée. Ceci explique la typologie de chaque parcours que vit l’immigré tout en étant déraciné, voire écartelé entre le pays d’accueil et le pays d’origine. Le caractère politique de la présence permanente en exil dépasserait le souhait d’intérioriser les valeurs de la culture dominante et impliquerait toute démarche de naturalisation dans une stratégie motivée par la crainte de l’exclusion ou de la précarisation. L’acte devient alors une nécessité pour aboutir à une « naturalisation contrainte », c’est-à-dire « contre nature », (Sayad, 1988______. Immigration et naturalisation. In: WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la dir. de). La citoyenneté et les changements de structures sociale et nationale de la population française. Paris: Edilig-Fondation Diderot, 1988, p. 157-185., p. 180). Si cette démarche se met en place dans une période de précarité, il serait contraint de trouver les moyens pour prouver la contribution financière des candidats au marché du travail. Il leur faudrait justifier leur rentabilité salariale devant les agents administratifs qui peuvent s’opposer à leur naturalisation. Ce traitement sélectif est entretenu par un fonctionnement dissimulé de la politique d’“intégration” s’appuyant sur des intentions administratives qui vont à l’encontre des aspirations des immigrés souhaitant une appartenance définitive à une société plurielle tant au niveau culturel que religieux (Berretima, 2017BERRETIMA, Abdel-Halim. Les jeunes de banlieue. La controverse autour de l’identification culturelle. In: FERRÉOL, Gilles (sous la dir. de). Environnements et identités. Bruxelles: EME, et Intercommunications, 2017, p. 251-259., p. 256-258).

II.3. Les contraintes socio-culturelles du projet de retour

Bien que le fait de demander la nationalité signifie l’acquisition d’un droit qui contribuerait à garantir des prestations médicales et sociales, certains immigrés ne s’intéressent pas à la naturalisation et expriment un attachement à la culture d’origine en justifiant leur appartenance ethnique et communautaire par une adhésion à la cristallisation des rapports sociaux dans un contexte culturel et religieux de ghettoïsation, ceci n’est qu’une réponse à la discrimination institutionnelle, et notamment au rejet de la naturalisation. Toutefois, les démarches administratives de naturalisation apparaissent inadaptées à la condition socio-professionnelle et ne répondent que rarement aux difficultés financières que vivent quotidiennement les postulants à la nationalité. Autrement dit, selon Sayad, « se naturaliser français n’était rien d’autre qu’une simple opération technique qui n’affecte en rien l’identité profonde de la personne » (Sayad, 1999SAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p. 365). D’autant plus, l’idée de perdre la nationalité d’origine se traduit, chez certains, par la crainte de perdre également le contrôle morale et religieux sur les membres de la famille immigrée.

Cette situation ne peut être dissociée des profondes mutations que connaît actuellement la société française où les discours continuent de faire de l’“intégration” un thème inadapté à la réalité sociale que vivent les minorités selon des appréciations et des attitudes de ségrégation, quotidiennement exprimées dans les différents espaces de la société. Cette réalité a révélé les limites de la décision politique dans son évaluation des populations défavorisées, et à la recherche d’une citoyenneté devenue inaccessible pour les étrangers qui vivent une distanciation “nationale”. On comprend de cette ségrégation que la problématique du statut juridique des immigrés (non communautaires) ne peut guère échapper aux débats politiques, et ce d’autant plus que « le discours sur l’intégration “réussie” ou “non réussie” est un discours d’experts, à caractère normatif, ce n’est pas un constat scientifique » (Noiriel, 2007______. Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées. Paris: Fayard, 2007., p. 680). Dans l’attribution du droit à la citoyenneté, la politique ségrégationniste imposerait des paramètres sélectifs dans l’évaluation des pratiques des migrants comme référence républicaine, négligeant souvent la concrétisation pragmatique de l’acte institutionnel dans l’application du droit en faveur des immigrés.

La démarche d’“intégration” à l’égard des immigrés chômeurs, âgés ou invalides demeure sélective dans l’attribution des droits parce qu’ils sont classés dans la catégorie des acteurs non productifs et en marge de la contribution économique. Lorsqu’ils expriment le désir d’appartenir à la société française, ils deviennent sujet de manipulation administrative qu’instrumentalise le dictat des pouvoirs coercitifs dans l’évaluation du degré de l’honnêteté citoyenne. C’est pour ces multiples raisons que François Dubet rappelle que, « en France, le déclin des institutions est vécu par beaucoup comme la crise d’un État instituteur » qui a failli à sa mission sociale envers ses citoyens (Dubet, 2002DUBET, François. Le déclin de l’institution. Paris: Seuil, 2002., p. 376). Cette crise institutionnelle, entretenue par une ambiguïté politique, nous interpelle sur le traitement du phénomène migratoire. Surtout que, depuis 45 ans, la France vote une loi tous les deux ans, sans compter la multiplication des ordonnances, arrêtés et décrets. Le droit des étrangers a été reformé 117 fois depuis 1945, dont les objectifs furent toujours les mêmes : contrôler les flux des étrangers, intégrer les immigrés présents et accélérer les procédures de régularisation des « sans-papiers ». À cela s’ajoute, la récente loi du 26 janvier 2024 qui intervient pour compléter ce processus de contrôle des flux migratoires et d’intégration, appelée : « Loi asile et immigration ».

Ce dysfonctionnement institutionnel dévoile la confusion dans l’interprétation des différentes terminologies qu’énoncent continuellement les discours politiques sur l’“intégration”, l’“assimilation” ou l’“insertion”, des notions qui donnent libre choix aux dérives de la pratique administrative dans le traitement des immigrés, socialement disqualifiés ou en quête d’une reconnaissance juridique. Ces qualificatifs devraient s’imposer dans le cadre d’une politique respectueuse du droit à la résidence et au travail, pouvant équitablement aider à l’accomplissement du projet migratoire. L’illusion dans la concrétisation de ce dernier est apparue selon les entraves que provoquent les enjeux de la praticabilité dans l’attribution de la nationalité à celles et ceux qui vivent la disqualification de leur condition migratoire. Ce paradoxe accentue la confusion entre le processus d‘acculturation et celui d’institutionnalisation, signifiant par là-même l’existence d’une réelle ambiguïté dans l’interprétation des différentes conceptions politiques sur l’immigration. D’ailleurs, tout projet migratoire est réfléchi selon l’imaginaire de son instigateur qui le conçoit dans une dynamique socio-historique sans pouvoir s’assurer de la stratégie linéaire de son accomplissement.

À cet égard, les transformations que vit actuellement la société française ont déstabilisé sa cohésion du fait de la multiplication des crises du marché du travail, un secteur dérégulé par la prépondérance d’un chômage structurel ciblant particulièrement les immigrés. Une crise qui ne cesse d’alimenter les discours ayant trait à l’appartenance nationale et à l’immigration (Noiriel, 2007______. Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées. Paris: Fayard, 2007., p. 598), ceci a accentué, selon A. Sayad la disqualification structurelle des étrangers en quête d’une légitimité politique dans deux États différents (Sayad, 1999SAYAD, Abdelmalek. La double absence. Paris: Seuil, 1999., p. 396-398). C’est à partir de cette double appartenance que tout projet migratoire n’est évoqué que dans l’imaginaire de ses instigateurs, traduisant le vécu d’une trajectoire pleine d’incertitudes et d’illusions entre le pays de départ et le pays d’installation.

Conclusion

La réalisation du projet migratoire se définit par l’impact des pratiques institutionnelles et des enjeux juridiques de la société du pays d’accueil et de son système de post-industrialisation sur le mode de vie et le parcours des immigrés, depuis le pays de départ jusqu’au pays d’installation. Dès lors, la nouvelle réalité de cette population s’effectue, à nos jours, au détriment de la typologie de la condition migratoire qu’anticipe la déstabilisation de l’ordre établi chez les candidats au retour ou à la recherche de l’instauration d’un ordre négocié. L’incertitude et l’illusion de l’idée d’un éventuel retour modifient le fonctionnement même des rapports entre les membres du groupe familial et/ou entre les générations cherchant à éviter l’échec ou l’interruption de l’aventure migratoire. Cependant, l’appréhension de tout projet dans l’imaginaire des immigrés, plus particulièrement maghrébins, se construit selon un élan de solidarité collective propulsée par une dynamique sociale dont les enfants scolarisés, et en dépit des enjeux de l’instrumentalisation politique, constituent l’ultime alternative de réussite familiale, d’ascension sociale ou d’échec.

On comprend alors que la réalité sociologique des immigrés réside dans le fait que la décision de l’acte institutionnel est parfois en contradiction avec la stratégie sociale et économique de l’État ; celui-ci propose une politique d’“intégration” tout en entravant, par le biais des pratiques discrétionnaires, le processus de naturalisation des candidats socialement ou professionnellement, disqualifiés. D’autant plus, la demande de la nationalité en tant qu’acte de citoyenneté, volontairement ou involontairement souhaité, signifie l’idée d’une émancipation sociale et économique, une initiative intégrant dans sa concrétisation la pratique de la religion, afin de préserver les normes et les valeurs de la culture d’origine. Ce choix identitaire constitue alors un paradoxe auquel seront confrontés les candidats désirant se naturaliser et continuer à participer à la vie sociale et professionnelle de la société d’immigration.

En définitive, la réalisation du projet migratoire reste entravée par une disqualification institutionnelle et sociale des migrants dont un grand nombre d’entre eux cherche une reconnaissance citoyenne, un souhait difficilement réalisable dans une société capitaliste très attentive à la rentabilité économique d’une main-d’œuvre immigrée, beaucoup plus destinée au profit marché du travail, qu’à son acculturation. C’est ainsi que chaque projet migratoire est, d’après A. Sayad, consciemment ou inconsciemment appréhendé dans un imaginaire singulier ou collectif chez des immigrés qui se trouvent absents dans deux sociétés.

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Éditeurs du dossier

Gustavo Dias, Gennaro Avallone

Publication Dates

  • Publication in this collection
    06 Sept 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    20 Feb 2024
  • Accepted
    28 May 2024
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