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Opinion publique: un espace ou une scène? - un débat entre Habermas et Rancière sur cette notion éducative et politique

Public opinion: a space or a scene? - a debate between Habermas and Rancière on this educational and political notion

Opinião pública: um espaço ou uma cena? - um debate entre Habermas e Rancière sobre essa noção educativa e política

Resumé

Cet article discute les différences entre les concepts d’«espace public» et «scène publique» à partir du débat entre Jürgen Habermas et Jacques Rancière sur ce qui caractèrise la politique. L’opinion publique relève-t-elle toujours d’un ordre d’une rationalité politique où un sujet expose son opinion à l’épreuve des autres, pour les convaincre? Le maintien de cet espace public est-il alors une question d’éclaircissement? Pour réflechir sur cette question, nous chercherons à voir comment cet espace public s’est caracterisé pour les deux auteurs. Avec le premier, nous verrons historiquement cette caracterisation, et quel y a été le rôle de la médiatisation. Avec le deuxième, nous essayerons de voir dans quelle mesure cet espace public n’est qu’un espace de scènes, d’une scène politique; et quel en est le sens. On se demande si le philosophe allemand, aujourd'hui, à l'ère des nouveaux médias, voudrait-il mieux distendre cet espace public au point de permettre de distinguer un espace public «a-critique» (un espace de commentaires et autre interactions) d’un espace public critique? Dans ce cas, que resterait-il de ce «coup» conceptuel? On pense qu’il y a dejà des élements aujourd’hui pour considérer qu’un espace, même s’il est «public», de cent quarente et quelques signes sur Twitter, ou de quelques paragraphes pour des commentaires sur Facebook, ne nous garantit pas nécessairement un perfectionnement de la démocratie, une proximité des intérêts généraux. Peut-être que la définition de cet espace comme un espace de scènes, comme le veut Rancière, pourra mieux nous aider à penser qu’un commentaire crée toujours «une démultiplication des personnes». C’est dans la confrontation entre ceus deux perspectives d’analyse que nous cherchons à développer cet article.

Mots-clé:
Espace public; Scène publique; Médiatisation; Habermas; Rancière

Abstract

This article discusses the differences between “public space” and “public scene” in the debate between Jürgen Habermas and Jacques Rancière to characterize politics. Is public opinion always part of a political rationality where a subject sets his opinion to the test of others, to convince them? Is the maintenance of this public space a question of explanation? To reflect about this question, we will seek to see how this public space has been characterized by both authors. With the first we will see historically this characterization, and what was the role of mediatization. With the second, we will try to see to what extent this public space is only a space of scenes, of a political scene; and what is its meaning. One wonders in what sense the German philosopher, nowadays, in the era of new media, would he revisit his analyzes of 1962? Would he rather stretch this public space to the point of making it possible to distinguish an “a-critical” public space (a space for comments and other interactions) from a critical public space? In this case, what would be left of this conceptual “coup”? There are already enough elements to consider that a space, even if it is “public”, either of one hundred and forty signs on Twitter, or a few paragraphs for comments on Facebook, does not necessarily guarantee an improvement of democracy, a proximity of general interests. Perhaps the definition of this space as a space of scenes, as Rancière says, can better help us to think that a commentary always creates “a multiplication of people”. It is in the confrontation between these two analytical perspectives that we seek to develop this article.

Keywords:
Public space; Political scene; Mediatization; Habermas; Rancière

Resumo

Este artigo discute as diferenças entre os conceitos de “espaço público” e “cena pública” a partir do debate entre Jürgen Habermas e Jacques Rancière sobre o que caracteriza a política. A opinião pública faz sempre parte de uma ordem de racionalidade política na qual um sujeito expõe a sua opinião ao teste dos outros, para os convencer? A manutenção deste espaço público é então uma questão de esclarecimento? Para refletir sobre esta questão procuraremos ver como este espaço público foi caracterizado para os dois autores. Com o primeiro veremos historicamente essa caracterização, e qual foi o papel da midiatização. Com o segundo, tentaremos ver até que ponto este espaço público é apenas um espaço de cenas, de uma cena política; e qual é o significado disso. Perguntamo-nos se o filósofo alemão, hoje, na era das novas mídias, gostaria de expandir melhor este espaço público a ponto de tornar possível distinguir um espaço público “acrítico” (um espaço para comentários e outras interações) de um espaço público crítico? Neste caso, o que restaria deste “plano” conceitual? Pensamos que já existem hoje elementos para considerar que um espaço, mesmo que seja “público”, de cento e quarenta e poucos caracteres no Twitter, ou de alguns parágrafos para comentários no Facebook, não garante necessariamente uma melhoria da democracia, uma proximidade com os interesses gerais. Talvez a definição deste espaço como espaço de cenas, como pretende Rancière, possa melhor nos ajudar a pensar que um comentário cria sempre “uma multiplicação de pessoas”. É no confronto entre essas duas perspectivas analíticas que buscamos desenvolver este artigo.

Palavras-chave:
Espaço público; Cenário político; Midiatização; Habermas; Rancière

Introduction

Dans un monde surpeuplé de phénomènes médiatiques, nous ne savons plus ce qui fait partie et ce qui ne fait pas partie de ce que nous appelons «média». A l’ère de «l’auto-diffusion», des reseaux sociaux, des producteurs et diffuseurs d’information, qui se trouvent par tout, le sens même de média - comme un espace «public» à côté des sphères individuelles, de la société civile, et à côtè des sphères publiques de l’Etat, tel que nous l’entendions jusqu’ici - est resté une question en suspens. Mais, on ne peut pas non plus dire que le phénomène soit nouveau. L’histoire même de la constitution de ce «quatrième pouvoir» nous confirme que les intérêts publics et les intérêts privés ont toujours fait partie de ce que nous appelons maintenant “médias”. La question actuelle, dans une ère d’«hypermédiatisation», c’est que les innovations technologiques nous ont menés à une escalade médiatique sans précédent et jamais imaginée.

Dans ce sens, je pense que nous devrions partir de certaines questions: Qu’est-ce qui caractérise l’espace public? Y a-t-il des différences entre «espace public» et «scène publique»? L’opinion publique relève-t-elle toujours d’un ordre d’une rationalité politique où un sujet expose son opinion à l’épreuve des autres, pour les convaincre? Le maintien de cet espace public est-il alors une question d’éclaircissement?

Pour réflechir sur cette question, nous partons de deux auteurs qui ont essayé de penser cette question de l’«espace»: Jürgen Habermas e Jacques Rancière. Avec le premier, nous chercherons à voir historiquement comment cet espace public s’est caracterisé, et quel y a été le rôle de la médiatisation. Avec le deuxième, nous essayerons de voir dans quelle mesure cet espace public n’est qu’un espace de scènes, d’une scène politique; et quel en est le sens.

Habermas et l’espace public

Habermas a publié L’espace public en Allemagne en 1962. C’est, dans son ensemble (sauf les paragraphes 13 et 14) sa thèse de doctorat, présentée à l’Université de Marbourg. Ce livre aborde la réflexion sur les transformations du concept de sphère publique depuis sa naissance, avec la société bourgeoise.

Habermas part d’une clarification conceptuelle des notions de «public» et de «publicité» pour montrer comment le terme «sphère public» apparaît pour la première fois en allemand (Öffentlichkeit) au XVIIIe siècle, à partir de l’adjectif, plus ancien, public (öffentlich). Cette remarque étymologique est importante chez Habermas, car elle montre combien le terme est lié à la discussion sur la société bourgeoise. Il explique qu’avant cette période, en Grèce et pendant le Haut Moyen-Âge, la sphère publique ne pouvait pas apparaître comme un domaine propre, séparé de la sphère privée, car la structure sociale publique reposait sur des figures privées des «oikodespotes» ou des «pater familias» (seigneur de la maison).

La sphère publique subira sa transformation seulement au XVIIIe siècle, lorsque, structurée par la représentation (les pouvoirs féodaux, l’Église, la royauté et les seigneurs), elle se décomposera au cours d’un long processus de polarisation, scindée en éléments de caractère privé (c’est le cas de l’Église qui avec la Reforme, devient une affaire de forum intime) et de caractère public (c’est le cas de la transformation des institutions du pouvoir d’Etat à partir de l’émergence de la bourgeoisie et de son indépendance par rapport à la Cour). C’est à cette période que Habermas fixe l’apparition de la «societé civile» qui, en tant que domaine propre de l’autonomie privée s’opposera à l’État.

Habermas montre comment l’échange de marchandises et l’échange d’informations se nourrissent mutuellement, et comment la prevision comerciale, à partir du développement de l’échange de courrier, devient essentielle pour la croissance du commerce pré-capitaliste. Les grands centres commerciaux sont également des grands centres d’échange d’informations. C’est à cette époque qu’apparaissent deux éléments fondamentaux pour la communication: la poste et la presse.

A cette époque, néanmoins, la question de la publicité de l’information ne se pose pas. Les «journaux manuscrits» (des correspondants privés qui rédigent des textes) sont des atouts dans la compétition commerciale. L’aspect public change avec le passage du mercantilisme à la societé bourgeoise. L’activité économique passe de la sphère domestique (oikos) à la sphère publique, car les nouvelles conditions qui la favorisent, les marchés se développent à l’extérieur de l’économie domestique.

C’est dans ce contexte que les «journaux manuscrits» se transforment pour devenir la presse. Habermas attire l’attention sur deux facteurs qui aident la publicité de l’information. D’abord, le fait que l’information elle-même devienne marchandise. Le prix pour l’échange des informations par lettres cède la place à l’impression périodique vendue anonymement ; ensuite, les intérêts des nouvelles autorités d’Etat dans l’utilisation de la presse comme support de notification d’ordonnances et décrets. Même si l’intention de s’adresser «au» public, Habermas montre bien que ce «public» ne peut pas être confondu avec «le peuple», avec “tous. Il s’agit seulement des «couches cultivées», d’une nouvelle bourgeoisie qui se distingue par son caractère instruit, d’individus lettrés. Le développement de cette nouvelle classe sociale lettrée sera important pour l’avènement d’une sphère publique libérée du pouvoir d’État.

Un concept clé pour l’interprétation que fait Habermas de la notion d’espace public est l’accent mis sur un «usage public du raisonnement» comme moyen d’opposition entre la sphère publique et le pouvoir. C’est aussi à partir de l’analyse de «l’usage public du raisonnement» que Habermas essayera de penser le rôle de la sphère publique dans le contexte de l’émergence et du développement des mass media. L’usage public du raisonnement concernait les discussions que les personnes privées avaient en public, au sujet de leurs lectures, pour partager le développement de la Raison (Aufklärung). Les clubs de lecteurs, les cercles de lecture, les bibliothèques publiques, les éditions par souscripition, les quotidiens et les hebdomadaires contribuaient tous au développement d’une sphère publique qui prend un caractère de publicité.

D’un pouvoir fondé sur l’arbitraire (voluntas), on va vers un pouvoir fondé sur la Publicité, qui cherche à s’imposer en prenant la raison (ratio) comme base. La loi en opposition à l’ordre ou au décret. C’est le règne de l’institutionnalisation des droits et des droits fondamentaux bourgeois.

Avec le libéralisme, à partir du XIXe siècle, Habermas soutient l’idée qu’il y a eu une interpénétration progressive du domaine public et du domaine privé. Que ce soit par un interventionnisme et une étatisation de la société, ou par une socialisation de l’État, on voit l’apparition d’une sphère sociale repolitisée qui échappe à la distinction entre «public» et «privé». La famille est de moins en moins sollicitée dans son rôle de courroie de transmission de la societé. Cela ouvre la voie à la transformation de l’usage public du raisonnement, car la culture exigée des individus s’échange dans une nouvelle reconfiguration. Elle passe d’une culture discutée à une culture consommée. Les lois du marché, qui jusque là dominaient la sphère des échanges commerciaux et du travail social, pénétrent maintenant la sphère des biens culturels, surtout la littérature, monopole des «gens cultivés». Le peuple accède à la culture; un marché du livre surgit. Disparaît ainsi le modèle de la sphère publique bourgeoise (qui supposait une stricte séparation entre domaine privé et domaine public, constituée par des personnes privées et devenue un public, et qui jouait un rôle d’intermédiaire entre les besoins de la société et de l’Etat.

Le risque que l’on court, selon Habermas, lorsqu’on perd de vue «l’usage public du raisonnement», c’est qu’avec les nouveaux médias du moment (radio, cinéma et télévision) on perd aussi la possibilité qu’ont leurs destinataires de réagir. Les nouveaux médias captivent les spectateurs et les auditeurs, mais en leur retirant toute «distance émancipatrice», c’est-à-dire, la possibilité de prendre la parole et de contredire. On perçoit ici la forte influence de la théorie d’Adorno sur l’industrie culturelle, ce que Habermas lui-même confirme dans la préface de 1990 à L’espace public. Ce qui est en jeu, c’est que le feed-back reste d’ordre privé, il n’est plus soumis au correctif qui lui serait apporté par un public faisant usage de sa raison. Habermas définit ce public de citoyens comme «vassalisé» (mediatisiert). La Publicité est maintenant soumise au contexte de la bonne volonté, d’une adhésion immédiate et devient l’objet de manipulations. Habermas dit qu’il s’agit d’une reféodalisation de la sphère publique, du retour du secret. D’une Publicité critique bourgeoise, on passe à une Publicité fabriquée.

Les contributions que cette discussion peut apporter à la théorie de la démocratie actuelle passe par la question que Habermas se pose à la fin du livre sur les possibilités d’un intérêt général aujourd’hui. L’antagonisme d’intérêts qui résultent de l’effacement progressif de la Publicité au sein des grands appareils de l’Etat et de la sphère sociale fait douter le rationnaliste Habermas, de la possibilité d’un consensus ayant une valeur exécutoire. Reste le pouvoir (qui s’exerce comme toujours publiquement sous un équilibre provisoire entre des intérêts concurrents) appuyé temporairement sur un rapport de forces dépourvu d’une rationalité commandée par l’intérêt général. Mais Habermas laisse la question de la lutte entre la Publicité critique et la Publicité fabriquée en suspens, et il semble ouvert à la possibilité d’un certain retour à la Publicité comme programme par l’État social.

Rancière et la scène publique

Dans son oeuvre, Rancière aborde très peu le phénomène de la médiatsation. Il en parle toutefois dans un de ces livre les plus importants: La Mésentente. Dans sa discussion sur la politique et la philosophie politique, il y a des considérations sur le thème. Il parle, par exemple de «la figure policière d’une population exactement identique au dénombrement de ses parties» opérée par la «conjunction de la proliferation médiatique du visible indifférent et du décompte ininterrompu des opinions sondées et des votes simulés» (Jacques Rancière, La Mésentente, Paris: Gallimard, 1995RANCIÈRE, J. La mésentente. Paris: Galilée, 1995., pp. 146). Il y affirme aussi que l’utopie d’un tel régime est celle «d’un compte ininterrupte qui présentifie le total de l’ ‘opinion publique’ comme identique au corps du peuple» (ibid., p, 144). L’idée de Rancière est que, lorsque nos démocraties sont pensées comme «consensuelles», ce qui est en jeu, c’est l’identification du peuple, entité litigieuse, en population, entité objective comptable. Cette identification peut donc être traduite par des sondages qui, lorsqu’ils sont publiés dans les médias («opinion publique») traduiraient la totalité du «corps du peuple». C’est justement ce que Rancière appelle «police», d’où l’expression d’une «figure policière». C’est l’analyse qu’il fait de cette tension entre police et politique qui nous semble importante pour penser le rapport entre médiatisation et, par conséquent, la caractérisation d’une scène publique capable de reconfigurer l’idée du sujet politique et des actes de parole que les constituent.

Pour mieux comprendre comment Rancière entend une politique face à une police, il est intéressant de partir de la référence qu’il fait lui-même à Habermas dans son livre La Mésentente. Dans le chapitre «La raison de la mésentente» Rancière affirme que Habermas «reproche à ceux qu’il combat de prendre sur la scène argumentative et communicationnelle le point de vue de l’observateur, de la troisième personne, qui gèle la rationalité communicative dont le travail s’opère dans le jeu d’une première personne engagée à épouser le point de vue de la deuxième personne» (ibid., p. 76). Pour Rancière,

en méconnaissant cette démultiplication des personnes qui est liée à la démultiplication du logos politique, elle [l’opposition de Habermas] oublie aussi que la troisième personne est autant une personne d’interlocution directe et indirecte qu’une personne d’observation et d’objectivation (ibid., p. 76).

Selon le philosophe, ce sont les «conflits de théâtre» qui nous montrent bien comment la troisième personne d’interpellation et la troisième personne d’identification instituonalisent le conflit social, représenté dans diverses manifestations politiques; comme celle d’un «represéntant ouvrier qui déclare : ‘Les travailleurs n’accepteron pas, etc.’» (ibid., p. 76). Ce jeu de la troisième personne, selon Rancière, pour la logique de la discussion politique qui

n’est jamais un simple dialogue. Elle est toujours moins et plus. Elle est moins, car c’est toujours sous forme de monologue que se déclare le litige, l’écart du logos à lui-même. Elle est plus car le commentaire institue une démultiplication des personnes. Dans ce jeu, le ‘ils’ exerce une triple fonction. Premièrement, il désigne l’autre, comme celui avec lequel est en débat non seulement un conflit d’intérêts mais la situation même des interlocuteurs comme êtres parlants. Deuxièmement, il s’adresse à une troisième personne auprès de laquelle il porte virtuellement cette question. Troisièmement, il institue la première personne, le ‘je’ ou le ‘nous’ de l’interlocuteur comme représentant d’une communauté. C’est l’ensemble de ces jeux que veut dire en politique ‘opinion publique’ (ibid., p. 77).

L’opinion publique, avant de signifier le dialogue entre les parts constituées (comme l’avait pensé Habermas), qui mettent en scène leurs intérêts, signifie la constitution même de la place de ces parts, le comptage même de ces parts comme des êtres parlants égaux, capables d’engager un débat.

[...] la scène politique, la scène de communauté paradoxale qui met en commun le litige ne saurait s’identifier à un modèle de communication entre partenaires constitués sur des objets ou des fins appartenant à un langage commun. Elle n’est pas pour autant renvoyée à une incommunicabilité des langages, à une impossibilité d’entente liée à l’hétérogéneité des jeux de langage. L’interlocution politique a toujours mélangé les jeux de langage et les régimes de phrases et elle a toujours singularisé l’universel dans des séquences démonstratives faites de la rencontre des hétérogènes (ibid., p. 79).

Il ne s’agit donc pas d’un problème de malentendus qui pourraient être réglés par l’intervention de nouveaux langages pour corriger des «pannes de langage», mais plutôt de «savoir si les sujets qui se font compter dans l’interlocution ‘sont’ ou ‘ne sont pas’, s’ils parlent ou s’ils font du bruit [...] savoir s’il a lieu de voir l’objet qu’ils désignent comme l’objet visible du conflit» (ibid., p . 79). C’est cela qui est en jeu, selon Rancière, lorsqu’il pense que la politique concerne les «modes de subjectivation». Une subjectivation politique, comme il le dit, «produit un multiple qui n’était pas donné dans la constitution policière de la communauté, un multiple dont le compte se pose contradictoire avec la logique policière» (ibid., p. 60). C’est ainsi que «peuple», «prolétaires» ou «femmes», entendus comme modes de subjectivation politique, transforment «des identités définies dans l’ordre naturel de la répartition des fonctions et des places en instances d’expérience d’un litige» (ibid., p. 60). C’est dans ce sens litigieux que Rancière peut affirmer que «toute subjectivation est une désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où n’importe qui peut se compter parce qu’il est l’espace d’un compte des incomptés, d’une mise en rapport d’une part et d’une absence de part» (ibid., p. 60). C’est dans ce sens que nous pourrons comprendre que Rancière préfère le terme «scène» pour désigner les phénomènes politiques.

la subjectivation politique ‘prolétaire’ [...] n’est aucune forme de ‘culture’, d’ethos collectif qui prendrait voix. [ ...] La ‘prise de parole’ n’est pas conscience et expression d’un soi affirmant son propre. Elle est occupation du lieu où le logos définit une autre nature que la phoné (ibid., p. 60-61).

C’est cette idée d’«occupation d’une place» (que l’espace politique est un espace à occuper) qui nous permet de parler de «scène». Rancière propose même de penser que «l’animal politique moderne est d’abord un animal littéraire, pris dans le circuit d’une littérarité qui défait les rapports entre l’ordre des mots et l’ordre des corps qui déterminaient la place de chacun» (ibid., p. 61). C’est cette littérarité qu’il vaut peut-être la peine de penser pour mieux comprendre cet espace public occupé par la médiatisation.

Pour souligner sa distance par rapport à Habermas, à partir de cette littérarité, Rancière affirme que «le dialogisme de la politique tient de l’hétérologie littéraire, de ses enoncés dérobés et retournés à leurs auteurs, de ses jeux de la première et de la troisième personne, bien plus que de la situation supposé idéale du dialogue entre une première personne et une deuxième personne» (ibid., p. 90). Ses exemples de cette hétérologie littéraire viennent de Mai-68, lorsque les manifestants «affirmaient, contre toute évidence policière, ‘Nous sommes tous des juifs allemands’» (ibid., p. 90). Toutes ces actions hétérologiques ont le but de mettre «en pleine clarté l’écart de la subjectivation politique, définie dans le noeud d’une enunciation logique et d’une manifestation esthétique, avec toute identification» (ibid., p. 90). Avant d’être uniquement un «moment d’exception» ou «une action de spécialistes de l’ironie», c’est la preuve que le consensus exclusif «se défait autant de fois que s’ouvrent des mondes singuliers de communauté des mondes de mésentente et de dissentiment» (ibid., p. 91). Dans ce sens, la politique - quoique limitée à des moments face à la logique policière qui règne - peut toujours se manifester à mesure que «la communauté de la capacité argumentative et de la capacité métaphorique est n’importe quand et par le fait de n’importe qui susceptible d’advenir» (ibid., p. 90).

Il est peut-être plus aisé maintenant de comprendre comment Rancière caracterisé l’opinion publique.

[...] une opinion publique politique - distincte de la gestion policière des processus de légitimation étatiques -, ce n’est pas d’abord le réseau des esprits éclairés qui discutent des problèmes communs. C’est plutôt une opinion savante d’un type particulier: une opinion qui juge de la manière même dont on se parle et dont l’ordre social tient au fait de parler et à son interprétation (ibid., p. 77).

Dans ce sens aussi, l’interprétation habermasienne de l’opinion publique comme un espace pour un «usage public du raisonnement», à partir de toute l’histoire du jornalisme, est, elle-même, un peu faible. L’opinion publique «politique» n’est pas l’espace où un sujet expose ses opinions à l’épreuve des autres. Il s’agit plutôt d’une manière de comprendre les processus de parole propres à la rationalité politique, qui, comme Rancière veut le démontrer, se distinguent de la thèse dialogique de Habermas. Il ne s’agit pas là d’un espace d’éclaircissement des opinions, comme cela aurait pu être le cas au début de ce processus, au XVIIIe siècle. L’«espace public» - ou la «scène publique», comme le préfère Rancière - n’est pas constitué à partir d’un jeu d’éclaircissements, de dialogue rationnel entre une première et une deuxième personne qui mettent leurs intérêts en jeu.

Si nous pouvons, dès lors, affirmer que la médiatisation peut opérer un obstacle à l’art de gouverner - à mesure qu’elle change la manière dont les politiques se comportent devant ce phénomène et la manière dont les populations agissent sur cette scène -, pour Rancière cela n’est rien d’autre que «la forme moderne exemplaire» du être-ensemble policier, qui permet que les «politiques» de la communication et du sondage, «à chaque instant, donnent à chacun d’entre nous le spectacle entier d’un monde devenu indifférent et le compte exact de ce que chaque âge et chaque catégorie socio-professionelle pensent de l’‘avenir politique’ de tel ou tel ministre» (ibid., p. 50). Dans ce sens la médiatisation ne rend pas la fonction de l’Etat impossible, mais, au contraire, elle rend leur mariage possible à une ère qui a réussi à conjuguer les efforts sociologiques et démographiques à tel point. Tout le discours de «fin de la politique», pour mieux l’enfermer dans un modèle consensuel, n’est rien d’autre que la consécration de cette ère. Toutefois, si les efforts de l’Etat pour assurer ce que jusqu’alors il assurait aux citoyens aboutissent de plus en plus difficilement - du fait des limitations imposées par l’avancement de la burocratie, de la médiatisation et de la mondialisation -, à notre avis, ce n’est que le reflet de la même logique policière qui essaie de cantonner la politique à son exercice. En montrant que média et Etat font partie de la même logique qui cherche à enfermer dans sa place - donnant à chacun l’évidence de son nom - les réflexions de Rancière peuvent conforter notre analyse de ces phénomènes de médiatisation. L’espace litigieux de la politique se défait alors, ou de moins essaye-t-on de le défaire. L’important est de montrer que si les risques d’une société hautement médiatisée sont de rendre inquiétante cette identification directe de l’individu à la place qu’il occupe - avec tous les mécanismes de contrôle et de surveillance qui l’accompagnent -, l’espace de la politique sera toujours ouvert, car

spetaculaire ou non, l’activité politique est toujours un mode de manifestation qui défait les partages sensibles de l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition qui lui est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part, laquelle manifeste elle-même, en dernière instance, la pure contingence de l’ordre, l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant (ibid., p. 53).

S’éloignant de ceux qui veulent penser la politique à partir du concept de pouvoir, Rancière parvient à montrer que la politique peut toujours se manifester face au pouvoir parce que «pour obéir à un ordre deux choses au moins sont requises : il faut compreendre l’ordre et il faut comprendre qu’il faut lui obéir. Et pour faire cela, il faut déjà être l’égal de celui qui vous commande» (ibid., p. 37). C’est notre égalité en tant que sujets parlants qui nous laisse toujours la porte ouverte pour la vérification de cette même égalité face à la logique normative policière.

Considérations finales

Habermas poursuit à la fin de L’Espace Public la possibilité d’un consensus qui ait une valeur exécutoire, et est un peu déçu d’un pouvoir adossé à «un rapport de forces dépourvu d’une rationalité commandée par l’intérêt général», un intérêt général qu’il cherche, en fait; tandis que Rancière poursuit un autre projet pour la démocratie. Pour lui, la question n’est pas la recherche d’un consensus, mais la possibilité d’une ouverture au dissentiment, à la vérification de l’égalité de tout sujet parlant à l’autre, à partir de la manifestation de subjectivations politiques litigieuses. Alors que Habermas cherche un certain retour à une «Publicité critique» de l’espace public, contre la «Publicité fabriquée» des dernières décennies, Rancière semble voir dans une «opinion public ‘politique’» uniquement la constatation de la «manière dont les personnes parlent» et la façon dont «l’ordre social est lié au fait de parler, et à son interprétation».

Si Habermas critiquait en 1962 le manque d’espace dans les mass media de l’époque (radio, cinéma e télévision) pour une réponse publique des individus - ce qui leur limiterait «l’usage public du raisonnement -, aujourd'hui, em 2024, le philosophe allemand peut revoir as critique, dans la mesure où Internet a ouvert les portes à l’ère des commentaires et réponses interactives. Le feed-back, qui restait privé en 1962 - et ne pouvait pas être à des corrections publiques d’un usage public du raisonnement -, est aujourd’hui un outil public, publié et maintenu «public» dans différents moyens de communication. L’idée d’un public de citoyens «vassalisé», parce qu’il n’a plus «la possibilité de prendre la parole et de contredire», semble s’être clairement inversé. Mais, est-ce que la possibilité d’un espace virtuel pour un usage public du raisonnement assure une «distance émancipatrice», c’est-à-dire, une distance capable d’assurer un espace pour la critique, permettant d’aller de la «Publicité fabriquée» vers une «Publicité critique», comme le voulait Habermas? Le philosophe allemand lui-même, aujourd'hui, à l'ère des nouveauc médias, voudrait-il mieux distendre cet espace public au point de permettre de distinguer un espace public «a-critique» (un espace de commentaires et autre interactions) d’un espace public critique? Dans ce cas, que resterait-il de ce «coup» conceptuel?

Peut-être que cela nous montre seulement que les éléments que Habermas indique pour permettre d’obtenir un espace public critique - à partir de la notion d’un simple espace à être occupé par des sujets rationnels faisant usage de leur raisonnement - n’ont pas lieu d’être. Ce n’est pas un espace, même s’il est «public», de cent quarente et quelques signes sur Twitter, ou de quelques paragraphes pour des commentaires sur Facebook, qui nous garantiront nécessairement un perfectionnement de la démocratie, une proximité des intérêts généraux. Peut-être que la définition de cet espace comme un espace de scènes, comme le veut Rancière, pourra mieux nous aider à penser qu’un commentaire crée toujours «une démultiplication des personnes». Il y a toujours un jeu entre le «eux» et le «nous» qui rend égaux ou qui différencie les termes que peut-être seule une caractérisation «scénique» de la politique nous permet de penser. Prendre les participants aux débats comme une simple première ou deuxième personne, c’est oublier que la politique, même sur Twitter ou Facebook, est, d’abord, une question de compter les parts déjà constituées dans un ensemble avec les absences toujours possibles de parts.

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    » http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/682

Publication Dates

  • Publication in this collection
    12 Feb 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    01 Feb 2022
  • Accepted
    19 Nov 2023
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