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Du Drag au Post-Drag: la performance travestie à l’épreuve de l’ethnicité et de la classe

From Drag to Post-Drag: the cross-dressing performance tested by ethnicity and class

Résumé:

L’objectif de cet article est d’examiner les limites du discours et des stratégies esthétiques du drag king, inspirées par la théorie butlérienne de Trouble dans le genre. Nous mettons l’accent sur le risque potentiel - mais réellement problématique - de la stigmatisation des hommes issus des minorités ethniques et des populations pauvres au sein de plusieurs actions drag kings. Enfin nous qualifions de post-drag les performances qui abordent les intersectionnalités du genre, de la sexualité, de la race et de la classe sans reproduire les stéréotypes de la suprématie hétérosexuelle blanche.

Mots-clés:
Performance; Travestissement; Ethnicité; Pauvreté; Genre

Abstract:

The objective of this article is to examine the limits of discurses and aesthetics strategies of drag king, inspired by the butlerian theory of Gender Trouble. We emphasize the potential - but really problematic - risk of the stigmatization of the men from ethnic minorities and from poor populations inside some drag king acts. Finally, we call post-drag performances which talk about the intersectionnalities of gender, sexuality, race and class without reproducing stereotypes of white heterosexual supremacy.

Keywords:
Performance; Cross-Dressing; Ethnicity; Poverty; Gender

Resumo:

O objetivo deste artigo é estudar os limites do discurso e das estratégias estéticas da performance drag king, inspirados pela teoria butleriana em Problemas de gênero [Trouble dans le genre]. Enfatizamos o risco potencial - mas realmente problemático - da estigmatização de homens vindos de minorias étnicas e de populações pobres em diversas ações drag kings. Assim, qualificamos de pós-drag as performances que abordam as intersecionalidades do gênero, da sexualidade, da raça e da classe sem reproduzir os estereótipos da hegemonia heterossexual branca.

Palavras-chave:
Performance; Travestimento; Etnicidade; Pobreza; Gênero

Introduction

Cet article s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion doctorale autour de la problématique de l’intersectionnalité (Crenshaw, 2005CRENSHAW, Kimberlé Williams. Cartographies des Marges: intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, v. 2, n. 39, p. 51-82, 2005 [1994]. [1994]) dans les performances drag des années 1990, ainsi que dans une nouvelle approche esthétique de la scène performative que l’on pourrait qualifier de post-drag. Nous évoquerons des pratiques drag, aujourd’hui datées1 1 Les performances drag kings n’ont pas cessé d’exister à la fin des années 1990. Cette culture existe encore aujourd’hui (voir par exemple le film de Paroles de king ! de Chriss Lag réalisé en 2015). Il s’agit seulement ici de signaler que le corpus qui est mobilisé dans cet article date de la fin des années 1990. , et d’autres plus récentes, puis observerons la manière dont elles investissent à la fois la question du genre, de la race, de la classe et de la sexualité; c’est pourquoi, selon une méthodologie qui croise la philosophie de l’art et l’épistémologie de la culture queer, nous nous intéresserons à ces performances dans la mesure où elles nous permettent d’interroger les identités intersectionnelles.

Dans l’exposé qui suit, l’ethnicité est abordée dans une perspective wébérienne, c’est-à-dire comme une question sociologique (Lamine, 2005LAMINE, Anne-Sophie. L’ethnicité comme question sociologique. Archives de Sciences Sociales des Religions, Paris, p. 131-132, juillet/décembre 2005. Disponible sur: <Disponible sur: http://assr.revues.org/3078 >. Consulté le: 1 février 2017.
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); il en sera de même pour le concept de race que Frantz Fanon voit se muter en problématique culturelle (Fanon, 1971FANON, Frantz. Peaux Noires, Masques Blancs. Paris: Seuil, 1971., p. 21). Dans notre exposé, il n’y aura donc aucune distinction entre race et ethnicité, ces termes seront employés de manière synonymique. Nous ferons également appel à la notion sociologique de classe qui dérive des théories marxistes à propos de la lutte des classes dominantes (bourgeoisie) contre les classes dominées (ouvrière, prolétaire). Nous garderons toutefois à l’esprit que la sociologie a complété la perspective marxiste en mentionnant les classes moyennes, indiquant la complexité économique de la hiérarchisation sociale. Notre usage des concepts de genre et de sexualité découle, pour le premier, des études féministes qui pointent les différences sociales entre les hommes et les femmes et, pour le second, de la théorie queer qui observe comment la société se structure autour de la norme hétérosexuelle et l’oppression sociale des genres/sexualités hors-normes. La sociologie des stigmates (Goffman, 1975GOFFMAN, Erving. Stigmates: les usages sociaux des handicaps. Paris: Éditions de Minuit, 1975.) et des inégalités intéresse le champ artistique de la performance, dans la mesure où cet art est investi par l’ensemble des minorités sociales (Crémieux; Lemoine; Rocchi, 2013CRÉMIEUX, Anne; LEMOINE, Xavier; ROCCHI, Jean-Paul. Understanding Blackness Through Performance, Contemporary Arts and the Representation of Identity. New York: Palgrave Macmillan, 2013.) qui cherchent à œuvrer pour critiquer toutes formes de discriminations.

L’esthétique drag, en ce qu’elle prétend révéler la performativité des identités culturelles, invite à interroger les capacités de la performance à pouvoir faire face à la complexité politique de l’intersectionnalité autour des questions de genres, de races, de classes et de sexualités. Ce point sera examiné à partir d’une relecture critique du principe fondamental élaboré par Judith Butler, selon lequel la répétition parodique des représentations homophobes, sexistes et racistes, par la performance travestie, implique une distanciation théâtrale et, par conséquent, l’expression et la réception d’un discours critique. Cette remise en question s’avère d’autant plus cruciale que, bien que Butler ait nuancé ses conclusions initiales (Butler, 2009BUTLER, Judith. Ces Corps qui Comptent: de la matérialité et des limites discursive du “sexe”. Trad. de Charlotte Nordmann. Paris: Amsterdam, 2009 [1993]. [1993]), ce type de réflexions théoriques a connu, au milieu des années 1990, des applications artistiques concrètes au sein des scènes drag kings de New York, San Francisco et Londres ; en outre, ces dernières années ont vu se reposer la question d’une (im)possible analogie entre la performance du genre et celle de la race dans les sciences philosophiques (Babbha, 2005BABBHA, Hommi. The Location of Culture. New York: Routledge, 2005 [1994].; Dorlin, 2007DORLIN, Elsa. Performe ton genre, performe ta race! Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la post colonie. Sophia, Bruxelles, 2007. Disponible sur: <Disponible sur: www.sophia.be/index.php/fr/pages/view/1166 >. Consulté le: 1 février 2017.
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) et dans les médias politiques/culturels (The Advocate, The Huffington Post). La théorie butlérienne et les performances travesties seront ainsi examinées au prisme des réflexions structurelles et politiques qu’implique l’intersectionnalité, telle que l’a problématisé Kimberlé Williams Crenshaw, afin de mieux saisir les enjeux contemporains de la performativité et des identités. Nous procéderons également à une analyse comparative des pratiques drag kings de la fin des années 1990 avec une autre œuvre de Del LaGrace Volcano qui s’intéresse à l’identité transgenre non-blanche, ainsi qu’aux récents travaux artistiques de 2Fik sur le genre et la race. Cela nous permettra de comprendre: d’une part, comment les discours et les enjeux esthétiques ont évolué, d’autre part comment il est artistiquement devenu possible aujourd’hui de répondre (partiellement) à la complexité politique de l’intersectionnalité au sein d’une esthétique post-drag.

Dragging Straight Whiteness: le rapport politique entre le drag et la suprématie hétérosexuelle blanche

Dans Trouble dans le genre (2005 [1990]), Judith Butler affirmait que “[...] en imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même - ainsi que sa contingence” (Butler, 2005BUTLER, Judith. Trouble dans le Genre: pour un féminisme de la subversion. Paris: Éditions de la Découverte, 2005 [1990]. [1990], p. 261). Par sa conception critique du genre et de la différenciation sexuelle des individus, Butler remettait en cause la norme hétérosexuelle pour s’attaquer, in fine, aux oppressions homophobes/sexistes qu’une telle hégémonie entraîne dans le monde social. La théoricienne considérait ainsi que le jeu imitatif offert par le drag agissait comme une révélation de la “biopolitique” (Foucault, 1976FOUCAULT, Michel. Histoire de la Sexualité. T1: la volonté de savoir. Paris: Gallimard , 1976., p. 154) des corps sexués, ainsi que comme une possibilité de s’émanciper des normes de genre.

Avec Ces corps qui comptent (Butler, 2009BUTLER, Judith. Ces Corps qui Comptent: de la matérialité et des limites discursive du “sexe”. Trad. de Charlotte Nordmann. Paris: Amsterdam, 2009 [1993]. [1993]), Butler propose de préciser et de réajuster certaines de ses thèses initiales, notamment à propos du drag qui était fondamentalement assimilé à une figure féministe et queer du trouble dans le genre. Dans un des chapitres de Ces corps qui comptent, Butler propose une analyse du film Paris is Burning réalisé par Jennie Livingston (1991)2 2 Le film Paris is Burning présente les bals travestis de New York à la fin des années 1980 et au début des années 1990, majoritairement investis par les communautés queer latinos et africaines-américaines. , dans laquelle la théoricienne incite à prendre en compte le fait que ce qui est imité sur scène par le drag va bien au-delà de la performativité du genre et implique également une réflexion sur la performativité de la race, de la classe sociale et de la sexualité (Butler, 2009 [1993], p. 129-146). Mais alors, comment fonctionne structurellement et politiquement cette articulation entre le genre, la sexualité, la race et la classe?

Dans son analyse de Paris is Burning, Butler nuance quelque peu l’enthousiasme de Trouble dans le genre et s’interroge sur l’intentionnalité critique de la performance travestie, ainsi que sur sa capacité politique à pouvoir transgresser les normes sociales. Elle appuie notamment son propos sur une déconstruction derridienne de la performance “drag” d’une artiste transgenre latino-américaine du film nommée Vénus Xtravaganza:

Pour ce qui est de Vénus, Vénus Xtravaganza, elle vise une certaine transsubstantiation du genre, afin de trouver un homme imaginaire qui représenterait une position raciale et sociale privilégiée lui assurant une protection permanente contre le racisme, l’homophobie et la pauvreté. Et il serait insuffisant de dire que, pour Vénus, le genre est marqué par la race et la classe, car le genre n’est pas la substance ou le premier substrat, tandis que la race et la classe seraient des attributs qui viendraient le caractériser. Dans ce cas, le genre est le vecteur de la transformation fantasmatique de cet entrelacement de race et de classe, le site de son articulation. En effet, dans Paris is burning, devenir réel, devenir une vraie femme, bien que ce ne soit pas le désir de tous (quelques ‘enfants’ veulent simplement ‘faire’ vrai, et ce uniquement à l’intérieur des frontières du bal), constitue le site de la promesse fantasmatique d’une délivrance à l’égard de la pauvreté, de l’homophobie et de la délégitimation raciste (Butler, 2009BUTLER, Judith. Ces Corps qui Comptent: de la matérialité et des limites discursive du “sexe”. Trad. de Charlotte Nordmann. Paris: Amsterdam, 2009 [1993]., p. 137-138).

Butler interprète ici la performance transgenre (homme-devenu-femme) de Vénus Xtravaganza comme le fantasme d’un changement de race (devenir Blanche) et de classe sociale (devenir bourgeoise), afin d’obtenir une vie sociale plus confortable. Comment la théoricienne en vient à une telle hypothèse? C’est, entre autres, parce que le film Paris is Burning présente Vénus Xtravaganza comme une artiste performeuse qui, en dehors du bal, est une prostituée transgenre. Le documentaire incite à penser que Vénus Xtravaganza utilise ses capacités performatives afin de se faire passer pour une femme biologique (c’est-à-dire non-transgenre) lorsqu’elle exerce ses activités prostitutionnelles; il suggère aussi qu’elle considère illusoirement son travail sexuel, en tant qu’escort girl, comme un équivalent social et/ou le prémisse d’une relation conjugale avec un homme blanc, dans un pavillon de banlieue (Schicharin, 2015SCHICHARIN, Luc. L’Esthétique Drag: de la performance travestie à l’art transgenre. Usage et contre-usage de la théorie butlérienne. 2015. Thèse (Doctorat en Arts) ‒ École doctorale Fernand-Braudel, Département Arts, Université de Lorraine, Metz, 2015. , p. 90-102). Ainsi, pour Butler - qui ne remet pas en doute la post-production de Paris is Burning à cet endroit là - la performance ne résulte plus d’une critique de l’hégémonie, mais plutôt d’un désir de normativité sociale (Butler, 2009, p. 140).

Le fantasme de devenir une femme blanche chez Vénus Xtravaganza est complexe dans la pensée de Butler, puisqu’il s’imbrique étroitement à un désir d’appartenir à la classe moyenne: il ne résulte donc pas d’une volonté de changer sa couleur de peau, ni même d’être perçue socialement comme Blanche, puisque la théoricienne affirme au contraire qu’il provient d’une vision fantasmée de la femme de couleur, soutenue financièrement par un homme blanc (Butler, 2009, p. 139). La notion de “transformation fantasmatique” de la race, de la classe et de la sexualité, mobilisée par la théoricienne, définit plutôt le fantasme d’être délivré de la stigmatisation en tant que sujet latino, pauvre et queer, à travers l’obtention d’une identité féminine, d’une vie hétérosexuelle, et in fine des mêmes privilèges sociaux que les femmes hétérosexuelles et blanches de la classe moyenne; cela par l’intermédiaire d’une alliance conjugale, en tant que femme, avec un homme blanc.

Butler rappelle toutefois que d’autres performeurs travestis sur la scène du bal ne désirent pas être, mais se contentent d’imiter la féminité, la blanchité, les classes supérieures et l’hétérosexualité, uniquement dans le cadre de la ballroom (Butler, 2009, p. 136). Mais, même dans le contexte artistique de la scène, le réalisme (realness) recherché par la performance de la blanchité, indexée à des questions de classe, de sexualité et de genre, suscite un débat théorique autour du rapport politique des artistes queer avec les normes sociales. L’imitation drag résulte-t-elle d’une répétition subversive (parodique) de l’hégémonie ou d’un désir d’adhésion? Butler considère qu’il y a une “ambivalence” dans les performances travesties de Paris is Burning (Butler, 2009, p. 132); tandis que bell hooks va jusqu’à affirmer que le film (réalisé par une lesbienne blanche) prend plaisir à montrer comment les drag balls incorporent “[...] une représentation brutale et impériale de la classe dirigeante capitaliste patriarcale blanche qui présente son mode de vie comme la seule alternative qui ait du sens ” (hooks, 1992hooks, bell. Black Looks: race and representation. Boston: South End Press, 1992. , p. 149). Il n’est pas évident de trancher dans la mesure où le problème du drag, vu par l’élite universitaire comme performance du “corps docile” (Foucault, 1975FOUCAULT, Michel. Surveiller et Punir. Paris: Gallimard, 1975.) à l’égard de la suprématie hétérosexuelle et blanche, doit prendre en compte l’intersectionnalité des identités qu’elle observe. Cela nous invite à considérer trois à cinq formes d’oppressions auxquelles doivent faire face les performeurs du bal, et qui se croisent de manière complexe: le racisme, la paupérisation, l’homophobie, la transphobie et la transmisogynie3 3 La transmisogynie désigne l’intrication de la haine envers les personnes transgenres et de celle dirigée contre les femmes. C’est une idéologie qui n’admet pas qu’un homme puisse devenir une femme et qui considère ce phénomène comme abjecte, condamnable et/ou risible. . Elsa Dorlin a démontré combien la combinaison du sexisme et du racisme était particulièrement pernicieuse et posait d’immenses difficultés politiques au féminisme africain-américain (Dorlin, 2007); Benoit Denizet-Lewis a émis l’hypothèse que le groupement de l’homophobie et du racisme a conduit au phénomène du down-low4 4 Le down-low désigne la performance par laquelle les gays noirs se font passer pour des hommes hétérosexuels. (Denizet-Lewis, 2003). Ainsi, peut-on réellement analyser comparativement, comme le fait Butler, la culture drag des performeur-ses de couleurs et celle des artistes vraisemblablement blanc-hes5 5 Butler ne donne aucune précision sur l’ethnicité ou la classe sociale des drags qu’elle étudie dans Trouble dans le genre, elle ne s’en distancie pas, a contrario elle insiste beaucoup sur la non-blanchitude et la pauvreté dans son analyse critique de Paris is Burning, ce qui nous incite à penser que ce non-dit préalable caractérise une certaine proximité culturelle et sociale entre l’identité politique de la théoricienne (blanche et universitaire) et celle des artistes jadis observés. qui constitue le corpus de Trouble dans le genre? Est-ce possible dans la mesure où une politique de séparatisme social, économique et culturel persiste dans l’urbanisme et la communauté gay états-unienne? Doit-on considérer que les mêmes problématiques contraignent le ghetto d’Harlem avec ses houses peuplées de queers pauvres, latinos et africains-américains, et les quartiers gays comme le Castro à San Francisco (situé à quelques miles de l’Université de Berkeley où enseigne Butler) qui est principalement habité par les homosexuels blancs de la classe moyenne? Cela ne nous paraît pas évident.

Nous voudrions élargir cette problématique en y incluant l’examen critique de l’essai d’anthropologie visuelle réalisé par l’artiste Del LaGrace Volcano et la théoricienne Judith Jack Halberstam, dans l’ouvrage The Drag King Book.

Dragging Black Machismo: faire le rappeur, ethniciser la différence sexuelle?

Dans The Drag King Book, nous trouvons en effet une réflexion similaire autour des croisements entre performances du genre, de la sexualité, de l’ethnicité et de la classe sociale. Judith “Jack” Halberstam reconnaît:

Puisque j’ai examiné les nombreuses confluences entre le genre et la race dans les espaces drag kings, je devrais commencer par pointer le fait que les scènes lesbiennes sont très ségréguées. […] Dans une certaine mesure, les clubs drag kings présentent les mêmes formes de ségrégation qui caractérisent les scènes lesbiennes urbaines en général: les clubs traditionnels tendent à attirer les femmes blanches, et les femmes de couleurs peuplent d’autres clubs en fonction du quartier et de la musique qui peut être jouée sur place. […] Plusieurs des drag kings que nous avons interviewés à New York attestent d’une sorte de séparation raciale des sphères culturels. […] Peu de drag kings à qui j’ai parlé à New York ou à Londres, qu’elles soient blanches ou des personnes de couleur, étaient vraiment disposées à trouver une issue à ce découpage racial des espaces lesbiens. La faible proportion des femmes de couleur dans les clubs de l’East Village, par exemple, et le petit nombre des femmes blanches dans les clubs de centre-ville, nous montre la persistance de la barrière raciale (Volcano; Halberstam, 1999VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999., p. 141-142).

Halberstam s’intéresse ainsi aux spectacles drag kings de Dred et de Shane qui imitent des rappeurs et des chanteurs de R&B. Dred (Midred Gerestant de son vrai nom) et Shane sont des artistes de couleur qui performent des masculinités issues de la culture africaine-américaine (principalement la musique) en tant que drag king. Dans The Drag King Book, Halberstam évoque notamment une performance intitulée R&B Old School Show et réalisée au HerShe Bar ainsi qu’au Club Casanova, dans laquelle les deux performeuses imitent pendant une quinzaine de minutes les rappeurs/chanteurs africaine-américaines en vogue dans les années 1980/90: leur répertoire inclut des titres de Run DMC, le featuring de Method Man et Mary J. Blidge You’re All I Need, ainsi que No Diggety du groupe Blackstreet. La théoricienne du genre note qu’au Club Casanova, Dred et Shane performent ironiquement le titre King of Rock du groupe de rap Run DMC, une musique qui sample et se moque des hymnes rock appréciés du public blanc6 6 L’absurdité de cette rivalité entre le rock (plutôt destiné à un auditoire blanc) et le rap (plutôt adressé à un public noir), duquel se moque le groupe Run DMC, culmine dans le titre et le vidéo clip du titre Walk This Way, réalisé en featuring avec le groupe de hard rock Aerosmith. . Le spectacle des deux drag kings noirs, performant King of Rock à une foule majoritairement blanche, met parfaitement en scène cette dynamique satirique entre le rap et le rock que Run DMC instaure.

Halberstam signale par ailleurs qu’il existe aussi des drag kings blancs qui performent du rap. Les mouvements stylisés des rappeurs permettent aux drag kings de performer une gestualité masculine qui est très ethnicisée. Lizerace performe par exemple des titres de rappeurs comme Rob Base et Run DMC, mais il propose aussi de temps en temps quelques titres du groupe de rap Beastie Boys7 7 Les membres du groupe Beastie Boys sont tous des rappeurs blancs. . Halberstam explique que, lors d’un entretien, elle a demandé à Lizerace si elle pensait performer la masculinité noire, mais celle-ci aurait répondu: “Non, je ne pense vraiment pas imiter les hommes noirs”. Ajoutant: “[...] je n’imite pas non plus un garçon blanc qui imite les rappeurs noirs. C’est ainsi et c’est tout, j’aime cette musique et il semble que ce soit une chose évidente pour moi que de la performer en tant que drag king” (Volcano; Halberstam, 1999VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999., p. 145). Le témoignage de Lizerace résiste au cadrage théorique dans lequel Halberstam souhaite analyser la performance drag king de Lizerace. Et la théoricienne queer conclut ainsi son échange avec la performeuse:

Alors même que Lizerace a le sentiment qu’elle ne performe pas la masculinité noire, il est difficile de ne pas attacher une masculinité noire à sa performance du rap. Aussi faut-il questionner l’envie de dissocier le rap de la négritude et la tentative d’en faire simplement une autre version de la musique ‘pop’. Lizerace, curieusement, semble avoir peur d’être accusée d’essayer quelque chose qu’elle n’a pas le droit de faire, sa réticence à connecter sa performance à un drag racialisé en dit long sur l’anxiété autour de l’identité qui surgit lorsque les performances transraciales sont en question (Volcano; Halberstam, 1999VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999., p. 145).

Halberstam interprète les déclarations de Lizerace comme une peur de reconnaître que ses performances autour du rap opèrent une imitation des rappeurs noirs; elle soupçonne l’adoption d’un discours politiquement correct qui préfère argumenter autour d’un accès universel à la performativité du rappeur. La réticence de Lizerace est néanmoins prudente et compréhensible; il aurait sans doute été malavisé de répondre (à Halberstam) que l’archétype du rappeur participe d’une valorisation de la virilité et du machisme dans la culture hip-hop (fortement ethnicisée et paupérisée) que la culture féministe/queer blanche cherche à parodier par le biais de la performance drag king. Cela serait revenu à oublier que c’est historiquement la suprématie blanche qui a contraint les hommes africains-américains à l’invention culturelle d’une telle masculinité qui doit sans cesse prouver sa supériorité par rapport aux femmes. En effet, Elsa Dorlin nous rappelle que c’est pour obtenir une reconnaissance au sein de la culture blanche hégémonique que les africains-américains ont voulu mettre fin à la croyance raciste selon laquelle la femme noire était au-dessus de l’homme noir dans la hiérarchie sociale. Les communautés noires ont ainsi intégré les normes dominantes du genre (celles établies par les Blancs) où ce sont les femmes qui sont soumises aux hommes. La figure de la bitch (de la ho, de la mammy, de la jezabel, de l’adolescente dévergondée, de la hoochie), c’est-à-dire de la femme noire érotisée, animalisée et donc dominée dans le discours et l’iconographie phallocentrique du hip-hop, ne provient pas de l’imaginaire des rappeurs, mais d’une construction idéologique antérieure, s’étendant de la période esclavagiste à nos jours, dans laquelle les Blancs ont dénoncé l’existence d’un matriarcat noir (Dorlin, 2007DORLIN, Elsa. Performe ton genre, performe ta race! Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la post colonie. Sophia, Bruxelles, 2007. Disponible sur: <Disponible sur: www.sophia.be/index.php/fr/pages/view/1166 >. Consulté le: 1 février 2017.
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). De ce point de vue, il aurait été fortement indécent qu’une artiste blanche comme Lizerace (quand bien même sa performance travestie aurait été féministe ou queer) viennent imiter/parodier la survalorisation de la domination masculine noire dans le rap, alors que c’est son groupe ethnique qui en est l’instigateur historique. Pour autant, les artistes féministes et queer doivent-elles accepter la propagation culturelle d’une masculinité noire dominante, à l’encontre des femmes (de couleur), pour ne pas être suspecté(e)s, en tant que Blanc(he)s, de participer à l’histoire raciste de sa propre nation/ethnie? La question a déjà été posée, dans un autre contexte (celui de la violence conjugale), par Kimberlé Williams Crenshaw qui a désigné cette problématique par la notion d’intersectionnalité (Crenshaw, 2005CRENSHAW, Kimberlé Williams. Cartographies des Marges: intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, v. 2, n. 39, p. 51-82, 2005 [1994]. [1994], p. 62-63). Poursuivons la réflexion avec notre analyse critique de The Drag King Book.

Dragging Latino-Gangster: quand performer un latino revient à performer un macho

Si le discours encadrant la personnification drag king de Lizerace en rappeur se veut prudent et désengagé, en revanche d’autres performances semblent plus explicites, lorsqu’elles se détachent de la culture musicale pour s’intéresser à la figure du bad boy dans sa version la plus ethnicisé et paupérisée. En effet, parmi les figures masculines imitées par les performeurs drag kings dans le livre de Volcano et Halberstam, nous retrouvons les zonards, les lourdauds, les prostitués gays (hustler), les gangsters latino-américains (cholos), les hillbillies et autres trailer park trash8 8 Les hillbillies qualifient les populations américaines vivant dans les montagnes, ils sont représentés comme des familles nombreuses, pauvres, habitant dans des caravanes, sans éducation et querelleuses. Les trailer park trashs désignent les couches pauvres de la population américaine, sans éducation et vivant dans des caravanes. , etc. En résumé, toute l’iconographie du mauvais garçon et du macho. Les études psychologiques contemporaines considèrent que les hommes sont plus affectés que les femmes par des conditions sociales défavorables telles que la pauvreté, l’instabilité familiale ou le manque de stimulation (Pinker, 2009PINKER, Susan. The Sexual Paradox: Extreme Men, Gifted Women and the Real Gender Gap. Toronto: Vintage Canada, 2009., p. 21, 35-36). Et l’agressivité, l’incivilité, la marginalité et la délinquance sont des défauts plutôt attribués aux hommes (Bronner, 2008BRONNER, Luc. La Délinquance: le problème c’est l’homme. Le Monde, Paris, 2008. Disponible sur: <Disponible sur: http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/05/02/delinquance-le-probleme-c-est-l-homme-par-luc-bronner_1040491_3232.html >. Consulté le: 1 février 2017.
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). Les masculinités marginales ou délinquantes possèdent une culture performative du genre et de la classe intéressante à imiter dans le cadre de la scène drag king; non seulement, ces performances parodient les discours scientifiques sur le genre et la classe qui produisent de la différence sexuelle à partir de l’observation psychosociologique des garçons et des filles dans des conditions défavorables, mais elles s’approprient aussi les représentations sociales et médiatiques de ces marginaux et délinquants en sur-jouant l’iconographie machiste qui encadre ce type de masculinités. En outre, la performativité des masculinités marginales ou délinquantes chez les drag kings parodient justement les codes sociaux de la conduite machiste, homophobe et raciste qui accompagnent souvent les représentations populaires du voyou.

Dans The Dodge Bros Go, les drag kings performent l’attitude et la mode vestimentaire des gangsters latino-américains: les Dodge Bros portent des fausses moustaches, elles adoptent une pose qui évoquent la danse hip-hop, avec les bras croisés, elles imitent le style vestimentaire des cholos dont la caractéristique principale est de porter des bandanas sur le front, des baggies, et des chemises à carreaux dont seuls les boutons du haut sont fermés. Le fait que des femmes blanches miment le comportement d’hommes latino-américains en tant que gangster peut apparaître comme un stéréotype car il est difficile de traverser les frontières ethniques et culturelles sans stigmatiser (à son tour) le modèle ethnique et social de la performance. Cependant, il est précisé dans The Drag King Book que:

Un des membres originels des Dodge Bros était Sonny, une drag king latina, et de temps en temps les Dodge Bros voulaient jouer avec l’esthétique cholo. Toujours est-il que, pour d’autres membres comme Flipper, cela les mettait mal à l’aise de jouer avec une autre culture et une autre forme de masculinité racialisée (Volcano; Halberstam, 1999VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999., p. 146).

La question éthique de la parodie ethnique se pose donc une nouvelle fois dans la performance drag king: les performeuses peuvent-elles moralement parodier les masculinités d’ethnies et de cultures différentes de la leur? La performance de l’ethnicité qui se superpose à celle de la masculinité relève-t-elle d’une pratique artistique ethnocentrique, d’autant plus lorsqu’elle convoque la problématique de l’exclusion sociale et de la pauvreté, inhérente au phénomène des gangs qui représente un vrai fléau dans les communautés d’immigrés en Amérique?

La question est reposée avec Vinnie et Mario qui sont des drag kings chicanas, respectivement interprétés par Malia Spanyol et Gina Dominguez, elles arborent un style gangster latino-américain plus élégant, influencé par le style pachucos, mais dans une version plus contemporaine ; nous retrouvons les chemises cintrées au col large et ouvert, une chaîne en or qui pend de la poche de la veste et des santiags. Les deux performeuses ont une coiffure pompadour, elles fument le cigare, regardent l’objectif avec un regard provocateur, elles posent dans un bar mexicain aux couleurs chaudes et très prononcées. Dans une autre photographie de Del LaGrace Volcano intitulée Mario from the Barrio & Vinnie Testosteroni, les drag kings sont en train de regarder avec insistance en direction de deux femmes qui se reflètent dans le miroir; elles miment ainsi l’attitude des machos lorsqu’ils croisent des filles considérées désirables dans la rue et dans les bars. Encore une fois, les performances drag kings posent la problématique d’une représentation stéréotypée des communautés latino-américaines comme une culture machiste. Il y a un paradoxe dans le fait que des drag kings performent l’homme latino-américain, pauvre et immigré, comme une forme d’attitude dominatrice, alors qu’ils font bien souvent partie des populations défavorisées et opprimées. Cependant, ces performances drag kings peuvent aussi être lues comme parodiant la panique suscitée par les populations latino-américaines pauvres auprès de la classe moyenne, aussi nous pouvons aussi considérer les performances photographiées par Del LaGrace Volcano comme une critique des stéréotypes véhiculés par les médias américains9 9 L’imagerie de Del LaGrace Volcano évoque des séries télévisées, des films et des clips de hip-hop dans les années 1990, regorgeant de stéréotypes sur les populations latino-américaines représentées comme des voyous (thug). Voir notamment: Colors (film, réal. par Dennis Hopper, 1988), American Me (film, réal. par Edward James Olmos, 1992), Mi Vida Loca (film, réal. par Allison Anders, 1993) et Blood In Blood Out (film, réal. par Taylor Hackford, 1993). (Cortès, 2002CORTÈS, Carlos E. The Making, and Remaking, of a Multiculturalist. New York: Teachers College Press, 2002., p. 166-167): la mise-en-scène du style “latino-gangster-lover” reprend l’exubérance des drag queens, mais elle l’utilise pour rendre outrancière une masculinité jugée agressive. La performance drag king s’approprie ainsi la représentation populaire des Chicanos comme des hommes machos (Perez, 2009PEREZ, Daniel Enrique. Rethinking Chicana/o and Latina/o Popular Culture. New York: Pallgrave MacMillan, 2009., p. 9-36), mais qu’en fait-elle? En effet, il y a une certaine ambivalence dans le discours culturel et politique que diffuse (inconsciemment) l’esthétique drag king des performeurs blancs; la fidélité avec laquelle l’imitation drag king copie les représentations stéréotypées des hommes latino-américains nous incite à nous interroger sur la mise à distance de l’image artistique par rapport aux discours racistes de la suprématie blanche.

Performer les Attitudes de Pauvreté Masculine: une répétition de l’abjection sociale?

L’esthétique et la culture des Blancs issus des classes pauvres en Amérique sont également parodiées par les performances drag kings. Maureen Fisher joue le personnage de Mo B. Dick, un zonard macho qui ne cesse d’affirmer qu’il n’est pas un pédé, alors que pourtant, dans une autre photographie, le drag king reçoit la fellation d’un homme gay dans la Christopher Street Pier, un lieu de drague homosexuel. De la même manière, Kristabelle Munson performe Retro, un “‘Oncle Louis’, un américain blanc de la classe pauvre, conducteur de camion du fin fond de New York, récemment sortie de prison”. Munson affirme:

Ayant expérimenté le racisme à de nombreuses reprises en tant que transgenre asiatique insulaire du Pacifique, je prenais un grand plaisir à être capable d’usurper l’aspect visuel d’un homme blanc pauvre. Cependant, je ne le joue pas comme un gars raciste; il a un cœur d’or, il est ce que les hommes gays aiment à appeler un ‘papa’ [daddy] ou un ‘ours’ [bears] (Volcano; Halberstam, 1999VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999., p. 146).

Le rappel à l’esthétique bear est intéressant car, comme le suggère Katja Taylor, le look bear est tout aussi artificiel et performatif que celui des drags (Taylor, 2013TAYLOR, Katja. Queering clothes, clothing queers: dé/construction de l’identité de genre et de sexe dans les styles vestimentaires gays britanniques et américains (1969-1999). 2013. Mémoire (Art et Histoire de l’Art) ‒ Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, Département Art And Art History, Paris, 2013., p. 105). Il n’est donc étonnant, d’un point de vue culturel et esthétique, que celui-ci réapparaisse dans le contexte de la performance drag king. D’une manière similaire à notre exposé, Taylor invite à approfondir:

L’idée du look bear comme drag et tout particulièrement comme une performance de l’ouvrier hétérosexuel. Les codes vestimentaires et l’image corporelle du bear sont inspirés à la fois par l’industrie urbaine (la construction) et par la campagne rurale (le cowboy, le ranch et le white trash: les blancs pauvres du sud des États-Unis). Eric Rofes interroge de manière pertinente cette érotisation bourgeoise du corps et des habits de l’homme de la classe ouvrière dans un contexte bear […]. Rofes se demande ensuite pourquoi les bears assument les costumes et le maniérisme des hommes ouvriers et quelles sortes de violence symbolique infligent-ils sur ces derniers par le biais de leurs performances - d’où vient cette sexualisation des habits du mécanicien et des sous-vêtements thermiques? […] Ainsi, les [hommes gay bourgeois des années 1990] seraient attirés par la culture bear justement en tant que sites de la réaffirmation du privilège de la classe tout en découvrant du plaisir érotique dans la masculinité blanche ouvrière (Rofes, 1997, p. 97; Taylor, 2013TAYLOR, Katja. Queering clothes, clothing queers: dé/construction de l’identité de genre et de sexe dans les styles vestimentaires gays britanniques et américains (1969-1999). 2013. Mémoire (Art et Histoire de l’Art) ‒ Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, Département Art And Art History, Paris, 2013., p. 106-107).

La performance drag king de Kristabelle Munson fonctionne de manière similaire à la culture bear, qui est sa référence esthétique: le travestissement parodique réaffirme le privilège d’un élitisme intellectuel qui est celui de la théorie queer, tout en éprouvant un plaisir érotique à travers l’usurpation d’une apparence visuelle qui est celle de la masculinité blanche paupérisée. De fait, la problématique du costume bear se repose avec Munson et nous pouvons nous demander, à l’instar de Rofes, quelle sorte de violence symbolique inflige-t-il aux hommes blancs pauvres?

Dans Trailer Park Trash, Harry Dodge & Annie Toone, les performeurs imitent deux hommes rustres qui posent en montrant leurs biceps comme pour affirmer qu’ils sont les plus forts; ils portent une chemise de couleur avec une étiquette où sont inscrit leurs prénoms, comme dans les tenues professionnelles des garagistes ou des employés de stations-service, l’un porte un jeans et l’autre un pantalon de cuir avec de grosses boucles de ceinture. Le langage corporel de ces drag kings semble suggérer que les principales qualités de ces personnages résident dans les muscles. D’ailleurs, les hommes désignés par l’insulte trailer park trash (ou white trash) sont souvent des individus modestes considérés par les classes moyennes et supérieures comme sans intelligence et bagarreur. Il en va de même pour les hillibillies, dont le drag king de la photographie intitulée Duke: The King of the Hill imite l’apparence et la culture: la performeuse porte la moustache et une barbichette, elle est travesti dans un style western moderne avec un chapeau, une chemise en jeans dont les manches sont retroussées, un t-shirt noir Harley Davidson, un jeans avec une grosse boucle de ceinture et une chaine en argent qui est attachée à la poche arrière du pantalon, enfin elle porte un fusil à pompe sur les épaules. Dans cette performance du hillibilly, la masculinité est ainsi caractérisée par une virilité provocatrice et agressive: les poils au menton, les tatouages, la violence symbolique et phallique du fusil sont les marques d’une volonté d’impressionner le monde par la force physique et la dangerosité. Dans ces photographies de Del LaGrace Volcano, la performance de la masculinité des drag kings se superpose à celle de la blanchité et de la pauvreté. Mais lorsqu’ils créent leurs personnages, les drag kings des années 1990 ne cherchent pas à faire un portrait réaliste d’un trailer park trash ou d’un hillibilly, ils exagèrent son rôle en reproduisant les stéréotypes médiatiques: son imitation parodique ironise sur les représentations socio-culturelles des masculinités blanches pauvres d’Amérique. Cette constante imbrication identitaire, culturelle et sociale de la performance drag king est sans précédent dans l’histoire culturelle des femmes travesties. C’est pourquoi la question d’une stigmatisation homonormative (Cervulle; Rees-Roberts, 2010CERVULLE, Maxime; REES-ROBERTS, Nick. Homo Exoticus. Race, classe et critique queer. Paris: Armand Colin, 2010.) des minorités ethniques et/ou des classes pauvres, en lieu et place de la performance drag king, doit être posée.

White = homo. Black = hétéro: la distinction sexuelle de l’iconographie drag king

Nous observons que, quelle que soit la classe sociale imitée (riche ou pauvre), le potentiel homosexuel est plus explicite dans les performances de la masculinité blanche que dans celles des masculinités ethnicisées. Des scènes homoérotiques explicites sont ainsi jouées dans les performances des drag kings Mo B. Dick et Retro (des personnages masculins blancs de la classe pauvre): dans Jay Blows Mo B, Christopher Street Pier), Mo B. Dick joue le rôle d’un voyou en blouson de cuir et sweatshirt à capuche qui reçoit la fellation d’un homme gay qui arbore tous les signes de la virilité homosexuelle (pantalon en treillis, chapeau de cowboy, crâne rasé, etc.). Dans Uncle Louie @ the Porno Store, Retro joue le rôle du macho blanc et raciste qui va s’approvisionner en articles coquins dans le rayon spécial gay d’une boutique porno. Son look est celui du camionneur malpropre, white trash, qui fume un gros cigare, porte une casquette avec le sigle STP, une grosse barbe, des lunettes de soleil, une salopette sous une chemise brune et un manteau en daim. Si la performance drag king d’un homme blanc et pauvre laisse place à des scénarios homosexuels, nous pouvons nous demander pourquoi le même imaginaire n’existe pas dans les performances de mauvais garçons issus des minorités ethniques dans le Drag King Book. L’expression hyper-virile de la masculinité latino dans la culture visuelle du gangster est pourtant propice à l’imaginaire homoérotique (Perez, 2009PEREZ, Daniel Enrique. Rethinking Chicana/o and Latina/o Popular Culture. New York: Pallgrave MacMillan, 2009.). Il semble à l’inverse que le machisme des hommes latino-américains, qui est performé par les drag kings Mario et Vinnie, soit défini comme hétérosexuel, comme dans la photographie Mario from The Barrio & Vinnie Testosteroni (déjà mentionnée) où les deux performeurs s’adressent à des femmes (performeuses ou simples figurantes?) dans un bar.

L’homosexualité apparaît donc comme une performance drag king qui est davantage imaginée dans le cadre d’une imitation de la masculinité blanche. Cela nous conduit à nous demander si, a contrario, les masculinités noires ou latinos ne sont pas envisagées dans la culture drag king, majoritairement blanche, comme une figure archétypale de “l’hétéro macho”; ce qui viendrait suggérer qu’un inconscient homonormatif anime certaines performances drag kings où la masculinité non-blanche est implicitement considérée comme une forme privilégiée du machisme. La question reste toutefois en suspens.

Une limite politique importante commence néanmoins à se faire sentir dans le modèle théorique de Butler, selon laquelle le drag traverse les identités, imite les normes dominantes pour les critiquer, les subvertir ou les déconstruire; les performances drag kings qui reproduisent les masculinités ethnicisées ou/et paupérisées comme une parodie féministe/queer des hommes noirs, latinos ou pauvres implique une erreur problématique; les minorités ethniques et les populations pauvres d’Amérique ne sont pas les représentantes privilégiés de l’hégémonie hétérosexuelle blanche et des oppressions qu’elle instaure. Dans l’anthropologie visuelle des performances drag kings montrée dans l’ouvrage de Halberstam et Volcano, la perspective analytique considère prioritairement les masculinités imitées dans les performances travesties comme des incorporations sociales liées au problème de la construction machiste des genres, mais elle oublie de considérer la construction raciste des genres au sein de la suprématie blanche. Cela conduit in fine à la ré-articulation (involontaire) de stéréotypes ethnocentriques à propos des masculinités de couleur et/ou pauvres qui vivent dans les pays anglo-saxons.

Post-drag: vers de nouvelles performances artistiques du corps et de l’identité

Le but de cet exposé n’est pas de porter un regard accusateur sur les artistes ou sur l’anthropologie visuelle de Volcano et Halberstam, il s’agit simplement de questionner les représentations qui nous sont proposées dans le Drag King Book, en termes de rapports de pouvoir entre communautés ethniques et classes sociales.

Volcano a d’ailleurs réalisé, à la même période que Drag King Book, une autre série photographique qui semble apporter un autre point de vue et témoigner d’autres expérimentations que celles des performances travesties influencées par la théorie butlérienne. Dans la série Transgenital Landscape (1996-1998), Volcano photographie des organes génitaux indifférenciés du fait d’une altération hormonale volontaire (transgenre) ou involontaire (intersexualité). La photographie intitulée TransCock 1 (photographie, 1996) est particulièrement intéressante à analyser car nous voyons le sexe de Zachary Nataf (théoricien queer femme-devenue-homme) en gros plan à côté d’une règle qui mesure l’allongement progressif de sa trans bite sous l’effet de la testostérone. Cette œuvre fait référence aux photographies de l’examen médical des sexes indifférenciés, mais aussi, dans une approche plus contemporaine, au fétichisme racial dans les photographies de Robert Mapplethorpe (Mercer, 1994MERCER, Kobena. Welcome to the Jungle: New Positions in Black Cultural Studies. New York: Routledge , 1994.). TransCock 1 entre aussi en résonnance avec les mesures génitales qui permettent aux médecins de déterminer le genre des nouveaux nés intersexués (Dreger, 2013DREGER, Alice D. Hermaphrodites and the Medical Invention of Sex. Londres & Cambridge: Harvard University Press, 2013., p. 183). L’œuvre de Del LaGrace Volcano et Zachary Nataf s’attaque à la double stigmatisation du corps noir et transgenre: elle se réfère à l’identification médicale du sexe par la mesure, mais aussi à la fascination homoérotique de Robert Mapplethorpe pour la taille du pénis des hommes noirs qui réitère un stéréotype raciste ancestral (Le Bihan, 2006LE BIHAN, Yann. L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique noire. Cahiers d’Études Africaines, Paris, v. 3, n. 183, p. 513-537, 2006., p. 519). Le cadrage serré sur les organes génitaux renvoie tour à tour aux représentations pornographiques modernes dont l’esthétique découle à la fois des techniques de la photographie et du cinéma dit obscène (le gros plan), de l’érotisme colonial (Alloula, 2001ALLOULA, Malek. Le Harem Colonial, Images d’un Sous-Érotisme. Paris: Séguier, 2001.) et de l’intérêt tout particulier de la médecine moderne (la gynécologie) pour le sexe anatomique. La position politique de Nataf, située à l’intersection des identités noir et transgenre, lui permet d’utiliser les mutations génitales dues à la testostérone pour jouer avec les stéréotypes de race et de genre autour du sexe masculin noir, et les faire s’annuler mutuellement: d’une part, le fait de montrer sa trans bite de deux centimètres renverse le cliché de l’homme noir au gros pénis. Le cadrage en gros plan de la photographie, ses dimensions à l’impression, produisent un effet de grossissement qui dénonce ce fétichisme raciste de la taille du sexe masculin noir, agrandissant à outrance ce que la médecine nomme un micro-pénis. D’autre part, le fait de présenter cet organe génital comme une trans bite permet de rompre avec le fétichisme médiatique autour du changement de sexe par voie chirurgicale (depuis Christine Jorgensen dans les années 1950): Nataf ne procède pas par phalloplastie et ne cherche vraisemblablement pas à obtenir le pénis d’un homme noir biologique. C’est en cela, qu’à la différence des performances drag kings précédemment évoquées, Volcano et Nataf parviennent à évoquer le stéréotype de l’homme noir, à rappeler son épistémologie médicale/coloniale, sans toutefois réarticuler la stigmatisation sociale de la masculinité africaine-américaine.

Nous pourrions qualifier cette autre stratégie esthétique de “post-drag”, puisqu’elle n’agit plus par imitation parodique, mais invente de nouvelles possibilités de s’incarner de manière critique. Dans un registre plus récent, examinons l’artiste 2Fik10 10 Les œuvres de 2Fik sont visibles sur le site: <2fikornot2fik.com/fr>. Ainsi que sur son compte Instagram: <https://www.instagram.com/2fikornot2fik>. , qui n’est pas transgenre, mais qui s’identifie comme un homme gay franco-marocain parti vivre au Québec; il interroge la masculinité homosexuelle, nord-africaine, arabo-musulmane, immigrée à travers la création de plusieurs avatars qui lui permettent d’investir l’intersectionnalité de sa position identitaire complexe. Le travail artistique de 2Fik comprend entre autres des autoportraits photographiques (parfois réalisés en collaboration avec d’autres photographes), la réinterprétation de tableaux célèbres (par exemple: La Grande Odalisque d’Ingrès, Le déjeuner sur l’herbe de Manet) où l’artiste prend la place de la figure féminine afin de dénoncer l’érotisation orientaliste et sexiste des femmes arabo-musulmanes dans les sociétés d’hier et aujourd’hui. L’artiste réalise aussi des actions publiques photographiées et/ou filmées où il mêle des registres identitaires, culturels, vestimentaires inhabituels (la barbe, les robes, les talons hauts, le hijab), interrogeant le regard des passants par rapport à son identité plurielle. L’œuvre de 2Fik permet ainsi de réfléchir le genre et l’ethnicité comme des identités complexes, car selon l’artiste, l’habit ne fait pas le genre, ou plutôt l’habit n’est pas la propriété d’un genre. Les robes, les talons, le hijab ne féminisent pas forcément un homme, lorsqu’il porte ces différents vêtements. Cette catégorie d’habits, assignée au sexe féminin, permet plutôt à l’artiste de redéfinir le concept de masculinité. L’artiste déclare:

Certaines personnes, lorsqu’elles ne me connaissent pas ou ne connaissent pas mon travail, croient que je remets en question mon genre en portant des talons. Pourtant, mon genre est totalement réglé. S’il y a bien un moment où je n’ai aucun doute sur le fait que je suis un homme biologique et psychologique, c’est bien quand je suis en talon en train de faire du runway! (Charrette-Dione, 2016CHARRETTE-DIONNE, Patrick. Virilité à talons hauts, immigration et cabane à sucre hallal, devenir un Artiste: 2Fik t’explique. The Warning, 2016. Disponible sur: <Disponible sur: http://thewarning.info/tendances/virilite-a-talons-hauts-cabane-a-sucre-hallal-integration-a-la-quebecoise-devenir-un-artiste-2fik-texplique >. Consulté le: 3 février 2017.
http://thewarning.info/tendances/virilit...
).

Le travestissement (l’artiste ne définit pas sa démarche comme telle, mais les mots nous manquent pour qualifier son art) ne trouble donc pas le genre chez 2Fik, il est au contraire ce qui lui permet de se sentir pleinement masculin. L’artiste critique d’ailleurs cette assimilation systématique d’une mode vestimentaire socialement destinée aux femmes comme une expression de féminité chez l’homme, car selon lui, le prêt-à-porter dit féminin peut aussi s’adresser à la culture masculine et/ou gay. Cette libre conception de l’habillement lui permet également de pointer certaines croyances sexistes chez les hommes hétéros et homos, notamment autour de l’idée que certaines tenues féminines sont un signe de disponibilité sexuelle (Charrette-Dione, 2016).

Le genre prend une dimension ethnique particulière chez 2Fik, du fait de sa situation politique personnelle en tant que sujet immigré, culturellement associé à la tradition arabo-musulmane, résidant dans un pays occidental prétendant à la laïcité. Ainsi son œuvre se présente également comme un art politique de/par l’identité lui permettant de déjouer

La peur d’être jugé: pas viril, pas masculin, une folle furieuse. La peur de ne pas répondre à la représentation colonialiste de l’Arabe macho et soumis aux envies, fantasmes et puissances des pays riches. Tous ces concepts-là qui ne sont pas [s]iens, qui [lui] ont été programmés et dont [il] souffrai[t] (Charrette-Dione, 2016).

Ainsi, si l’artiste apparaît fréquemment dans des autoportraits performatifs multiculturels, où se côtoient le hijab, la barbe, la robe et les talons aiguilles c’est pour déconstruire les représentations misogynes, racistes et normatives qui croisent les problématiques de la norme et des représentations postcoloniales autour des expressions de genre et de sexualité ethnicisée. La masculinité alternative de 2Fik, qui dérive de l’esthétique de la drag queen, bien qu’elle s’en détache à présent, défie la sur-virilisation culturelle et sociale de l’homme arabo-musulman qui est désigné comme machiste et homophobe par la suprématie hétérosexuelle blanche en Occident - y compris au sein de représentations culturelles aujourd’hui qualifiées d’“homonormatives” (Cervulle; Rees-Roberts, 2010CERVULLE, Maxime; REES-ROBERTS, Nick. Homo Exoticus. Race, classe et critique queer. Paris: Armand Colin, 2010.). Cette stratégie, qui consiste à utiliser la performance pour déstabiliser les catégories identitaires, en déconstruisant la légitimité sociale et culturelle de leur existence, lui permet de remettre en question les dualités socialement incorporées (comme les oppositions homme/femme, occidental/oriental, laïque/religieux) sans ne jamais réifier les stéréotypes de genre et de race. Ainsi, l’artiste évite le risque d’un effet contre-productif de l’imitation critique (avec l’esthétique drag) que nous avons discuté tout au long de cet exposé.

Conclusion

Nous avons ici tenté d’examiner les limites d’un usage artistique et anthropologique de la théorie butlérienne dans la représentation photographique et l’analyse interprétative des communautés drag kings anglo-saxonnes, en discutant du risque de stigmatiser des minorités ethniques et des populations pauvres. Cela nous a conduit à revenir sur la théorie butlérienne et sa manière d’envisager la question de la race et de la classe dans les performances drag de communautés latino/africaines-américaines, qu’elle a pu observer dans le film Paris is Burning: Butler fait ainsi état d’un rapport ambivalent avec la suprématie hétérosexuelle blanche; selon elle, les opprimés queers de couleur acceptent et légitiment le monde de l’oppresseur hétérosexuel blanc comme unique possibilité d’advenir à la réalité sociale, et ils/elles utilisent la performance travestie comme un moyen de se projeter (au moins fantasmatiquement) dans l’hégémonie culturelle qui les exclut. Ce qui l’amène à remettre en cause le fait que le drag soit forcément subversif, comme elle le pensait et l’écrivait auparavant, dans Trouble dans le genre; dans le cas précis qu’elle étudie, celui de Paris is Burning, il semble que le travestissement est ce qui vient entériner l’assujettissement des minorités par la norme sociale.

Nous avons également observé une ambivalence du travestissement dans des performances drag kings qui ont fait l’objet d’une anthropologie visuelle menée par l’artiste Del LaGrace Volcano et la théoricienne Judith “Jack” Halberstam. Nous nous sommes alors demandé ce que signifie le fait, pour une artiste lesbienne (drag king), de parodier ou performer de façon critique un homme noir, latino ou white trash, dans la mesure où ces masculinités minoritaires constituent des catégories sociales qui sont également opprimées par le pouvoir en tant que masculinités agressives et dangereuses pour l’ordre bourgeois des classes moyennes et supérieures blanches. Nous avons donc demandé si, dans certains cas, le drag ne vient pas (involontairement) corroborer un certain discours d’abjection sociale, devenant ainsi un maillon du pouvoir dominant blanc, élitiste et bourgeois contre lequel la théorie féministe et queer lutte. Nous répétons qu’il ne s’agit pas ici de porter un regard accusateur, nous souhaitons simplement interroger le pouvoir des représentations et suggérer qu’il faille les manipuler avec prudence afin de ne pas fausser la stratégie et les objectifs politiques/esthétiques initiaux qui sont de révéler les dispositifs de l’oppression sociale, à travers la mise en scène du pouvoir.

Enfin, nous avons proposé une alternative artistique à cette impasse philosophique du drag butlérien et post-butlérien, à travers l’exploration de ce que nous considérons comme une esthétique post-drag. C’est ainsi que nous avons analysé les politiques de l’intersectionnalité du genre et de la race dans deux travaux artistiques à la fois différents et très similaires: dans TransCock 1, Del LaGrace Volcano et Zachary Nataf se sont intéressés à la manière de construire une identité transgenre africaine-américaine (femme-devenue-homme) qui dénonce et, à la fois, se détache des stéréotypes de genre et race selon lesquels l’homme noir a un grand pénis. Dans les photographies et les performances de 2Fik, l’identité masculine nord-africaine échappe aux représentations racistes de la virilité machiste et homophobe de l’homme arabo-musulman à travers une performativité multi-culturaliste dans laquelle se côtoient des registres vestimentaires qui mélangent les modes masculines/féminines, occidentales/orientales, homosexuels/hétérosexuels. Nous avons ainsi considéré cette esthétique post-drag - qui ne cherche plus à imiter les identités normatives (de genre et de la race), ni docilement, ni de manière critique - comme l’invention d’autres manières de vivre et d’incorporer des identités complexes qui sont les leurs, à l’ère de la mondialisation post-coloniale et du paradigme philosophique post-gender.

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  • LE BIHAN, Yann. L’ambivalence du regard colonial porté sur les femmes d’Afrique noire. Cahiers d’Études Africaines, Paris, v. 3, n. 183, p. 513-537, 2006.
  • MERCER, Kobena. Welcome to the Jungle: New Positions in Black Cultural Studies. New York: Routledge , 1994.
  • PEREZ, Daniel Enrique. Rethinking Chicana/o and Latina/o Popular Culture. New York: Pallgrave MacMillan, 2009.
  • PINKER, Susan. The Sexual Paradox: Extreme Men, Gifted Women and the Real Gender Gap. Toronto: Vintage Canada, 2009.
  • ROFES, Eric. Academics as Bears: Thoughts on Middle-Class Eroticization of Workingmen’s Bodies. In: WRIGHT, Les. The Bear Book: Readings in the History and Evolution of a Gay Male Subculture. New York: Harrington Park Press, 1997. P. 89-99.
  • SCHICHARIN, Luc. L’Esthétique Drag: de la performance travestie à l’art transgenre. Usage et contre-usage de la théorie butlérienne. 2015. Thèse (Doctorat en Arts) ‒ École doctorale Fernand-Braudel, Département Arts, Université de Lorraine, Metz, 2015.
  • TAYLOR, Katja. Queering clothes, clothing queers: dé/construction de l’identité de genre et de sexe dans les styles vestimentaires gays britanniques et américains (1969-1999). 2013. Mémoire (Art et Histoire de l’Art) ‒ Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, Département Art And Art History, Paris, 2013.
  • VOLCANO, Del LaGrace; HALBERSTAM, Judith “Jack”. The Drag King Book. Londres: Serpent’s Tail, 1999.
  • 34
    Ce texte inédit, révisé par Annelyse Gayraud, est également publié en portugais dans ce numéro.
  • 1
    Les performances drag kings n’ont pas cessé d’exister à la fin des années 1990. Cette culture existe encore aujourd’hui (voir par exemple le film de Paroles de king ! de Chriss Lag réalisé en 2015). Il s’agit seulement ici de signaler que le corpus qui est mobilisé dans cet article date de la fin des années 1990.
  • 2
    Le film Paris is Burning présente les bals travestis de New York à la fin des années 1980 et au début des années 1990, majoritairement investis par les communautés queer latinos et africaines-américaines.
  • 3
    La transmisogynie désigne l’intrication de la haine envers les personnes transgenres et de celle dirigée contre les femmes. C’est une idéologie qui n’admet pas qu’un homme puisse devenir une femme et qui considère ce phénomène comme abjecte, condamnable et/ou risible.
  • 4
    Le down-low désigne la performance par laquelle les gays noirs se font passer pour des hommes hétérosexuels.
  • 5
    Butler ne donne aucune précision sur l’ethnicité ou la classe sociale des drags qu’elle étudie dans Trouble dans le genre, elle ne s’en distancie pas, a contrario elle insiste beaucoup sur la non-blanchitude et la pauvreté dans son analyse critique de Paris is Burning, ce qui nous incite à penser que ce non-dit préalable caractérise une certaine proximité culturelle et sociale entre l’identité politique de la théoricienne (blanche et universitaire) et celle des artistes jadis observés.
  • 6
    L’absurdité de cette rivalité entre le rock (plutôt destiné à un auditoire blanc) et le rap (plutôt adressé à un public noir), duquel se moque le groupe Run DMC, culmine dans le titre et le vidéo clip du titre Walk This Way, réalisé en featuring avec le groupe de hard rock Aerosmith.
  • 7
    Les membres du groupe Beastie Boys sont tous des rappeurs blancs.
  • 8
    Les hillbillies qualifient les populations américaines vivant dans les montagnes, ils sont représentés comme des familles nombreuses, pauvres, habitant dans des caravanes, sans éducation et querelleuses. Les trailer park trashs désignent les couches pauvres de la population américaine, sans éducation et vivant dans des caravanes.
  • 9
    L’imagerie de Del LaGrace Volcano évoque des séries télévisées, des films et des clips de hip-hop dans les années 1990, regorgeant de stéréotypes sur les populations latino-américaines représentées comme des voyous (thug). Voir notamment: Colors (film, réal. par Dennis Hopper, 1988), American Me (film, réal. par Edward James Olmos, 1992), Mi Vida Loca (film, réal. par Allison Anders, 1993) et Blood In Blood Out (film, réal. par Taylor Hackford, 1993).
  • 10
    Les œuvres de 2Fik sont visibles sur le site: <2fikornot2fik.com/fr>. Ainsi que sur son compte Instagram: <https://www.instagram.com/2fikornot2fik>.
  • 11
    As performances drag kings não desapareceram no final dos anos 1990. Essa cultura ainda existe hoje (ver, por exemplo, o filme Paroles de king! de Chriss Lag, feito em 2015). Trata-se aqui de mostrar que o corpus mobilizado neste artigo pertence ao final dos anos 1990.
  • 12
    N. do T.: na versão francesa “[...] en imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence”.
  • 13
    O filme Paris is Burning apresenta os bailes de travestis de Nova Iorque no final dos anos 1980 e no início dos anos 1990, frequentados majoritariamente pelas comunidades queer latinas e afro-americanas.
  • 14
    N. do T.: na versão francesa “Pour ce qui est de Vénus, Vénus Xtravaganza, elle vise une certaine transsubstantiation du genre, afin de trouver un homme imaginaire qui représenterait une position raciale et sociale privilégiée lui assurant une protection permanente contre le racisme, l’homophobie et la pauvreté. Et il serait insuffisant de dire que, pour Vénus, le genre est marqué par la race et la classe, car le genre n’est pas la substance ou le premier substrat, tandis que la race et la classe seraient des attributs qui viendraient le caractériser. Dans ce cas, le genre est le vecteur de la transformation fantasmatique de cet entrelacement de race et de classe, le site de son articulation. En effet, dans Paris is burning, devenir réel, devenir une vraie femme, bien que ce ne soit pas le désir de tous (quelques ‘enfants’ veulent simplement ‘faire’ vrai, et ce uniquement à l’intérieur des frontières du bal), constitue le site de la promesse fantasmatique d’une délivrance à l’égard de la pauvreté, de l’homophobie et de la délégitimation raciste”.
  • 15
    N. do T.: na versão francesa “[...] une représentation brutale et impériale de la classe dirigeante capitaliste patriarcale blanche qui présente son mode de vie comme la seule alternative qui ait du sens”.
  • 16
    A transmisoginia designa a mescla do ódio contra as pessoas transgênero e do ódio contra as mulheres. É uma ideologia que não admite que um homem possa tornar-se uma mulher e que considera esse fenômeno abjeto, condenável e/ou risível.
  • 17
    O down-low designa a performance através da qual os gays negros pretendem ser homens heterossexuais.
  • 18
    Butler não dá nenhuma precisão sobre a etnia ou a classe social das drags que ela estuda em Problema de gênero, sem se distanciar, ela insiste bastante sobre o elemento não-branco e a pobreza em sua análise crítica de Paris is Burning, o que nos leva a pensar que este não-dito caracteriza certa proximidade cultural e social entre a identidade política da teórica (branca e universitária) e a dos artistas observados na época.
  • 19
    N. do T.: na versão francesa “Puisque j’ai examiné les nombreuses confluences entre le genre et la race dans les espaces drag kings, je devrais commencer par pointer le fait que les scènes lesbiennes sont très ségréguées. […] Dans une certaine mesure, les clubs drag kings présentent les mêmes formes de ségrégation qui caractérisent les scènes lesbiennes urbaines en général: les clubs traditionnels tendent à attirer les femmes blanches, et les femmes de couleurs peuplent d’autres clubs en fonction du quartier et de la musique qui peut être jouée sur place. […] Plusieurs des drag kings que nous avons interviewés à New York attestent d’une sorte du séparation raciale des sphères culturels. […] Peu de drag kings à qui j’ai parlé à New York ou à Londres, qu’elles soient blanches ou des personnes de couleur, étaient vraiment disposées à trouver une issue à ce découpage racial des espaces lesbiens. La faible proportion des femmes de couleur dans les clubs de l’East Village, par exemple, et le petit nombre des femmes blanches dans les clubs de centre-ville, nous montre la persistance de la barrière raciale”.
  • 20
    O absurdo dessa rivalidade entre o rock (mais voltado a um público branco) e o rap (mais dirigido a um público negro), ridicularizado pelo grupo Run DMC, culmina na música e no videoclipe da música Walk This Way, feita em featuring com o grupo de hard rock Aerosmith.
  • 21
    Os membros do grupo Beastie Boys são rappers brancos.
  • 22
    N. do T.: na versão francesa “Non, je ne pense vraiment pas imiter les hommes noirs.” e “je n’imite pas non plus un garçon blanc qui imite les rappeurs noirs. C’est ainsi et c’est tout, j’aime cette musique et il semble que ce soit une chose évidente pour moi que de la performer en tant que drag king”.
  • 23
    N. do T.: na versão francesa “Alors même que Lizerace a le sentiment qu’elle ne performe pas la masculinité noire, il est difficile de ne pas attacher une masculinité noire à sa performance du rap. Aussi faut-il questionner l’envie de dissocier le rap de la négritude et la tentative d’en faire simplement une autre version de la musique ‘pop’. Lizerace, curieusement, semble avoir peur d’être accusée d’essayer quelque chose qu’elle n’a pas le droit de faire, sa réticence à connecter sa performance à un drag racialisé en dit long sur l’anxiété autour de l’identité qui surgit lorsque les performances transraciales sont en question”.
  • 24
    Os hillbillies qualificam as populações americanas que vivem nas montanhas, representadas como famílias numerosas, pobres, que vivem em trailers, sem educação e violentas. Os trailer park trashs designam as camadas pobres da população americana, sem educação e que vivem em trailers.
  • 25
    N. do T.: na versão francesa “Un des membres originels des Dodge Bros était Sonny, une drag king latina, et de temps en temps les Dodge Bros voulaient jouer avec l’esthétique cholo. Toujours est-il que, pour d’autres membres comme Flipper, cela les mettait mal à l’aise de jouer avec une autre culture et une autre forme de masculinité racialisée”.
  • 26
    As imagens de Del LaGrace Volcano lembram as séries de televisão, os filmes e os videoclipes de hip-hop nos anos 1990, repletos de estereótipos sobre as populações latino-americanas, representadas como bandidos (thug). Sobre isso, ver: Colors (filme, dirigido por Dennis Hopper, 1988), American Me (filme, dirigido por Edward James Olmos, 1992), Mi Vida Loca (filme, dirigido por Allison Anders, 1993) e Blood In Blood Out (filme, dirigido por Taylor Hackford, 1993).
  • 27
    N. do T.: na versão francesa “‘Oncle Louis’, un américain blanc de la classe pauvre, conducteur de camion du fin fond de New York, récemment sortie de prison”.
  • 28
    N. do T.: na versão francesa “Ayant expérimenté le racisme à de nombreuses reprises en tant que transgenre asiatique insulaire du Pacifique, je prenais un grand plaisir à être capable d’usurper l’aspect visuel d’un homme blanc pauvre. Cependant, je ne le joue pas comme un gars raciste; il a un cœur d’or, il est ce que les hommes gays aiment à appeler un ‘papa’ [daddy] ou un ‘ours’ [bears]”.
  • 29
    N. do T.: na versão francesa “L’idée du look bear comme drag et tout particulièrement comme une performance de l’ouvrier hétérosexuel. Les codes vestimentaires et l’image corporelle du bear sont inspirés à la fois par l’industrie urbaine (la construction) et par la campagne rurale (le cowboy, le ranch et le white trash: les blancs pauvres du sud des États-Unis). Eric Rofes interroge de manière pertinente cette érotisation bourgeoise du corps et des habits de l’homme de la classe ouvrière dans un contexte bear […]. Rofes se demande ensuite pourquoi les bears assument les costumes et le maniérisme des hommes ouvriers et quelles sortes de violence symbolique infligent–ils sur ces derniers par le biais de leurs performances – d’où vient cette sexualisation des habits du mécanicien et des sous-vêtements thermiques? […] Ainsi, les [hommes gay bourgeois des années 1990] seraient attirés par la culture bear justement en tant que sites de la réaffirmation du privilège de la classe tout en découvrant du plaisir érotique dans la masculinité blanche ouvrière”.
  • 30
    As obras de 2Fik podem ser vistas no site: <2fikornot2fik.com/fr>. Também em sua conta no Instagram: <https://www.instagram.com/2fikornot2fik>.
  • 31
    N. do T.: na versão francesa “Certaines personnes, lorsqu’elles ne me connaissent pas ou ne connaissent pas mon travail, croient que je remets en question mon genre en portant des talons. Pourtant, mon genre est totalement réglé. S’il y a bien un moment où je n’ai aucun doute sur le fait que je suis un homme biologique et psychologique, c’est bien quand je suis en talon en train de faire du runway!”.
  • 32
    N. do T.: na versão francesa “La peur d’être jugé: pas viril, pas masculin, une folle furieuse. La peur de ne pas répondre à la représentation colonialiste de l’Arabe macho et soumis aux envies, fantasmes et puissances des pays riches. Tous ces concepts-là qui ne sont pas [s]iens, qui [lui] ont été programmés et dont [il] souffrai[t]”.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    Aug 2017

History

  • Received
    21 July 2016
  • Accepted
    05 Feb 2017
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