RÉSUMÉ
L’interprétation en jeu: faire spectacle d’un laboratoire – Cet article analyse un dispositif de performance qui donnait à voir une équipe -- comédien.ne.s, dramaturges et un metteur en scène -- en situation de travail sur Le Cid de Corneille afin de rendre visible, pour un public, le processus de pensée de l’acteur·rice au moment où il·elle choisit son jeu. Interprétation. L’Amour fou du théâtre s’appuyait sur une technique issue de l’analyse-action et donnait à voir l’interaction entre analyse sémantique et jeu d’acteur·rice. Cette analyse permet de constater que ce dispositif, bien que ne révélant pas la totalité du mécanisme d’une pensée au travail sur un texte, donne à voir le processus d’appropriation du sens à partir de réflexions, discussions et discordances entre dramaturges, acteur·rice·s, metteur en scène et personnages fictifs.
Mots-clés:
Performance; Théâtre; Interprétation; Acteur; Analyse-Action
ABSTRACT
This article analyzes a performance device that exposed a team - actor·resse·s, playwrights and a director - in a working situation on Le Cid written by Corneille in order to make visible, for an audience, the process of thought of the actors when they choose their acting. Interpretation. L’Amour fou du théâtre was based on a technique derived from action-analysis and succeeding in seeing the interplay between semantic analysis and acting. This analysis shows that this device, although not revealing the totality of the mechanism of a thought at work on a text, shows the process of appropriation of meaning from the reflections, discussions and discordances between playwrights, actor·resse·s, director and fictional characters.
Keywords:
Performance; Theater; Interpretation; Acting; Action-Analysis
RESUMO
A interpretação em cena: transformar um laboratório em espetáculo – Este artigo analisa um dispositivo de performance que mostra uma equipe - atores, dramaturgos e um diretor - trabalhando no Cid de Corneille a fim de tornar visível, para um público, o processo de pensamento do ator no momento em que ele escolhe sua atuação. Interprétation. L’Amour fou du théâtre era um espetáculo baseado em uma técnica proveniente da análise-ação e mostrava a interação entre a análise semântica e a atuação. O presente estudo permitiu constatar que embora esse dispositivo não seja capaz de revelar todo o mecanismo de pensamento em um trabalho sobre um texto, ele torna observável o processo de apropriação do significado baseado em reflexões, discussões e discordâncias entre dramaturgos, atores, diretores e personagens fictícios.
Palavras-chave:
Performance; Teatro; Interpretação; Ator; Análise-Ação
La notion de laboratoire, telle qu’elle a été élaborée au début du XXe siècle sous le patronage de Constantin Stanislavski puis mise en pratique et réélaborée par Meyerhold, Copeau et Grotowski (entre autres), repose sur une forme de paradoxe. Avant tout situés sur le terrain de la pédagogie et de la recherche, les laboratoires, dans le domaine des arts de la scène, ne visent pas d’abord à produire un spectacle, mais à créer un espace d’expérimentation collective dégagé des contraintes du temps et de la pression d’une future représentation. Pourtant, comme le note Jean-Manuel Warnet, la recherche menée depuis plus d’un siècle dans les projets qui se présentent comme laboratoires de la scène “ne se réalise pleinement que dans la rencontre avec un public (Warnet, 2013, p. 9WARNET, Jean-Manuel. Les laboratoires: une autre histoire du théâtre. Montpellier: L'Entretemps, 2013.). De fait, travailler hors de la perspective directe d’un spectacle ne signifie pas pour autant perdre de vue le contact avec le public. Celui-ci intervient “[…] comme partie prenante de l’expérience au sein de spectacles d’essai assumant leur caractère de work in progress, ou comme témoin de spectacles manifestes mettant au grand jour, sous la forme d’une œuvre achevée mais grosse de prolongements, le résultat d’une expérience longue” (Warnet, 2013, p. 12WARNET, Jean-Manuel. Les laboratoires: une autre histoire du théâtre. Montpellier: L'Entretemps, 2013.).
La position d’observateur d’un laboratoire est dès lors ambiguë, à deux titres au moins. D’une part, la présence du public, acceptant de constituer en spectacle le processus de travail qui se déroule sous ses yeux, modifie de fait les conditions de ce travail de laboratoire, d’autre part, même si les interprètes sont placés dans des situations imprévisibles où leur concentration, leur attention et leur capacité à saisir les occasions sont mises à rude épreuve, force est de constater que le cœur de leur travail de recherche, les pensées qu’il·elle·s élaborent au cours de ce processus, restent en général invisibles. Anatoli Vassiliev remarquait déjà le paradoxe qu’il y aurait à ouvrir totalement un travail de laboratoire: qu’est-ce qu’un·e spectateur·rice pourrait voir? Un·e acteur·rice sur une chaise et qui “[…] prononcera trois fois le même mot”? Ou, plus tard, l’acteur·rice “[…] bouger et prononcer quelques mots” (Vassiliev, 1999, p. 133, cité par Warnet, 2013, p. 6WARNET, Jean-Manuel. Les laboratoires: une autre histoire du théâtre. Montpellier: L'Entretemps, 2013.)? Ce double obstacle (les conditions de représentation en public qui influent sur le travail des acteur·rice·.s, d’une part, et l’imperceptibilité de ce travail, d’autre part) est précisément celui que questionne le projet de recherche-création INTERPRETATION (2019-2020), dirigé par Nicolas Zlatoff. Laboratoire au second degré, le projet propose en effet, en se fondant sur les méthodes de l’analyse-action développées par Constantin Stanislavski et Maria Knebel, de rendre observables pour un public les processus invisibles de la pensée des acteur·rice·.s, au moment même où ceux.lles-ci, en réponse à des suggestions variées qui leur sont transmises en direct, choisissent leur jeu. Les pages qui suivent présenteront les enjeux d’une telle démarche, qui vise à faire spectacle d’un processus de découverte.
INTERPRETATION1 1 Le projet est soutenu par la HES-SO (Haute École de Suisse Occidentale) et l’IRMAS (Institut de Recherche en Musique et Arts de la Scène). est un projet de la Mission Recherche de La Manufacture – Haute École des Arts de la Scène (Lausanne, Suisse), en partenariat avec le Théâtre Saint-Gervais Genève ainsi que les Universités de Lausanne et de Genève. Dans sa conception comme dans sa mise en œuvre, cette recherche repose sur le postulat que l’interprétation des comédien·ne·s, sur le plan du jeu, est toujours lestée par une interprétation sémantique du matériau à jouer. L’enquête, dès lors, porte sur deux questions directement corrélées: (1) selon quels processus s’effectue, chez les comédien·ne·s, cette articulation entre travail du sens et travail du jeu? (2) Comment rendre visibles ces processus sur un plateau? La première de ces questions nourrit un travail de laboratoire mené en direct sur le plateau. La seconde s’y superpose en suscitant, activant et grossissant, sous le regard du public, les moments d’appropriation du texte source pour les rendre observables.
Sous le titre Interprétation / L’Amour Fou (du théâtre), la recherche a été exposée sous forme de performance: six acteur·rice·s (Prune Beuchat, Estelle Bridet, Cécile Goussard, Arnaud Huguenin, Lucas Savioz et Lisa Veyrier) s’y trouvaient chaque jour, cinq heures durant, en situation de travail et d’appropriation d’un texte, sous le regard du public2 2 Le spectacle était gratuit et le public était libre d’entrer et de sortir pendant les cinq heures. . Sous forme d’improvisations, sollicitant leurs propres associations d’idées et leurs propres réseaux analogiques, les comédien·ne·s cherchaient à épouser, avec le plus de précision possible, le mouvement de chacune des scènes que, par principe, il·elle·s n’avaient pas cherché à apprendre par cœur. En dialogue avec il·elle·s, sur le plateau, quatre chercheur·euse·s, deux spécialistes du théâtre classique, deux du théâtre contemporain, issu·e·s des Universités de Genève (Eric Eigenmann) et de Lausanne (Danielle Chaperon, Marc Escola et Lise Michel) commentaient ces propositions en apportant des références littéraires, historiques ou théoriques et des remarques d’ordre sémantique ou dramaturgique, que les acteur·rice·s ré-insufflaient ensuite dans leur jeu. Afin que le travail puisse ouvrir à une multitude d’interprétations, le choix s’est porté sur un classique (Barthes, 2014BARTHES, Roland. Sur Racine. Paris: Points, 2014.) – en l’occurrence Le Cid de Pierre Corneille. En outre, un dispositif vidéo permettait au public de suivre quelle partie du texte était au travail, de garder une trace partielle du travail, tout en enrichissant les possibilités de jeu des des acteur·rice·s.
Le dispositif scénique: la scénographie en bifrontal encadre une aire de jeu (Prune Beuchat, Estelle Bridet, Lucas Savioz) et un espace à la table (Davide Brancato, Nicolas Zlatoff). Des écrans affichent la partie du texte en travail
L’analyse-action exposée
La méthode de travail utilisée était issue de celle de l’analyse-action, forgée à l’origine par Constantin Stanislavski au théâtre d’art de Moscou et développée ensuite par Maria Knebel et Anatoli Vassiliev. Comme son nom l’indique, l’analyse-action alterne des moments d’analyse du texte, à la table, avec des moments de jeu (action, plus communément appelés études, en référence au dessin préparatoire dans les arts plastiques). Pendant l’étude, les acteur·rice·s ont pour consigne de dire (jouer) le texte, avec leurs propres mots, sans l’avoir appris au préalable, sur la base de ce qu’il·elle·s ont retenu des enjeux de la pièce. Puis il·elle·s “[…] reviennent à la pièce et à l'analyse de la scène qui vient d'être jouée” pour “[…] contrôler à l'aide du texte de la pièce tout ce qui a été accompli [sur scène]” (Knebel 2006, p. 77KNEBEL, Maria. L’analyse-action. N. Struve et S. Poliakov (trad.). Paris: Actes Sud-Papier, 2006.). Cette analyse de type sémantique et dramaturgique (exploration du sens et de la logique de l’action) permet d’élaborer, pour la scène travaillée, une composition, c’est-à-dire un agencement de blocs de sens, ponctué d’images sensibles et personnelles, une sous-partition que l’équipe (acteur·rice·s, dramaturge, metteur en scène) connaît collectivement. Tout l’enjeu de la méthode est d’alterner ces phases d’analyse (élaboration ou précision de l’hypothèse de composition en cours) et d’étude (jeu pour tester l’hypothèse de composition). Au fur et à mesure que la composition se précise, les acteur·rice·s apprennent ainsi à la suivre comme une partition invisible, pour se rapprocher peu à peu des discours (des mots), dans leur organisation propre, de l'auteur et du personnage (Lupo 2006LUPO, Stéphanie. Anatoli Vassiliev, au cœur de la pédagogie théâtrale. Montpellier: L'Entretemps, 2006., Vassiliev 2007VASSILIEV, Anatoli. Sept ou huit leçons de théâtre. (trad.) M. Néron. Paris: P.O.L., 2007.).
On le voit, l’analyse-action est une méthode qui segmente volontairement les phases de jeu et d’analyse du texte. A l’origine, ce n’est pas un protocole de performance destiné à être exposé en public, mais bien une phase de recherche et d’expérimentation, plus précisément: une méthode d’apprentissage simultanée du texte et de l’interprétation. En exposant ce travail devant un public le projet en déplace les enjeux. Dans ce contexte, l’outil ne vise pas à préparer les acteur·rice·s en vue d’un spectacle, mais à révéler en direct les processus selon lesquels le sens attribué au texte peut orienter le jeu, et inversement. Associée à un certain nombre de protocoles dédiés, l’analyse-action permet ici de rendre visible l’activité de l’acteur·rice (activité habituellement silencieuse et invisible) qui provoque, conduit puis finalement aboutit au jeu. Lorsqu’il·elle pratique l’analyse-action sur scène, l'acteur·rice est encore en travail sur le texte: il·elle cherche à valider ou invalider la composition en cours, sans avoir pour objectif de la maîtriser ni surtout de la fixer. Il·elle est donc, de fait, placée dans une situation de recherche et d’expérimentation. Sa pensée et son jeu sont en cours de fabrication et leur résultat est encore incertain. La particularité de l’exposition en public tient dans le fait que l’on assiste en direct aux hésitations, tentatives de développement d'une intuition, découvertes, impasses, relances de l’acteur·rice.
Protocoles
Dans cette perspective, en amont du travail exposé au public au Théâtre Saint-Gervais Genève, l’équipe d’acteur·rice·s a été formée par Nicolas Zlatoff, pendant deux semaines, à différents outils de l’analyse-action, parmi lesquels on peut citer (Vassiliev 2007VASSILIEV, Anatoli. Sept ou huit leçons de théâtre. (trad.) M. Néron. Paris: P.O.L., 2007.):
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Le fil monologique: l'acteur·rice joue uniquement ce que dit un personnage dans une scène, comme un monologue intérieur. Si la scène est un dialogue, par exemple, l’acteur·rice travaille successivement le fil monologique de chacun des personnages présents dans la scène, avant que les deux fils ne soient développés simultanément par deux acteur·rice·s. Chacun·e se laisse à ce moment surprendre par les propositions de l'autre, puisque chacun·e travaille à développer son propre fil monologique, articulé autour d’une composition en différentes parties (voir plus haut).
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L’évènement originel: l'acteur·rice cherche à identifier quel événement (situation) lance la scène, quelles sont les raisons d'agir de son personnage. En jeu, il·elle cherche à développer les conséquences de ces circonstances proposées.
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L'évènement principal: l'acteur·rice cherche à identifier quel évènement conclut la scène, ce vers quoi l'action est tendue, ce qui fait avancer la scène. En étude, il·elle cherche à construire un chemin orienté vers cet évènement, il·elle est attiré·e par lui.
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L'analogie: l'acteur·rice peut choisir de convoquer un référentiel qu'il·elle connaît (souvenir personnel, référence culturelle), afin de réaliser une analogie avec une situation décelée dans le texte. Les termes de cette analogie peuvent être fondés sur une expérience que l'acteur·rice a effectivement vécue, dont il·elle a eu connaissance, ou qu’il·elle a puisé dans une fiction.
Pendant la phase d’exposition publique, l’enjeu consiste pour les acteur·rice·s, à utiliser ces outils, selon un protocole fixé chaque jour par le metteur en scène sur une liste de scènes du Cid. Ces dernières ont été sélectionnées pour le travail du jour en fonction de celui de la veille (point qu’il reste à éclaircir ou à préciser; lassitude vis-à-vis d’une scène; situation de la scène ou du personnage dans un contexte dramaturgique plus large). Le protocole précise que, pour chaque scène, les acteur·rice·s commencent par lire à haute voix la scène concernée, puis ont la possibilité de questionner l’équipe académique (les dramaturges), présente sur le côté du plateau, sur des points de détail (compréhension lexicale, contexte historique, etc.). Le principe est ensuite le suivant: tout d’abord, les acteur·rice·s pratiquent une étude sur la scène3
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Un dispositif vidéo permet d’afficher sur un écran les passages du texte travaillés, tout au long des improvisations ou des analyses et aide ainsi les spectateur·rice·s à suivre les points du texte qui sont en travail.
, sans distribution préalable: chacun·e peut donc jouer n’importe quel rôle, voire en changer à tout moment. Puis, après chaque étude sous protocole, un dramaturge intervient pour appuyer, infléchir ou ouvrir une autre perspective d’interprétation. Ensuite, les acteur·rice·s résument ce qu’il·elle·s retiennent de cette intervention et reprennent l’étude de la scène, enrichie de ce qui vient d’être formulé, aussi bien pour le prolonger ou pour le contrecarrer. A travers l’alternance de ces phases d’analyse (par les dramaturges et par lesacteur·rice·s) et d’études (les propositions développées sous protocoles par les acteur·rice·s), l’équipe se trouve en position de convoquer le jeu afin de valider ou d'invalider les hypothèses faites sur le texte au travail. Le plateau agit ainsi comme un révélateur d'hypothèses; le jeu permettant de vérifier ou de contredire l’interprétation qui vient d’être proposée […] à la table” (Zlatoff, 2018ZLATOFF, Nicolas; RIBAUPIERRE (de), Claire. L’exégèse de texte est-elle une action dramatique? (PENSEE) – Rapport d'activité. La Manufacture HETSR, Lausanne, 2018. Disponible sur: <http://www.manufacture.ch/download/docs/cg837jzh.pdf/Rapport%20d'activité.pdf> Consulté le 19.01.2021.
http://www.manufacture.ch/download/docs/...
). Enfin, à chaque changement de scène, le metteur en scène (Nicolas Zlatoff) dirige les acteur·rice·s dans une conclusion instantanée du travail: en les filmant, il leur demande, au choix, d’effectuer une lecture de la scène ou bien de résumer un point central qui a été abordé (voir le paragraphe Jouer à comploter).
Étape de lecture d’une scène précédant une étude (Cécile Goussard, Arnaud Huguenin sous le regard de Nicolas Zlatoff, Eric Eigenmann et Marc Escola). Les écrans vidéo affichent la scène au travail
L’interprétation en jeu
Dans la mesure où ces protocoles et le choix de la méthode de l’analyse-action répondent à la double exigence de provoquer mais aussi de montrer le lien entre interprétation herméneutique et choix d’un jeu, la tâche dévolue aux dramaturges consiste à ouvrir le plus possible, pour les acteur·rice·s, l’interprétation (sémantique) de la scène à jouer. Corrélativement, pour les acteur·rice·s, la tâche consiste en un “[…] renouvellement incessant de la projection” (Gadamer 1960GADAMER, Hans-Georges. Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio (trad.). Paris: Le Seuil, 1996 (1960).) qu'un lecteur-dramaturge fait sur un texte. La recherche ne vise donc pas ici à “[…] prouver la vérité ou la fausseté de telle ou telle interprétation” (Citton 2007) mais plutôt à multiplier les propositions pour susciter des pistes herméneutiques et (donc) des pistes de jeu, tantôt contextualisées, tantôt anachroniques ou inspirées par des rapprochements avec d’autres œuvres, d’autres époques, d’autres situations, d’autres formes de cohérence. Il s’agit de “reclasser, resyntaxer, surcoder, multiréférentialiser les signes, les percepts, les affects et les comportements”, afin que chaque nouveau plan de lecture ou de jeu agisse comme un “[…] processus reconfigurateur” (Citton, 2007). Prenant le risque du bavardage ou du papillonnage, la démarche cherche à varier les points de vue proposés par les dramaturges aux acteur·rice·s ou par les acteur·rice·s aux dramaturges et à provoquer leur collision. Mais pour rendre observable l’appropriation de certaines hypothèses par les acteur·rice·s, la tâche des dramaturges est aussi de rendre évident pour le public, potentiellement différent d’un soir à l’autre, ce geste de variation constante des hypothèses mises à disposition, en explicitant les trajets déjà effectués et les autres possibles de la scène. Finalement, il s’agit pour le public de reconnaître dans les processus qui lui sont donnés d’observer quelque chose de ses propres pratiques d’appropriation lors de la lecture d’un texte.
Pour faciliter la démonstration, le texte a été choisi en ce qu’il peut se prêter à une multiplicité de réponses de la part des interprètes. La sélection de ce texte a été effectuée en concertation entre le metteur en scène et l’équipe académique lors d’une phase de travail préalable. Le Cid de Pierre Corneille présente l’avantage d’appartenir à un horizon connu et à une culture scolaire largement partagée, de résister à des interprétations parfois contradictoires, et d’avoir été très commenté par la critique. Ce contexte a permis de documenter richement le travail, mais aussi de marquer clairement la nouveauté de certaines interprétations, du côté des acteur·rice·s comme de celui des dramaturges. En ce sens, même si la découverte d’un sens inédit de la pièce de Corneille ne constituait pas en elle-même l’objectif du projet, la relecture, en jeu, de certaines scènes permettait de montrer le lien entre exploration de jeu et exploration sémantique.
Le glissement entre analyse et jeu
Le principe de base de l’analyse-action, on l’a dit, est de distinguer clairement la phase d’analyse du texte de celle du jeu. Ainsi, après chaque improvisation des acteur·rice·s, un·e dramaturge prend la parole et développe une analyse de l’étude qu’il·elle vient d’observer sur la scène en question. Cette analyse forge des concepts à partir de ce qui a été observé et les articule entre eux par des opérations relevant de la distance et du raisonnement, alors que la phase de jeu (étude) relève d’une pensée plus intuitive: Anatoli Vassiliev parle d’une “[…] lecture avec les jambes”, déjà engagée dans le corps et le jeu de l’acteur·rice (Vassiliev, 2006). Cette pensée est vive, foisonnante et instable; elle ouvre des sens multiples; elle se permet d'être irrévérencieuse et décalée parce qu'elle joue avec les concepts, fait glisser leur sens, et provoque des résultats inattendus (les acteur·rice·s sont souvent surpris·e·s de ce qu’il·elle·s produisent en jeu). Dans l’alternance de ces phases d’analyse et de jeu, il est alors possible, pour un public témoin, d’observer ces deux langages très différents de la pensée, comme si acteur·rice·s et dramaturges parlaient des langues différentes – tout en parvenant manifestement à s’entendre.
La performance encourage aussi les glissements entre les deux étapes d’analyse et de jeu, mettant les comédien·ne·s en situation de passer à vue du commentaire de texte (Le personnage croit que...) à une incarnation à la première personne. Ainsi, après une intervention d’un·e dramaturge, les acteur·rice·s ont en retour pour consigne de résumer ce qui vient d’être dit tout en incarnant déjà leur personnage, permettant au public de saisir comment les pensées viennent se frotter entre elles, comment les acteur·rice·s traduisent, dans leur propre langue, une interprétation étrangère qui les aide, dans ce processus de transformation, à développer leur propre pensée (interprétation) en jeu. A ce titre, la consigne donnée aux comédien·ne·s de reformuler les propositions après chaque intervention des dramaturges n’est pédagogique qu’en apparence: il s’agit en réalité d’exposer le moment où les actrices choisissent (ou refusent) de faire leur, pour jouer, les propositions sémantiques qui leur sont soumises. Par exemple, un·e acteur·rice peut s’emparer d’une information (“[…] donc c’est dans la scène 4 de l’acte 3 que Rodrigue vient voir Chimène et il sait que leur amour est condamné, puisqu’il a tué le père de Chimène4 4 Transcription d’une étude en jeu (extrait). ”) puis l’acteur·rice passe au “[…] je” ( ”je fais l’hypothèse que je n’ai pas entendu ce qu’a dit Chimène [à savoir qu’elle n’a pas cessé de m’aimer]1 1 Le projet est soutenu par la HES-SO (Haute École de Suisse Occidentale) et l’IRMAS (Institut de Recherche en Musique et Arts de la Scène). ”) et cherche à développer les conséquences d’une telle décision (“[…] alors je n’ai plus rien à perdre, et je suis venu te voir pour mourir de ta main”). En reformulant, dans la langue du jeu (je), une pensée nourrie d’un savoir dramaturgique, les acteur·rice·s montrent avec évidence qu’il·elle·s font il·elle·s aussi, au moment de jouer, un travail de dramaturge, en actualisant des possibles de sens, imposés ou non par une instance externe, et en proposant des hypothèses potentiellement susceptibles de donner du jeu – que l’exécution valide ou pas.
La dialectique à l’œuvre chez l’acteur·rice lors de cette alternance entre analyse et jeu est complexe et multiple. Parfois, la bascule est volontaire, afin de vérifier une hypothèse d’analyse, d’autres fois, l’acteur·rice laisse simplement dériver sa pensée, aspirée par la mise en jeu. Parce qu’il·elle s’adresse à un partenaire, parce qu’il·elle prend l’espace du plateau, il·elle laisse son corps en jeu suivre “ses propres idées”, un peu comme le lecteur décrit par Roland Barthes qui, la tête baissée sur son livre, est “[…] entraîné à souvent lever la tête, à entendre autre chose” (Barthes 1973BARTHES, Roland. Le plaisir du texte. Paris: le Seuil, 1973.). Et Roland Barthes de préciser que c’est ainsi que viennent “[…] les meilleures pensées”, que l’on “[…] invente le mieux ce qui est nécessaire à [son] travail” car le texte parvient alors à “[…] se faire écouter indirectement”. Les acteur·rice·s jouent ainsi à “[…] affabuler” (Escola 2003ESCOLA, Marc. Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine. Paris: Presses Universitaires de Vincennes, 2003.) c’est-à-dire, qu’elles rapportent “[…] chaque fable à un complexe de fables possibles”. Par le jeu, les actrices provoquent des “[…] relances des effets de suggestions dont sont porteurs les textes” (Citton, 2007). Ce mécanisme d’interprétation-en-jeu se trouve alors “[…] à mi-chemin entre l’analyse et la réécriture, entre la critique et l’adaptation” (Citton, 2007). Il permet de questionner, d’étonner, d’éclater, bref de suggérer des interprétations (cette fois au double sens simultané du jeu et de la critique littéraire) mais non d’énoncer des vérités: “[…] il n'y a jamais d'accès direct à la vérité, mais seulement à des interprétations” (Citton, 2007). L'interprétation-en-jeu n’est plus “[…] exhumation” mais “[…] réinvention”, “[…] affabulation” (Citton, 2007). Les interprètes se trouvent alors dans la position décrite par Stanley Fish, à savoir qu’il·elle·s cherchent moins à “[…] comprendre” le texte qu’à “[…] construire” quelque chose de nouveau: “[…] les interprètes ne décodent pas les poèmes: ils les font” (Fish, 1980FISH, Stanley. Is there a text in this class. The authority of interpretative communities. Cambridge: Havard University Press, 1980.).
Au cours d’une analyse à la table, Arnaud Huguenin (gauche) glisse progressivement dans le jeu avec Estelle Bridet (droite). A la table, de gauche à droite: Nicolas Zlatoff, Davide Brancato, Danielle Chaperon.
Un exemple de résultat herméneutique
Certains aspects inattendus du texte se sont révélés dans les moments où le jeu a particulièrement résisté, donnant à voir au public le fait que l’interprétation en jeu ouvre elle aussi à de nouvelles interprétations sémantiques. Ainsi une difficulté s’est manifestée systématiquement dans les improvisations menées sur l’ouverture du troisième acte. Rodrigue, après avoir tué le père de Chimène, se rend chez la jeune femme pour y trouver “[…] [s]on juge” (III, 1, v.760). À la suggestion de la suivante de Chimène, Elvire, il se cache lorsque Chimène arrive accompagnée de son rival Don Sanche. Rodrigue assiste alors, en témoin secret, à la conversation entre Chimène et Don Sanche (III, 2), puis au dialogue entre les deux jeunes femmes (III, 3). Dans les improvisations, la tentative de motiver, en les transposant dans d’autres univers, les propos de Rodrigue, d’Elvire et de Chimène a fait surgir une série de contradictions ou de questions: si Rodrigue vient précisément, comme il l’explique à la scène III, 1, pour s’offrir à Chimène, pourquoi accepte-t-il de se cacher? Lorsqu’Elvire suscite les confidences amoureuses de Chimène alors même qu’elle a plus haut tenté de chasser Rodrigue, faut-il supposer qu’elle oublie la présence du jeune homme? Ou, au contraire, qu’elle devient sa complice dans un stratagème qu’elle ne dévoile pas à sa maîtresse – elle qui, jusque-là, a pourtant toujours été présentée comme parfaitement sincère? Les propos que Chimène tient à Don Sanche dans ce contexte ne s’éclairent-ils pas autrement si l’on suppose que la jeune fille se sait écoutée?
Ces difficultés à dégager un parti pris de jeu, directement liées à des difficultés à interpréter le texte, ont produit, à l’échelle de la séquence, des improvisations incohérentes sur le plan du registre; les propositions les plus sérieuses ne pouvant se résoudre que par l’intégration d’éléments burlesques. Ce problème d’interprétation en jeu est apparu fécond du point de vue dramaturgique. Il révèle en effet que coexistent bel et bien, dans le texte de Corneille, plusieurs logiques concurrentes de l’action, liées à différents genres. La scène de l’amant caché est un motif de tragi-comédie (qui regorge à l’époque d’aventures héroïco-galantes); mais elle relève aussi d’un modèle tragique: la saison précédant celle de la création du Cid avait vu triompher, sur la même scène du théâtre du Marais à Paris, la Mariane de Tristan L’Hermite dont l’héroïne innocente ne survit pas à son séjour dans un palais empli d’espions à la solde de l’amoureux et tyrannique Hérode. Surtout, de façon plus surprenante, Le Cid, créé en 1637 comme tragicomédie puis republié en 1648 comme tragédie, s’est révélé ici parfaitement lisible dans une structure de type proprement comique: un témoin, caché pour certains personnages, complice d’un autre, et visible aux yeux du public, assiste à une scène qui le place en situation embarrassante (la scène d’Orgon caché sous la table dans Le Tarfuffe de Molière ne se fondera pas sur un autre ressort). Ce qu’a pu montrer ce processus, c’est que le texte luimême, en réalité, ne tranche pas entre plusieurs modèles dramaturgiques concurrents, et que la difficulté à motiver le jeu est directement liée à ce problème. Ici encore, à une échelle plus large – qui replace la scène dans la perspective de la cohérence générale de l’intrigue – l’appropriation d’un jeu s’est donc montrée indissociable d’une proposition de sens (Michel, 2020MICHEL, Lise. Faites vos jeux: le projet de recherche-création Interprétation. Journal de la Recherche de La Manufacture, Lausanne, La Manufacture – Haute école des arts de la scène, n. 1, p. 3-5, 2020.).
Pour les dramaturges et le public, l’exposition du travail permet de fait de produire, à travers les différentes études, des images de pensée, qui activent une compréhension sans doute plus directe et sensible que ne l’aurait fait un discours analytique. Comme si, même en connaissant déjà un point de vue sur une scène, le voir mis en jeu à vue par des acteur·rice·s permet d’en voir et d’en saisir plus précisément les enjeux. Platon avançait l’idée que la tâche du logos (l’analyse) n’est pas de convaincre l’interlocuteur par des raisonnements logiques, mais plutôt de créer une “[…] image du vrai” chez l’interlocuteur, image qui emportera son adhésion immédiatement (Platon, 1993PLATON, Lettres. trad. L. Brisson, Paris: GF Flammarion, 1993). Visiblement, la recherche d’une interprétation, produite par un·e acteur·rice en jeu, fait apparaître une image spectaculaire, qui aide à créer cette compréhension, autant pour elle-même ou lui-même que pour un témoin extérieur (dramaturge autant que spectateur.rice convié·e à l’expérience).
Jouer à comploter: le laboratoire au deuxième degré
Il faut insister encore sur le fait que la pensée ainsi produite est très différente de celle qui est provoquée lors d’une lecture uniquement à la table. Ici, les acteur·rice·s remarquent que c’est leur mise en jeu qui active leur pensée: une fois les connaissances (des acteur·rice·s et des dramaturges) projetées dans le texte de fiction, les acteur·rice·s se surprennent à jouer avec elles, à les transformer graduellement en les poussant dans la fiction du texte qu’il·elle·s sont en train de travailler. Par exemple, lors de la scène 4 de l’acte 1 en particulier, Danielle Chaperon a développé un jour la thèse selon laquelle le personnage du Comte présentait des analogies avec le Matador de L’Illusion comique, vantard et outrancier, issu de la comedia espagnole. Après cette intervention, Arnaud Huguenin reprit la parole, déjà en jeu: “Alors pardon, mais non, je ne suis pas du tout d’accord… Je ne suis pas du tout d’accord avec toi, Danielle… on ne peut absolument pas dire que le Comte est outrancier”. Puis il développa, en passant au je: “[…] je ne suis pas du tout outrancier, pourquoi tu dis ça? Pourquoi, tous, vous, tout le monde, vous dites ça? J’ai toutes les raisons de croire ce que j’avance, etc.”. L’acteur poursuivit ainsi son jeu et sa proposition, justifiant, selon lui, les raisons qui lui permettaient de croire qu’il allait obtenir le poste de gouverneur du Prince. En face, la dramaturge argumentait, dialoguant donc, non plus avec l’acteur mais directement avec le personnage, ce qui permettait de s’interroger réellement sur le caractère et sur les motivations de ce dernier, faisait entrer la dramaturge dans le jeu et finissait par confirmer sa thèse (l’acteur jouant le Comte ne pouvait que miser sur sa mauvaise foi).
La dynamique à l’œuvre ici est particulièrement instructive: dès le dé-part, l’acteur est sincèrement convaincu que le Comte en fait trop, son dé-saccord affiché dans le dialogue avec la dramaturge n’est qu’un postulat des-tiné à préciser et lancer son jeu. L’acteur en question est réellement en travail: silencieusement, pour lui-même, il cherche à pratiquer une nouvelle étude de la scène, c’est-à-dire qu’à l’aide des outils de l’analyse-action, il cherche à parcourir à nouveau le chemin de la composition de la scène, en marquant de manière très nette un point de départ (le caractère de son personnage) et en cherchant à en tirer toutes les conséquences. L’acteur ne joue donc pas ici qu’il est en train de répéter un texte: il est en travail. Mais, paradoxalement, pour réaliser ce travail intérieur, il s’appuie sur la situation de laboratoire en cours, à savoir: l’analyse de la dramaturge. Dans cette perspective, il joue l’acteur qui entre en conflit avec la dramaturge, il se théâtralise dans sa position d’acteur au travail et en recherche, mais uniquement pour continuer à être au travail sur la scène en nourrissant un peu plus le caractère excessif du personnage. Ainsi, l’exposition en public du laboratoire, loin de court-circuiter la réalité de la recherche, devient un moteur de jeu pour l’acteur, qui lui permet justement d’alimenter et de prolonger le laboratoire. En choisissant de jouer de sa situation à être dans un laboratoire, l’acteur crée les conditions qui lui permettent de poursuivre le travail de laboratoire.
En introduction, nous évoquions la possibilité qu’un travail de laboratoire puisse être exposé en public aux conditions d’un pacte performatif ambigu entre les acteur·rice·s (qui ne joueraient pas à chercher mais seraient réellement au travail) et les spectateur·rice·s (qui accepteraient de constituer cette pratique en spectacle). On voit ici un troisième terme apparaître dans cette dialectique, que l’on peut, en empruntant le terme à Jacques Rivette, à propos de son film L’Amour fou, appeler le complot. Dans ce long-métrage sorti en 1969, trois activités sont mises en présence: un groupe d’acteur·rice·s réellement en répétition sur un texte de théâtre (Andromaque de Jean Racine), un réalisateur qui tourne réellement un documentaire sur ce travail (André Labarthe) et Jacques Rivette qui filme l’ensemble des membres de l’équipe, en répétition dans le théâtre (filmé·e·s ou non par l’équipe de Labarthe) ou en improvisation dans d’autres décors (des cafés, leurs appartements, etc.). On voit ainsi les acteur·rice·s, au théâtre, faire des hypothèses de jeu sur le texte, les tester sur scène, recommencer, changer de direction, etc., mais on les voit également convoquer leur travail en cours sur Andromaque pour nourrir d’autres moments de jeu. Tout en étant sincèrement au travail, il elle·s jouent en effet aussi à improviser une nouvelle fiction d’eux et d’elles-mêmes au travail, fiction calquée et développée d’après l’avancée de leur travail sur le texte. Dans un habile jeu de “[…] complot avec le réalisateur” (Frappat, 2001FRAPPAT, Hélène. Jacques Rivette, secret compris. Paris: Cahiers du Cinéma – auteurs, 2001.), les acteur·rice·s s’engagent progressivement dans un processus de déclinaisons permanentes en jeu du texte de Racine.
Dans l’exposition publique de la recherche INTERPRETATION/L’amour Fou (du théâtre), dont le titre rend évidemment hommage à Jacques Rivette, les acteur·rice·s et les dramaturges sont il·elle·s aussi porteur·euse·s d’un complot: bien que faisant partie d’un laboratoire de travail, et bien qu’exposant sans cesse le processus d’appropriation du sens à l’œuvre, il·elle·s cachent en réalité au public certaines dynamiques sousjacentes. Jamais, par exemple, il·elle·s ne formulaient explicitement les outils de l’analyse-action, jamais il·elle·s ne nommaient les différentes notions techniques convoquées (fil monologique, événements, analogie, composition, etc.), jamais il n’était décidé à l’avance que tel·le interprète allait jouer tel rôle de la fiction. Et pourtant, il·elle·s avaient pour tâche de toujours agir conformément aux protocoles de l’analyse-action. C’est qu’en réalité, paradoxalement, pour mieux orienter le regard vers les moments où le jeu s’invente en direct, le spectacle doit cacher son armature méthodologique (ses outils de travail), dont la fonction est uniquement de provoquer des situations où sens et jeu peuvent se rencontrer. Ainsi, en superposition du travail réellement en cours (l’analyse-action sur le texte du Cid), se construit et se développe aussi en réalité un jeu de complot entre les membres de l’équipe (acteur·rice·s, dramaturges et metteur en scène) qui consiste, par exemple, à deviner qui fait quoi et qui joue qui. Par exemple, en référence au film de L’Amour Fou, il était possible que Nicolas Zlatoff, le metteur en scène, se munisse d’une caméra et demande à interviewer un·e des acteur·rice·s. Sur le modèle de Rivette et Labarthe qui “organisent des petites conspirations dans les coins”, le metteur en scène interroge les acteur·rice·s sur le travail: “comment se passe le travail sur cette scène? Parlez-moi de votre personnage…”. Le complot réside dans le fait que les acteur·rice·s ont à répondre à ces interviews en continuant leur travail d’analyse-action sur la scène en question, en jouant à construire des analogies entre le laboratoire et le texte à l’étude. Ainsi, en référence (implicite) à la situation dans laquelle, dans Le Cid, le Roi choisit Don Diègue plutôt que le Comte comme gouverneur de son fils, Prune Beuchat, incarnant à cet instant le Comte, répondit: “[...] le travail est difficile parce que le metteur en scène (elle pense: “[...] le Roi”) a préféré l’expérience sur la jeunesse. Moi, je ne suis pas d’accord”. Ce jeu d’analogie permet alors à l’actrice de parcourir à nouveau la composition de la scène du soufflet entre le Comte et Don Diègue. Ce faisant, elle précise cette composition, pour elle-même et pour l’équipe, sans jamais rendre compte explicitement de cette composition et sans jamais nommer explicitement les personnages.
Le metteur en scène Nicolas Zlatoff interviewe une actrice, Estelle Bridet (à gauche), sur le modèle de L’Amour Fou de Jacques Rivette. Au premier plan, Arnaud Huguenin effectue une prise de son, pendant qu’à l’arrière-plan, Lisa Veyrier est à la caméra.
Conclusion: le spectacle du dialogue de la pensée
Au sens strict, donc, le projet ne résout pas totalement le paradoxe de l’exposition au public d’un travail de laboratoire: le public n’assiste pas totalement à la révélation du mécanisme silencieux et invisible d’une pensée au travail sur un texte: une partie souterraine du travail, celle qui conditionne la possibilité même de ce travail, leur reste sciemment inaccessible. Et pourtant, par le jeu des protocoles qui font alterner analyse et études en jeu, par leurs glissements et chevauchements implicites ou explicites qui se nouent dans l’opération de complot, une large partie de cette activité de travail et de recherche se dévoile alors devant des spectateur·rice·s. Mieux: son exposition devient une condition de poursuite du travail, puisque les acteur·rice·s se saisissent en permanence de ces conditions d’exposition, afin de déployer leur jeu. Au fil des études et des alternances entre analyse (commentaire extérieur sur le rôle) et études (jeu), ce à quoi les spectateur·rice·s assistent finalement, c’est à un dialogue permanent entre l’équipe (acteur·rice·s, metteur en scène et dramaturges) et les différents personnages étudiés (issus de la fiction du Cid), dont la manifestation la plus évidente et immédiate est celle évoquée plus haut d’un·e acteur·rice en jeu (et donc un personnage) en dialogue avec une dramaturge. Et ce dialogue, en réalité, est celui de la pensée, ici donnée à voir.
Gilles Deleuze et Félix Guattari ont avancé l’idée que lorsque nous pensons, nous sommes toujours en dialogue avec un personnage conceptuel, comme avec une sorte d’alter ego ou d’interlocuteur imaginaire privilégié de notre pensée. C’est en nous confrontant avec ce personnage conceptuel, capable de nous contredire, de nous relancer, de nous déporter, voire de nous rendre ivre ou fou, que nous forgeons peu à peu nos propres concepts (Deleuze, 1991DELEUZE, Gilles; GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie? Paris: Editions de Minuit, 1991.). Le laboratoire que nous décrivons ici offre un prolongement de cette dialectique maïeutique, en proposant aux membres de l’équipe de dialoguer en permanence avec les personnages de la fiction de Corneille, qui prennent de fait le rôle de personnages conceptuels, joués successivement par chacune des acteur·rice·s. Et c’est cela, finalement, que perçoit le public: des dialogues entre des dramaturges, des acteur·rice·s et un metteur en scène avec des personnages de fiction, qui rendent sensible, dans l’espace, l’écart entre le texte et le jeu, en donnant à voir et à expérimenter le processus d’appropriation du sens. Selon Jacques Rivette, un film est toujours le documentaire de son propre tournage (Frappat, 2001FRAPPAT, Hélène. Jacques Rivette, secret compris. Paris: Cahiers du Cinéma – auteurs, 2001.): on pourrait avancer, de la même façon, que l’exposition publique du laboratoire INTERPRETATION est le documentaire du laboratoire5 5 Outre les vidéos évoquées (entretiens avec les performeurs), les traces de cette création sont constituées par les notes prises sur les improvisations et les interventions des dramaturges par un assistant, Davide Brancato, ainsi que par les notes manuscrites des dramaturges. Elles ont été déposées sur un padlet, qui n’a pas encore été rendu public. Celui-ci permettra à un utilisateur de parcourir le texte du Cid et, pour chaque scène, de consulter les différents documents associés. Il se comportera donc comme un atlas (au sens de Warburg, tel que décrit par Georges Didi-Huberman, voir Didi-Huberman 2011), c’est-à-dire une organisation spatiale de documents, toujours recomposable et recomposée, permettant d’en relire indéfiniment le sens. .
Notes
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1
Le projet est soutenu par la HES-SO (Haute École de Suisse Occidentale) et l’IRMAS (Institut de Recherche en Musique et Arts de la Scène).
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2
Le spectacle était gratuit et le public était libre d’entrer et de sortir pendant les cinq heures.
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3
Un dispositif vidéo permet d’afficher sur un écran les passages du texte travaillés, tout au long des improvisations ou des analyses et aide ainsi les spectateur·rice·s à suivre les points du texte qui sont en travail.
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4
Transcription d’une étude en jeu (extrait).
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5
Outre les vidéos évoquées (entretiens avec les performeurs), les traces de cette création sont constituées par les notes prises sur les improvisations et les interventions des dramaturges par un assistant, Davide Brancato, ainsi que par les notes manuscrites des dramaturges. Elles ont été déposées sur un padlet, qui n’a pas encore été rendu public. Celui-ci permettra à un utilisateur de parcourir le texte du Cid et, pour chaque scène, de consulter les différents documents associés. Il se comportera donc comme un atlas (au sens de Warburg, tel que décrit par Georges Didi-Huberman, voir Didi-Huberman 2011DIDI HUBERMAN, Georges. Atlas ou le gai savoir inquiet. Paris: Editions de Minuit, 2011.), c’est-à-dire une organisation spatiale de documents, toujours recomposable et recomposée, permettant d’en relire indéfiniment le sens.
Références
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» http://www.manufacture.ch/download/docs/cg837jzh.pdf/Rapport%20d'activité.pdf
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Publication Dates
-
Publication in this collection
18 May 2022 -
Date of issue
2022
History
-
Received
30 Jan 2021 -
Accepted
18 May 2021