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Le regard dans le miroir: Le Double

The look in the mirror: The Double

O olhar no espelho: O Duplo

La mirada en el espejo: El Double

Cet article abordera les presentations du regard dans sa relation avec le phénomène du double. Pour ce faire, nous considérerons les écrits littéraires d’auteurs de la période romantique, qui ont fait de ce phénomène particulier le thème central de leurs récits et romans. Les conceptualisations de Freud et de Lacan nous permettront de faire une lecture clinique de ce sujet.

Mots clés:
Double; regard; objet a; miroir


Resumes

Este artigo analisa as apresentações do olhar em relação ao fenômeno do duplo. Para isso, consideraremos os escritos literários de autores do período romântico que fizeram deste fenômeno particular o tema central de suas histórias e romances. As conceitualizações de Freud e Lacan nos permitirão fazer uma leitura clínica desse assunto.

Palavras-chave:
Duplo; olhar; objeto a; espelho

This article discusses representations of the gaze in relation to the phenomenon of the double. To do so, it analyzes the literary pieces of authors from the Romantic period who made this phenomenon the central theme of their stories and novels. The conceptualizations of Freud and Lacan will allow for a clinical reading of this subject.

Key words:
Double; gaze; object a; mirror


Este artículo abordará las presentaciones de la mirada en su relación con el fenómeno del doble. Para ello, consideraremos los escritos literarios de autores del período romántico, que hicieron de este particular fenómeno el tema central de sus cuentos y novelas. Las conceptualizaciones de Freud y Lacan nos permitirán hacer una lectura clínica de esta temática.

Palabras clave:
Doble; mirada; objeto a; espejo


Introduction

La question du double, appelée aussi phénomènes autoscopiques, s’est particulièrement développée dans la literature fantastique de la période Romantique de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle. Il y existe une préoccupation pour le côté irrationnel de l’être humain, par opposition aux idées des Lumières. En peinture et en musique également, les romantiques s’intéressent à tout ce qui se cache dans les profondeurs de l’âme humaine, à savoir les rêves, les passions, le troublant, la folie, etc. Il s’agit de dépasser les limites de la raison pour rencontrer la vérité de l’homme, son côté le plus obscur. En ce sens, le double représente cet autre qui est à la fois le plus étrange et le plus proche, le plus externe et le plus intime du sujet. Le phénomène du double est, pour les romantiques, l’objectivation de cette vérité inaccessible, dont nous ne voulons rien savoir. Dans ce domaine, la psychanalyse a sa propre contribution à apporter.

Il n’est pas dans l’intention de cet article de faire une analyse détaillée de la littérature sur le sujet. Il s’agit plutôt de rendre compte des liens entre le traitement du double chez certains auteurs romantiques principaux et le concept regard lacanien. Dans les deux cas, la question du scopique devient centrale.

L’image dans le reel

Dans ses premières années d’enseignement, Lacan s’est servi du schema optique (Lacan, 1953-54/1998Lacan, J. (1998). Le Séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud. Seuil. (Travail original publié dans 1953-54).) pour rendre compte du stade du miroir (Lacan, 1949/2014aLacan, J. (2014a). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telles qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. In Écrits. Seuil. (Travail original publié dans 1949).), c’est-à-dire de la formation du moi à partir de l’identification avec son image spéculaire. Il s’agit de la constitution du narcissisme primaire où l’enfant se prend lui-même comme objet d’amour. Quelles sont les caractéristiques de ce registre? Dans l’imaginaire, il est question d’une relation mortelle qui imprègne les rapports avec les autres semblables. Là, il n’y a pas de place pour deux: C’est toi ou moi. La seule façon de sortir de cette impasse est d’avoir recours à une instance tierce, celle de l’Autre de la loi symbolique. Que se passe-t-il lorsqu’elle n’est pas constituée?

Á cet égard, dans le séminaire X: L’angoisse, Lacan (1962-63/2004)Lacan, J. (2004). Le séminaire. Livre X. L’angoisse. Seuil. (Travail original publié dans 1962-63). revient sur le schema optique, en mettant l’accent sur le manque dans l’imaginaire (-φ). Il postule qu’il est nécessaire, pour la constitution de l’image du corps comme totalité, que se produise un trou au niveau de l’Autre. De même, il y fait quelques modifications à partir des figures topologiques travaillées durant le séminaire précédant, L’identification (Lacan, 1961-62Lacan, J. (1961-62). Le séminaire. Livre IX. L’identification. Inédit). Il rajoute ainsi un cross-cap à son schéma initial. Cette figure topologique rend compte de la structure du fantasme. En effet, une coupure spécifique effectuée selon les lignes du huit intérieur produit deux autres figures, à savoir une bande de Moebius et un disque. Ils représentent, respectivement, le sujet divisé et l’objet de la formule du fantasme ($ ◊ a). (Figure 1)

De cette façon, au niveau de l’image spéculaire i’(a), au lieu d’y trouver les fleurs imaginaires qui représentent les objets pulsionnels, se situe dorénavant le cross-cap, au-dessus du vase. (Figure 2)

Pourquoi fait-il cela? Pour souligner la fonction du fantasme qui donne un cadre et couvre l’objet reel avec des voiles symboliques et imaginaires. Dans le cas du schéma optique, le mathème i(a) rend compte de cela, dans la mesure où il représente le corps imaginaire (le vase) dont la fonction est de contenir (couvrir) les fleurs réelles (les objets pulsionnels). Pour que le fantasme remplisse cette fonction, il faut qu’une perte se produise.

Ensuite, Lacan sépare l’objet a du cross-cap, en laissant sur le vase la figure qui reste, à savoir une bande de Moebius. La separation de l’objet a du cross-cap proposée par Lacan est une façon d’indiquer que la perte symbolique dans le champ de l’Autre n’a pas eu lieu. Si on colle ces deux surfaces, c’est-à-dire la bande de Moebius et le vase, “tout le vase devient une bande de Moebius, puisqu’une fourmi qui se promène à l’extérieur entre sans aucune difficulté à l’intérieur” (Lacan, 1962-63/2004, p. 116Lacan, J. (2004). Le séminaire. Livre X. L’angoisse. Seuil. (Travail original publié dans 1962-63).).

Que se passe-t-il donc quand la bande de Moebius “qui n’a pas d’image spéculaire” est visible dans le miroir? À cet égard, Lacan signale qu’elle “devient l’image étrange et envahissante du double” (p. 116). L’image qu’on voit dans le miroir n’est plus une image spéculaire: “Voilà ce dont il s’agit dans l’entrée de a dans le monde du réel, où il ne fait que revenir” (p. 116). C’est, certainement, une référence à la définition classique sur le mécanisme de la psychose: “Tout ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, au sens de la Verwerfung, reparaît dans le réel” (Lacan, 1955-56/1981, p. 21Lacan, J. (1981). Le séminaire. Livre III. Les psychoses. Seuil. (Travail original publié dans 1955-56).). En d’autres termes, c’est l’apparition de l’objet a, en tant que réel, dans le champ de l’Autre (le miroir), sous la forme du double.

Par ailleurs, on constate la correspondance avec la définition du regard du séminaire XI, où Lacan (1964/1973)Lacan, J. (1973). Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil. (Travail original publié dans 1964). affirme que le regard est “l’objet a dans le champ du visible” (p. 97). Quel est le rapport entre le phénomène du double et le regard? Quel est le rôle de l’objet petit a? Quelles sont ses presentations dans la clinique? La littérature fantastique nous permettra de mieux cerner ces relations.

Le duel

Dans son livre dédié à ce sujet, intitule Le Double, Otto Rank (1932/2001) s’intéresse aux différents aspects de ce phénomène, tant du côté de la littérature que dans les différents systèmes de croyance. Il fait référence à un film classique expressionniste allemand, L’étudiant de Prague (“Der Student von Prag”), de Hanns Heinz Ewers. Ce film muet de 1913, situé dans l’Allemagne des années 1820, met en scene un jeune étudiant, Balduin. Lors d’une promenade dans la forêt, il rencontre un homme mystérieux qui représente le démon, Scapinelli. Au cours de la même, Balduin sauve la comtesse de Schwarzenberg qui était tombée de son cheval dans l’eau. Cet acte héroïque lui permet de visiter le chateau familial de cette dernière. Il y rencontre le baron Waldis Schwarzenberg, le fiancé de la jeune femme, qui joue le rôle de son double imaginaire.

Dans une autre scene, Balduin est montré en train de faire de l’escrime devant le grand miroir de sa chambre d’étudiant. Soudain, Scapinelli apparaît et lui propose un contrat dans lequel il lui offre beaucoup d’argent en échange d’un objet placé dans sa chambre. Comme Balduin n’a rien de valeur, il accepte. Le problème est que le démon choisit un objet qui n’a pas de valeur matérielle, mais une valeur spirituelle: son image reflétée dans le miroir. À partir de ce moment, son reflet prend une vie propre, il devient réel.

Tout d’abord, son double commence à apparaître comme un fantôme dans les différents lieux où se trouve le jeune étudiant, qui a pu accéder aux soirées de la noblesse. Il interrompt même une rencontre nocturne entre Balduin et sa bien-aimée, alors même qu’ils s’étaient donnés rendez-vous dans un cimetière, pour ne pas être découverts. Mais son double va ensuite beaucoup plus loin. Lorsque le baron Waldis Schwarzenberg apprend que Balduin fréquente sa fiancée, il le défie en duel. Mais à la demande du père du fiancé, le comte de Schwarzenberg, qui connaissait les talents d’escrimeur de Balduin, notre héros accepte de ne pas le tuer. Pourtant, lorsqu’il va à la rencontre de son rival, il voit dans la forêt son double qui porte un sabre ensanglanté. Il réalise alors qu’il l’a déjà tué. Il est intéressant de noter qu’en espagnol, le mot “duelo” a, selon le contexte, deux significations possibles : duel et deuil.

Dès lors, il tente désespérément d’échapper à son double, mais ce dernier lui apparaît à chaque instant. Pour mettre fin à cette situation incontrôlable, il tire sur son adversaire, le tuant. Mais réalisant qu›il s›est tiré dessus, il meurt en même temps. Á ce moment-là, Scapinelli arrive et déchire le contrat signé sur le cadavre. Ensuite, le réalisateur montre un extrait du poème d’Alfred de Musset, Nuit de décembre: “Et tu m>as nommé par mon nom / Quand tu m›as appelé ton frère; / Où tu vas, j›y serai toujours, / Jusques au dernier de tes jours, / Où j›irai m>asseoir sur ta pierre” (Musset, 1835Musset, A. (1962). La nuit de décembre. In Poésies nouvelles. Garnier. (Travail original publié dans 1835).). Il est intéressant de citer un autre fragment de ce poème qui parle de la solitude et qui montre le même univers d’idées des auteurs romantiques où se mélangent le rêve, la nuit, l’ombre, le miroir, la mort, etc.

Mais tout à coup j’ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j’ai vu passer une ombre;
Elle vient s’asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j’aperçois dans ce miroir?
(Musset, 1835Musset, A. (1962). La nuit de décembre. In Poésies nouvelles. Garnier. (Travail original publié dans 1835).)

Dans la scène finale, son double est assis sur la tombe de Balduin avec un oiseau représentant le diable. Il a gagné le duel.

Devenir fou

Dans le livre susmentionné, Otto Rank (1932/2001) résume les principales caractéristiques du double dans la littérature du romantisme, où ce sujet, comme nous l’avons mentionné plus haut, a été amplement développé:

Il s’agit toujours d’un Double qui ressemble trait pour trait au héros, même dans son nom, dans sa voix, dans son habillement, comme si l’auteur “l’avait volé à une glace”. Ce Double contrarie toujours les entreprises du héros et généralement c’est à propos d’une femme qu’éclate la catastrophe, qui est souvent le suicide, par la voie détournée de l’assassinat du persécuteur abhorré. (p. 48)

Le phénomène du double montre comment l’image spéculaire — à savoir l’image du moi face au miroir — devient l’objet persécuteur. Dans la psychose, le double est l’apparition dans le réel du fait de l’absence du signifiant du Nom-du-Père et donc de la castration symbolique. Deux éléments pointent dans cette direction” l’impossibilité de rencontre avec l’autre sexe, c’est-à-dire le manque de réponse face à la différence sexuelle; et la mort finale du héros. Un troisième élément vient à compléter cette structure, à savoir la question de la folie comme réponse du sujet face à la rencontre avec le réel. Dans ce sens, Rank mentionne:

Dans quelques contes, les événements sont liés à l’évolution d’une véritable folie de la persécution, dans d’autres, la description de cette folie est l’unique sujet du conte qui alors se développe avec tous les caracteres de la folie paranoïaque. (p. 48)

Il fait aussi référence aux histoires de vie des auteurs qui ont écrit sur la même thématique. Ils ont clairement souffert de maladies mentales, comme Alan Poe, Jean-Paul, Maupassant, Dostoïevski, Hoffman. Par exemple, ce dernier “était connu comme nerveux, excentrique, lunatique” (p. 50).

Il souffrait d’obsessions, d’hallucinations qu’il aimait à décrire dans ses æuvres. Il avait peur de devenir fou et croyait parfois voir son Double ou tout autre spectre déguisé. Il voyait les Doubles et les spectres parfois avec une telle réalité quand il écrivait que, souvent, travaillant la nuit, pris de peur, il réveillait sa femme pour lui montrer ces fantômes. (p. 50)

De même, dans son conte Le Horla, Guy de Maupassant (1886/2014)Maupassant, G. (2014). Le Horla. Gallimard. (Travail original publié dans 1886). réussit à créer une atmosphère très particulière dans laquelle se produisent des phénomènes qui angoissent le personnage principal, au point d’avoir des pensées suicidaires. C’est l’expérience de celui qui est en train de devenir fou. En effet, la premiere version de cette nouvelle s’appelle Lettre d’un fou (Maupassant, 1885Maupassant, G. (1885). Lettre d’un fou. Libro Veritas.). Il s’agit d’une lettre qu’un patient écrit à son médecin pour lui expliquer ce qui lui arrive. Elle commence comme suit:

Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d’esprit, et vous apprécierez s’il ne vaudrait pas mieux qu’on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent. (p. 2)

Dans cette courte nouvelle, écrite à la première personne, le personnage principal expérimente des situations inquiétantes face au miroir de son placard. Au début, il ne voit que le néant, mais après il arrive à distinguer une figure qui lui ressemble mais qui n’est évidemment pas lui. Dans cette premiere version, cette présence mystérieuse ne s’appelle pas “Le Horla”, mais “L’lnvisible”.

On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’lnvisible, et qu’il me cachait. (p. 7)

Finalement, il arrive à voir dans le miroir ce qui demeurait masqué, à savoir sa propre image: “Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me regardant” (p. 7). Là, nous pouvons ajouter que le phénomène inquiétant se produit dans la mesure où son propre reflet devant le miroir le regarde en retour. Face à ces manifestations, le personnage se demande s’il devient fou ou s’il a découvert ce qui échappe aux sens humains, le “secret de l’univers”. En résumé, il décrit l’horreur de la rencontre avec le réel: “Le surnaturel, dit-il, n’est autre chose que ce qui nous demeure voilé” (p. 7).

Parallèlement, dans sa vie réelle, Maupassant expérimentait également ce type de phénomènes:

Savez-vous, qu’en fixant longtemps mes yeux sur ma propre image réfléchie dans une glace, je crois parfois perdre la notion du moi? (...) En ces moment-s-là, tout s’embrouille dans mon esprit et je trouve bizarre de voir là cette tête que je ne reconnais plus. Alors il me paraît curieux d’etre ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un. Et je sens que si cet état durait une minute de plus, je deviendrai complètement fou. Mon cerveau se viderait peu à peu de pensées. (Satiat, 2003, p. 322Satiat, N. (2003). Maupassant. Flammarion.)

En 1886, Maupassant écrit une autre version du même conte, cette fois intitulée Le Horla. Ici, il commence avec le docteur Marrande qui invite trois collègues aliénistes et quatre savants qui s’occupaient des sciences naturelles pour une présentation de malades dans la maison de santé qu’il dirige. Il leur dit: “Je vais vous soumettre le cas le plus bizarre et le plus inquiétant que j›aie jamais rencontré” (Maupassant, 1886/2014, p. 73Maupassant, G. (2014). Le Horla. Gallimard. (Travail original publié dans 1886).). Ensuite, il donne la parole au malade qui, comme dans le conte définitif, commence à raconter sa vie d’abondance et de tranquillité à côté de la Seine, entouré de son personnel. Depuis sa maison, il voyait passer tous les jours les navires à vapeur et à voile “venant de tous les coins du monde” (p. 74), lorsque soudain il a commencé à expérimenter un état de surexcitation qui l’empêchait de dormir durant la nuit: “Je fus pris tout à coup de malaises bizarres et inexplicables” (p. 74; soulignement ajouté). Cette rupture dans la temporalité du récit, se répète plusieurs fois dans les deux dernières versions de Le Horla. C’est un moment de changement radical qui ne permet pas de revenir à l’état antérieur.

Je fermais les yeux et je m’anéantissais. Oui, je tombais dans le néant, dans un néant absolu, dans une mort de l’être entier dont j’étais tiré brusquement, horriblement par l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur ma poitrine, et d’une bouche qui mangeait ma vie, sur ma bouche. (pp. 74-75)

Cette rencontre avec le néant se vérifie également au niveau scopique. Par exemple, il raconte qu’une nuit il y avait quelqu’un dans sa chambre. Au réveil, il constate que la carafe d’eau et la tasse de lait, qu’il avait laissé près de son lit, sont vides: “Je n’en pouvais croire mes yeux” (p. 75). En effet, ce qu’il regarde, n’est rien d’autre que le manque dans le champ visuel. De même, après un moment de tranquillité, il lui arrive un autre phénomène inexplicable:

Or, un matin, comme je me promenais près de mon parterre de rosiers, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d’une des plus belles roses se casser comme si une main invisible l’eût cueillie; puis la fleur suivit la courbe qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et resta suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile, effrayante, à trois pas de mes yeux. (p. 77)

Quelle est la position du héros de cette histoire face à ces phénomènes? Au début, il a des doutes, il croit qu’il est malade. Mais des lors, il a la certitude qu’il est en présence de forces surnaturelles:

Messieurs, écoutez-moi, je suis calme; je ne croyais pas au surnaturel, je n’y crois pas même aujourd’hui; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain comme du jour et de la nuit, qu’il existait près de moi un être invisible qui m’avait hanté, puis m’avait quitté, et qui revenait. (p. 77)

Une autre situation vient lui confirmer ses suppositions. Avec la même structure temporelle, l’auteur raconte que “la maison redevint calme encore une fois” (p. 78), mais soudainement il y a une rupture dans le déroulement de sa réalité quotidienne. Il s’endormait dans son fauteuil mais quelques minutes plus tard il se réveille “par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre” (p. 77). Au début, il ne percevait pas grand-chose, mais après “tout à coup il me sembla qu’une page du livre venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré par la fenêtre. Je fus surpris” (p. 77; soulignement ajouté). Ici, la question de la surprise, de l’inattendu, marque, au niveau subjectif, le moment exact où cette rencontre avec le réel a lieu. C’est le moment du fading du sujet, de sa division par l’objet. Il arrive à nommer ce qui le divise, car L’Invisible ne suffisait pas: “Je l’ai baptisé le Horla. Pourquoi? Je ne sais point” (p. 79). Cet être surnaturel qui est hors-là “prenait ma vie, heure par heure, minute par minute” (p. 79). Cet “insaisissable voisin” est aussi l’étranger. En fait, le néologisme Horla, qui vient du dialecte normand, horsain, signifie “étranger”, celui qui vient d’ailleurs. Il s’agit, certes, de l’objet extime lacanien, l’objet le plus proche et en même temps le plus éloigné du sujet.

Dans la dernière version de Le Horla, le personnage principal lit un article de la Revue du Monde scientifique rapportant une épidémie de folie à Rio de Janeiro, au Brésil. Les habitants de la ville sont atteints d’une maladie très particulière qui produit les mêmes symptômes que ceux qu’il éprouve. A ce moment-là, il se rend compte que parmi les navires qu’il regarde de sa fenêtre, se trouvent des drapeaux brésiliens: “L’Être était dessus, venant de là-bas, où sa race est née! Et il m’a vu! Il a vu ma demeure blanche aussi; et il a sauté du navire sur la rive. Oh! mon Dieu!” (Maupassant, 1886/2014, p. 52Maupassant, G. (2014). Le Horla. Gallimard. (Travail original publié dans 1886).). L’auteur utilise le recours au journal intime pour obtenir une atmosphère plus personnelle. Il commence avec une description de tout ce qui pour le personnage principal représente le plus familier, là où il se sent bien. En d’autres termes, il s’agit de l’espace du fantasme et des limites liées au principe de plaisir.

8 mai. — Quelle journée admirable! J’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même. (p. 23)

Et, comme déjà vu auparavant, le héros commence à noter des transformations dans son état animique:

Je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge. — Pourquoi? — Je descends le long de l’eau; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. — Pourquoi?.( p. 24; soulignement ajouté).

Là encore, le soudain marque le moment de tension dans la narration, le moment où un changement vers l’inconnu s’est produit. À son tour, le pourquoi introduit le malaise de ne pas être le maître de son destin: “25 mai: (...) À mesure qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme si la nuit cachait pour moi une menace terrible” (p. 26). C’est la dimension de l’Autre, de l’Invisible, qui commence à donner sens à tout ce que lui arrive. Il y a un Autre qui veut quelque chose de lui. Quand il arrive à dormir, il fait un cauchemar:

Je sens bien que je suis couché et que je dors (...) je le sens et je le sais (... ) et je sens aussi que quelqu’un s’approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre (...) serre (...) de toute sa force pour m’étrangler. (p. 27)

Cette force qui le regarde, qui le prend comme objet de sa jouissance énigmatique, le paralyse aussi. Il essaie de crier, mais il ne peut pas; il essaie avec toutes ses forces de le rejeter, mais il ne parvient pas à le faire: “Figurezvous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille, avec un couteau dans le poumon, et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà” (p. 32).

Cette position d’objet de l’Autre est constatée dans le conte à partir de l’introduction de l’hypnose. Il s’agit d’une thématique particulière à cette époque-là. En effet, le personnage se rend à Paris où il apprend des histoires sur l’école de Nancy. Il entend parler d’une force mystérieuse que le médecin peut exercer sur ses patients. De plus, l’auteur se sert de ce phénomène pour essayer une critique sociale, par rapport aux phénomènes de masse.

14 juillet. – Fête de la République. Je me suis promené par les rues. Les pétards et les drapeaux m’amusaient comme un enfant. C’est pourtant fort bête d’etre joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le peuple est un troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On lui dit” “Amuse-toi.” Il s’amuse. On lui dit” “Va te battre avec le voisin. » Il va se battre. On lui dit” “Vote pour l’Empereur.” Il vote pour l’Empereur. Puis, on lui dit” “Vote pour la République.” Et il vote pour la République. (pp. 35-36)

Quant aux dirigeants — les maîtres — ils sont aussi “sots” car ils obéissent à des principes, c’est-à-dire à “des idées réputées certaines et immuables” (p. 36). Mais le monde a changé et aujourd’hui “on n’est sûr de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion” (p. 36). Dans ces périodes de profonds changements, le personnage principal ne trouve aucune référence symbolique sur laquelle s’appuyer.

Face à ce qui lui arrive, il sent qu’il a perdu ses forces et sa volonté: “Je ne peux plus vouloir; mais quelqu’un veut pour moi; et j’obéis”. Il est à la place d’un simple “spectateur esclave et terrifié” (p. 47) qui veut sortir mais ne peut pas. Il reste pétrifié. La seule solution qu’il trouve c’est de se tuer, pour le tuer.

Selon ses proches, Maupassant croyait “voir son double entrer dans son cabinet de travail, s’asseoir en face de lui et lui dicter ce qu’il était en train d’écrire” (Satiat, 2003, p. 495Satiat, N. (2003). Maupassant. Flammarion.). Lacan fait d’ailleurs mention à un élément biographique de la vie de l’écrivain, concernant sa détérioration psychique dans ses dernières années de vie:

Il commence à ne plus se voir dans le miroir, ou qu’il aperçoit dans une pièce quelque chose, un fantôme, qui lui tourne de dos, et dont il sait immédiatement qu’il n’est pas sans avoir un certain rapport avec lui, et quand le fantôme se retourne, il voit que c’est lui. (Lacan, 1962-63/2004, p. 116Lacan, J. (2004). Le séminaire. Livre X. L’angoisse. Seuil. (Travail original publié dans 1962-63).)

Le regard des autres

Comme dans le conte de Maupassant, Le Double de Dostoïevski (1846)Dostoievski, F. (1846). Le Double. La Bibliothèque électronique du Québec. fait de la folie du héros le centre de son deuxième roman. C’est avec l’apparition soudaine du double dans la vie routinière de Iakov Petrovitch Goliadkine, fonctionnaire de la bureaucratie de Saint-Pétersbourg, que son délire de persécution éclate. Dès le début, Dostoïevski nous annonce que le regard constitue un élément central de l’histoire. En effet, le roman commence lorsque Goliadkine se réveille dans son appartement modeste où il habite avec son serviteur Petrouchka. Toujours dans son lit, il sent la familiarité de sa chambre à partir de ce qui deviendra plus tard quelque chose de l’ordre de l’inquiétant:

Il sentit fixés sur lui, les regards familiers des murs de sa chambre, poussiéreux, enfumés, d’un vert sale, ceux de sa commode d’acajou, ceux aussi de ses chaises, imitation d’acajou, de sa table peinte en rouge, de son divan turc recouvert de moleskine, d’une couleur tirant sur le rouge et orné de fleurettes d’un vert clair, ceux enfin de ses vêtements retirés précipitamment la veille et roulés en boule sur le divan. (Dostoïevski, 1846, pp. 5-6Dostoievski, F. (1846). Le Double. La Bibliothèque électronique du Québec.)

Les “regards fixés” sur notre héros rendent compte de l’objet scopique situé, comme le signale Lacan, dans le champ de l’Autre. C’est l’objet réel qui divise le sujet et qui est à l’origine de différentes manifestations symptomatologiques, selon la structure sous-jacente. C’est aussi le regard qui éveille. Au niveau du champ scopique, cet objet est normalement délimité par le cadre de la fenêtre.

En dernier lieu, à travers la fenêtre ternie de sa chambre il sentit peser sur lui le regard morose d’un petit jour d’automne, trouble et délavé” il y avait tant de hargne dans ce regard, tant d’aigreur dans la grimace qui l’accompagnait qu’aucun doute ne put subsister dans l’esprit de M. Goliadkine; non, il ne se trouvait pas dans quelque royaume enchanté, mais bel et bien dans la capitale, la ville de Saint-Pétersbourg... (p. 6)

Dans un état de somnolence, il sort de son lit et prend un petit miroir rond: “Le visage reflété dans le miroir était passablement fripé; les yeux, mi-clos, étaient bouffis par le sommeil” (p. 7). Si la fenêtre ouvre le champ sur l’extérieur, le miroir, par contre, l’ouvre sur nous-mêmes. En se regardant, il dit à mi-voix: “Ce serait en effet une drôle d’histoire si quelque chose avait cloché ce matin, s’il m’était arrivé quelque gros ennui, par exemple un bouton sur le nez ou quelque chose du même genre” (p. 7).

Nous trouvons intéressant ce commencement de l’histoire dans la mesure où l’auteur anticipe l’irruption du réel dans la vie du personnage principal. Le “bouton sur le nez” est, précisément, l’apparition de l’objet a dans l’image, c’est-à-dire la présence du manque dans le champ visuel. Dans ce cas, M. Goliadkine voudrait que quelque chose se produise dans sa vie ordinaire où il manque le manque. C’est donc une réflexion sur le désir. C’est aussi l’objet avec lequel il s’identifie. En effet, “Goliadkine” veut dire, selon son étymologie, “insignifiance” (objet de déchet) et aussi “nudité” (objet du regard des autres).

Ce même jour, le héros s’habille avec élégance et prend une voiture pour se rendre à la fête d’anniversaire de Clara Olsoufievna, dont Goliadkinau est amoureux. Clara est la fille unique d’un haut fonctionnaire d’État, Olsoufi Ivanovitch Berendeiev, qui avait auparavant était son bienfaiteur. Sur le chemin, il rencontre André Philippovitch, chef administratif du département où il travaille. Réalisant qu’il a été remarqué par son patron, Goliadkine est immédiatement pris par la honte et se demande:

Dois-je saluer, répondre aux marques d’intérêt qu’il me prodigue, me découvrir... ou plutôt faire semblant que ce n’est pas moi, que c’est quelqu’un d’autre qui est dans la voiture, quelqu’un qui me ressemble étonnamment, et, dans ce cas, le regarder comme si de rien n’était? (p. 17)

En panique et confronté à la situation embarrassante de ne pas pouvoir se cacher face au regard de l’autre, Goliadkin pense à se faire passer pour quelqu’un d’autre, mais pas n’importe qui, pour une copie exacte de lui-même, comme celui qu’il voit habituellement devant le miroir: “Moi, moi, ce n’est pas moi, murmurait-il à demi-étouffé, ce n’est pas moi, ce n’est rien, je vous jure que ce n’est pas moi, absolument pas moi” (pp. 17-18).

Lorsqu’il se rend à la fête d’anniversaire, il est refoulé à la porte d’entrée, sans explication. Humilié, il quitte la maison de son ancien bienfaiteur. Cependant, il décide de revenir et parvient à se faufiler dans la fête d’anniversaire, mais est remis à la porte en raison de son comportement étrange: “Il avait l’impression que tous ceux qui se trouvaient en ce moment chez Olsoufi Ivanovitch étaient aux fenêtres et le regardaient de tous leurs yeux. Il sentit que s’il se retournait, ne fût-ce qu’un instant, il allait mourir sur place” (p. 64).

Le regard inquisiteur des autres le confronte au plus intime de son être, à son insignifiance et à sa nudité, c’est-à-dire à la castration. Dans un état d’excitation et de grand désespoir, Goliadkin se met à courir.

Il était hors de lui. Il fuyait ses ennemis et leurs persécutions. Il fuyait la grêle de coups qu’ils lui destinaient. Il cherchait à échapper aux cris des vieilles femmes effrayées, aux regards meurtriers d’André Philippovitch. M. Goliadkine était mort, anéanti, dans le sens le plus large du mot... (p. 96)

Au milieu de la nuit froide et des rues vides, il sent qu’un être est là, près de lui. Il se retourne mais ne voit personne. Cependant, il entend une voix, quelqu’un lui parle, mais il ne comprend pas ce que cela signifie. L’auteur ajoute: “mais il s’agissait certainement de quelque chose qui le concernait de très près” (p. 101). Là, l’objet voix se rend présent, dans le registre réel, en tant qu’hallucination verbale, détaché de la chaîne signifiante. Le sens de ces paroles reste un mystère, mais elles lui sont adressées et, comme dans le cas du regard des autres, elles le concernent au plus haut point.

Un moment plus tard, notre héros entre dans une temporalité particulière, celle de l’instant de voir (Lacan, 1945/1966Lacan, J. (1966). Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. In Écrits. Seuil6. (Travail original publié dans 1945).), où il se produit différents phénomènes liés à la logique du regard: “Subitement il s’arrêta pétrifié, comme s’il venait d’être frappé par la foudre; il se retourna brusquement pour examiner le passant qui venait de le croiser” (Dostoïevski, 1846, p. 104Dostoievski, F. (1846). Le Double. La Bibliothèque électronique du Québec.). Ce temps singulier est indiqué par l’adverbe qui ouvre la phrase — “soudainement” — et souligné par l’expression “frappé par la foudre”. Ils cadrent les événements qui suivent. Dans ce contexte, la “pétrification” du spectateur est caractéristique. Elle a été déjà signalée par Freud (1922/2003)Freud, S. (2003). La tête de Méduse. In Œuvres completes (Vol. XVI). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1922)., particulièrement dans son écrit La tête de Méduse, par rapport à l’horreur de l’enfant face à de la castration de l’Autre. Finalement, “il le dévisagea... et poussa un cri de stupéfaction et d’horreur. Ses genoux fléchirent. Il avait reconnu le même passant qui l’avait déjà croisé une dizaine de minutes auparavant et qui surgissait à nouveau, à l’improviste devant lui” (Dostoïevski, 1846, p. 106Dostoievski, F. (1846). Le Double. La Bibliothèque électronique du Québec.).

De même, le phénomène du déjà-vu nous situe dans un nouvel univers, dans une réalité fictionnelle qui est en train de changer radicalement. Là, la position du sujet face à ce qui lui arrive est de stupéfaction. Il n’arrive pas à prendre pied, à donner un sens à tout cela. Et tout comme dans le conte de Maupassant, le héros se pose la même question: “Mais que m’arrive-t-il donc? Suis-je réellement devenu fou?” (p. 105).

Il faut dire que son émoi était motivé. Il avait, en effet, l’impression de reconnaître cet inconnu. Disons plus. Il le reconnaissait, oui, il était certain d’avoir reconnu cet homme. Cet homme, il l’avait déjà vu plusieurs fois; il l’avait vu dans le passé et même dernièrement. En quelle occasion? (p. 107)

Dans son ouvrage Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, Freud (1901/2012)Freud, S. (2012). Sur la psychopathologie de la vie quotidienne. In Œuvres completes (Vol. V). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1901). aborde le phénomène du déjà-vu — ainsi que celui du déjà raconté et de la fausse reconnaissance — en relation avec les fantaisies qui n’accèdent pas à la conscience du fait des mécanismes défensifs du moi. Il s’agit de la projection de ces fantaisies inconscientes refoulées sur la réalité extérieure.

Notre héros alors commence à suivre cette personne inconnue qui prend le même chemin que lui. Il essaie de l’atteindre mais ne peut pas. Finalement, l’inconnu arrive à l’appartement de Goliadkine et y entre. Il le trouve assis sur son lit:

Il avait enfin reconnu tout à fait son compagnon nocturne. Ce compagnon nocturne n’était autre que lui-même, oui, lui-même, M. Goliadkine en personne, un autre M. Goliadkine mais absolument semblable, absolument identique à lui-même — en un mot, c’était ce qu’on appelle son Double, son Double à tous les points de vue... (Dostoïevski, 1846, p. 113Dostoievski, F. (1846). Le Double. La Bibliothèque électronique du Québec.)

Cette premiere rencontre terrifiante est suivie d’un bref moment de véritable lune de miel, au cours duquel le héros a le sentiment d’avoir trouvé son âme sæur. Ensemble, ils pourront combattre leurs ennemis. Mais très rapidement, son autre spéculaire commence à dévoiler son côté obscur et devient son principal ennemi. En effet, son double prend sa place au bureau et complote avec les ennemis de Goliadkine, jusqu’à parvenir à le faire enfermer.

Dans L’inquiétant, Freud (1919/2002)Freud, S. (2002). L’inquiétant. In Œuvres completes (Vol. XV). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1919). s’exprime sur ce sujet, en reprenant le travail effectué par Otto Rank où il mentionne que l’âme immortelle est le premier double du corps et donc a un rapport avec le démenti de la mort. Pour Freud, c’est l’amour de soi qui caractérise le narcissisme primaire, “lequel domine la vie d’âme de l’enfant comme celle du primitif” (p. 168). Dans ce sens, le double peut prendre “toutes les aspirations du moi qui n’ont pu se faire une place par suite de circonstances extérieures défavorables” (p. 169).

Dans le film The Double (2013), basé sur le roman de Dostoïevski, le réalisateur britannique, Richard Ayoade, met l’accent sur ce point particulier. Le personnage principal, Simon James, est présenté comme un jeune homme qui ne s’occupe que de son travail bureaucratique. Il est angoissé par les rapports sociaux et principalement par les questions relatives à l’amour. L’inhibition dont il souffre est telle qu’il ne peut faire autre chose que d’espionner la fille qu’il aime depuis sa fenêtre. Avant que son double ne devienne méchant, le personnage principal vit avec lui un moment idyllique, de totale complémentarité. Le double fait ce que, à cause de sa grande timidité, le protagoniste n’oserait jamais faire. Par exemple, il l’aide au départ à conquérir sa bien-aimée.

Lorsque cette phase du narcissisme primaire est dépassée, dit Freud, les caractéristiques du double changent et “il devient l’annonciateur inquiétant de la mort” (Freud, 1919/2002, p. 168Freud, S. (2002). L’inquiétant. In Œuvres completes (Vol. XV). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1919).). Au contraire de ce qui se passe dans le film L’étudiant de Prague, le protagoniste parvient à tuer son double en se blessant lui-même, mais sans mourir dans cette tentative.

Conclusions

Dans cet écrit, nous avons essayé de situer les relations entre le phénomène du double et le concept de regard. Ce dernier a été conçu par Lacan (1964/1973)Lacan, J. (1973). Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Seuil. (Travail original publié dans 1964). comme l’objet a dans le champ visuel. En ce sens, le double est l’une de ses manifestations possibles. Il se rend présent comme l’autre qui me ressemble. Il est celui qui veut prendre ma place avec l’intention de m’éliminer. Il en résulte un duel à mort, propre à l’imaginaire, qui devient encore plus dangereux du fait qu’il y a un changement de registre. En effet, le double se manifeste dans le registre réel, d’où sa particularité liée à l’inquiétant.

Cette rencontre avec l’objet se produit dans une temporalité précise, celle de l’instant de voir. Cet instant marque un changement radical dans la vie du héros. C’est surtout la rencontre avec l’Autre qui veut quelque chose de moi, qui me regarde, qui me harcèle, qui me poursuit. En somme, c’est la rencontre avec la jouissance de l’Autre. À partir de ce moment, le héros doit faire face aux différentes circonstances qui ont lieu au-delà du principe du plaisir.

Tant dans la vie réelle que dans leurs récits, l’issue typique des auteurs romantiques est la plus tragique, celle de la mort et de la folie. Est-ce que l’écriture leur permet de passer de la position d’objet du regard de l’Autre à celle de sujet de leurs productions littéraires? En effet, l´écriture est une tentative de faire avec l’objet a, de lui donner un cadre, une histoire. Est-ce suffisant? Nous ne le pensons pas.

References

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    02 Sept 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    20 Mar 2023
  • Reviewed
    28 Oct 2023
  • Accepted
    13 Apr 2024
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