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L’anorexie mentale comme addiction, ou le malaise dans la contemporanéité

Mental anorexia as addiction, or the discontent in contemporary society

Anorexia mental como dependência, ou desconforto na contemporaneidade

La anorexia nerviosa como adicción o el malestar en la contemporaneidad

Depuis I’époque de Freud, l’anorexie mentale est une énigme pour la clinique psychanalytique. Cet article vise à montrer le lien entre anorexie et addiction, en soulignant le style de jouissance addictive comme typique de la société consumériste. Le symptôme anorexique se présent donc comme solution subjective au malaise dans la civilisation contemporaine. A travers deux cas cliniques, les implications diagnostiques seront aussi montrées, en relevant de la position singulière sujetpar rapport à l’Autre et à la jouissance.

Mots clés:
Anorexie mentale; addiction; psychanalyse; jouissance; societé contemporaine


Resumos

Since the time of Freud, anorexia nervosa has puzzled the psychoanalytic clinic. This article aims to show the link between anorexia and addiction, highlighting the style of addictive pleasure as typical of consumer society. The anorexic symptom therefore presents itself as a subjective solution to the malaise of contemporary civilization. Two clinical cases are used to illustrate the diagnostic implications, focusing on the singular position of the Subject in relation to the Other and to pleasure.

Key words:
Anorexia; addiction; psychoanalysis and society; social link; drive

Desde a época de Freud, a anorexia nervosa tem sido um enigma para a clínica psicanalítica. Este artigo tem como objetivo mostrar a ligação entre anorexia e dependência, destacando o estilo de prazer viciante típico da sociedade consumista. O sintoma anoréxico apresenta-se, portanto, como uma solução subjetiva para o mal-estar da civilização contemporânea. Através de dois casos clínicos, serão também mostradas as implicações diagnosticas, com foco na posição singular do sujeito em relação ao Outro e ao gozo.

Palavras-chave:
Anorexia; dependência; psicanálise e sociedade; vínculo social; pulsão


Desde la época de Freud, la anorexia nerviosa ha sido un enigma para la clínica psicoanalítica. Este artículo pretende mostrar el vínculo entre la anorexia y la adicción destacando el estilo adictivo de goce como propio de la sociedad consumista. El síntoma anoréxico se presenta como una solución subjetiva al malestar de la civilización contemporánea. A partir de dos casos clínicos, se mostrarán las implicaciones diagnósticas, centrándose en la posición singular del sujeto con relación al Otro y al goce.

Palabras clave:
Anorexia nerviosa; adicción; psicoanálisis; goce; sociedad; vínculo social; pulsión


Introduction

Dans notre contribution, nous avons l’intention d’explorer le thème de l’anorexie mentale du point de vue psychanalytique, en l’interprétant comme une manifestation singulière du malaise de la civilisation caractéristique de nos sociétés contemporaines sous le capitalisme avancé. En effet, de nombreux travaux ont souligné l’aspect endémique du syndrome anorexique en le liant à un certain type de fonctionnement symbolique à l’æuvre dans la société contemporaine (Rudg & Fuks, 2016Rudge, A., M., & Fuks, B. (2016). The implication of the sadistic superego in anorexia. International Forum of Psychoanalysis, 25(1), 12-18, DOI: 10.1080/0803706X.2014.897753
https://doi.org/10.1080/0803706X.2014.89...
; Vanni, 2020, p. 166Vanni, F. (2020). The labor of fragility: Malaise in the natives of the new millennium. International Forum of Psychoanalysis, 29(3), 164-168, DOI: 10.1080/0803706X.2020.1718204
https://doi.org/10.1080/0803706X.2020.17...
).

Cet article vise à mettre en lumière cet aspect de malaise social que représente l’anorexie en l’associant à une autre facette de la jouissance contemporaine, celle de l’addiction (Leguil, 2023Leguil, C. (2023). L’ère du toxique: Essai sur le nouveau malaise dans la civilisation. Presses Universitaires de France.). Les deux aspects, le malaise de la civilisation contemporaine et le type de jouissance addictif, sont étroitement liés et s’entremêlent. Notre these est que l’anorexie n’est rien d’autre que le résultat de la synthèse et de la connexion de ces deux aspects, représentant pour le sujet une sorte de solution subjective et singulière, manifestement d’ordre psychopathologique.

On cherchera à mettre en évidence cette these en reprenant brièvement l’évolution théorique qu’il y a eu dans le domaine de la psychopathologie et de la psychanalyse en ce qui concerne les troubles alimentaires. On mettra notamment l’accent sur les approches ayant souligné l’aspect addictif du syndrome clinique de l’anorexie. Enfin, on essaiera de soutenir cette thèse au travers de deux études de cas, qui démontrent comment le style de jouissance addictif du symptôme anorexique peut être present, même dans deux profils diagnostiques opposés.

Psychopathologie de l’anorexie

L’anorexie mentale a toujours été un syndrome énigmatique, tant d’un point de vue clinique que d’un point de vue théorique, pour la psychanalyse. Déjà, Freud essaie d’esquisser une explication psychanalytique de l’anorexie dans sa correspondance avec Fliess, dans laquelle il désigne la syndrome comme une “névrose alimentaire” très similaire au en termes de fonctionnement de celui de la mélancolie. En effet, si la mélancolie est caractérisée par un deuil de la perte de la libido, dans l’anorexie, le développement de la libido s’est arrêté à une phase antérieure, d’où il découlerait dans l’anorexie, le retrait du monde extérieur concerne la pulsion orale (Freud, 189/1956, p. 93Freud, S. (1956). Manuscrit G., Mélancolie. In La naissance de la psychanalyse (pp. 91-98). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1895).). Quelques années plus tard, Freud, en parlant de la difference entre les différents traitements thérapeutiques des affections hystériques, affirme l’applicabilité de la psychanalyse à “toutes les marques somatiques de l’hystérie, dans la mesure où la tâche majeure du médecin n’est pas comme dans l’anorexie une élimination rapide des symptômes” (Freud, 190/2006a, p. 411Freud, S. (2006a). La méthode psychanalytique de Freud. In Ouvres completes – 1901-1905 (vol. VI, pp. 9-17). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1903).). Il s’agit d’une idée que Freud répétera plusieurs fois (Freud/2006b, 1904, p. 55Freud, S. (2006b). De la psychothérapie. In Ouvres complètes 1901-1905 (vol. VI, pp. 45-58). Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1904).): l’anorexie, entendue ici comme une forme grave de retrait de la libido des relations primaires avec les objets externes, est une affection qui se situe aux limites des possibilités de traitement par la psychanalyse.

En parcourant les contributions de la tradition psychanalytique, nous ne pouvons que faire référence à K. Abraham (1916/1975)Abraham K. (1975). Ricerche sul primissimo stadio evolutivo pregenitale della libido. Opere, I, 258-285. Bollati Boringhieri. (Travail original publié dans 1916)., qui considérait l’anorexie comme un état mélancolique-dépressif dans lequel les désirs orauxcannibaliques étaient tellement interdits inconsciemment qu’ils conduisaient le sujet anorexique à un rejet total de la nourriture. De son côté, M. Klein (1932/1988)Klein, M. (1988). Le conseguenze delle prime situazioni di angoscia sullo sviluppo sessuale della bambina. In La psicoanalisi dei bambini. Martinelli. (Travail original publié dans 1932). suit la même ligne théorique, estimant que le patient anorexique n’aurait pas dépassé la position schizo-paranoïde et refuserait la nourriture pour peur que l’incorporation de celle-ci puisse détruire le bon objet. Encore, M. Schmideberg (1934/2021)Schmideberg M. (2021). Inibizione intellettiva e disturbi dell’alimentazione. In L. Brusa. (a cura di), L’uomo delle cervella fresche (pp. 65-72). Paparo. (Travail original publié dans 1934). associait l’inhibition intellectuelle et le trouble anorexique comme deux façons de s’opposer à l’incorporation de ce qui provient du monde extérieur à la suite d’événements traumatisants qui auraient perturbé le développement psychosexuel du sujet.

À partir des années 1960, une autre approche clinique s’est développée pour le traitement des troubles psychiques, en particulier les troubles alimentaires. Il s’agit de l’approche systémique développée notamment par M. Selvini Palazzoli (1963/2006)Selvini Palazzoli, M. (2006). L’Anoressia mentale. Cortina. (Travail original publié dans 1963). et H. Bruch (1988)Bruch, H. (1988). Conversations with anorexics. Basic Book.. Ces deux auteurs mettent l’accent sur la dimension familiale et relationnelle dans laquelle s’inscrit le symptôme psychopathologique du trouble anorexique: “ainsi la conception systémique (...) se propose d’élargir le champ d’observation d’un phénomène au contexte dans lequel il se produit: telle la conduite anorectique dans le contexte familial” (Ganry & Rabiller, 1985, p 63Ganry, C., & Rabiller, P. (1985). Conception systémique du fonctionnement d’une famille à patient désigné anorectique. In Sociétés de Médecine Psychosomatique et de Neuropsychiatrie de l’Ouest (sous l’égide des). L’anorexie mentale aujourd’hui (pp. 63-74). La Pensée Sauvage.). Dans cette perspective, l’anorexie n’est plus considérée comme un attribut individuei, une expression psychopathologique du sujet isolé, mais comme une caractéristique du fonctionnement d’un système d’interactions entre l’individu, la famille et l’environnement social environnant: “Le patient dit ‘désigné’ ou ‘identifié’ n’est ainsi que le porteur du symptôme, ici anorectique, en tant qu’il est l’expression de la souffrance liée au dysfonctionnement du système dans son ensemble, du fait de règles devenues inadéquates” (ibid., p. 64).

Cette approche a été très importante pour la grande influence sur les développements ultérieurs de la clinique des troubles alimentaires. En effet, l’accent mis sur les interactions que le sujet souffrant du symptôme anorexique devient particulièrement important dans la clinique lacanienne. Dans une certaine façon, la clinique lacanienne est une sorte de réponse de la psychanalyse à l’approche systémique, en dépassant les impasses du réductionnisme biologiste des postfreudiens et en intégrant la portée de la dimension symbolique dans l’expérience humaine (Gueguen, 2020Gueguen, J.-P. (2020). La réponse institutionnelle à l’anorexie mentale. Evolution psychiatrique, 85, 365-374.; Votadoro, 2020Votadoro, P. (2020). La haine sous contrat: soigner l’anorexie à l’hôpital. Adolescence 37(2), 247-267.). En fait, c’est aussi le but de cette contribution, celui de lire l’anorexie en tant qu’expression subjective d’un malaise social.

La relecture structuraliste lacanienne de la relation mère-enfant conduit à une primauté de la dimension symbolique. En d’autres termes, le langage a un effet de médiation de l’expérience que l’être humain a du monde: “la réalité est telle qu’elle est nommée par le langage” (Fink, 1995/2019, p. 48Fink, B. (2019). Le sujet lacanien. Entre langage et jouissance. Presses Universitaire de France. (Travail original publié dans 1995).). Dans ce paradigme, l’anorexie ne serait pas simplement un trouble de l’oralité, comme dans la perspective postfreudienne déjà présentée, car toute la dimension d’échange de significations entre la mere et l’enfant dans la relation orale est impliquée. En présentant une critique des approches psychanalytiques centrés sur le sein réel de la mere Lacan (1956-57/1994)Lacan, J. (1994). Le Séminaire. Livre IV La relation d’objet. Seuil. (Travail original publié dans 1956-57). dit:

Dès qu’il entre dans la dialectique de la frustration, l’objet réel n’est pas en lui-même indifférent, mais il n’a nullement besoin d’etre spécifique. Même si ce n’est pas le sein de la mère, il ne perdra rien pour autant de la valeur de sa place dans la dialectique sexuelle, d’où il ressort l’érotisation de la zone orale. Ce n’est pas l’objet qui joue là-dedans le rôle essentiel, mais le fait que l’activité a pris une fonction érotisée sur le plan du désir, lequel s’ordonne dans l’ordre symbolique. (p. 184)

C’est précisément grace à l’effet de la “coupure signifiante”, c’est-à-dire le fait que le sujet est immergé dans un monde de langage, que l’objet oral n’est pas seulement un objet de besoin, et que les sensations et les émotions vécues par l’enfant prendront des formes et des fonctions différentes de celles purement biologiques et adaptatives (Cimatti, 2005, p. 173Cimatti, F. (2005). Freud lettore di Wittgenstein. Per una mente senza profondità. Rivista di Psicoanalisi, 57(1), 131-176.). Dans cette perspective, la nourriture, la nutrition, l’objet oral prennent la valeur d’un don d’amour. Lacan (1956-57/1994)Lacan, J. (1994). Le Séminaire. Livre IV La relation d’objet. Seuil. (Travail original publié dans 1956-57). explique comment la nourriture de l’enfant par la mère s’insère dans une dialectique communicative, dans un échange de significations, où l’objet oral n’est plus l’objet de satisfaction du besoin, mais devient une sorte de témoignage de l’amour maternel (p. 185).

En ce qui concerne l’anorexie mentale, Lacan souligne que ce n’est que par rapport à l’Autre et à son désir que l’anorexique instaure une relation avec l’objet oral (pp. 186-187). Ainsi, il ne s’agit pas en premier lieu d’un objet réel, mais de la possibilité de rencontrer le manque de l’Autre, son désir. Dans le modèle proposé par Lacan, il ne s’agit pas de l’objet dans sa plénitude et sa matérialité, mais d’un objet vidé de sa consistance matérielle en raison du symbolique, de la coupure du signifiant. C’est autour de ce “rien” qui est l’objet que se met en place la dialectique de la substitution de la satisfaction pulsionnelle à l’exigence de la demande d’amour, produisant en fait une érotisation de l’activité orale. Il ne s’agit donc pas simplement de manger ou de ne pas manger, mais plutôt du fait que l’enfant mange le rien, le manque de l’Autre, donc son désir. Lacan parle à cet égard de “savourer l’absence” (Lacan, 1956-57/1994, p. 186Lacan, J. (1994). Le Séminaire. Livre IV La relation d’objet. Seuil. (Travail original publié dans 1956-57).). L’enfant lui-même n’est certainement pas dans une position passive au sein de cette dialectique, bien au contraire. Lacan affirme en effet que si la presence de ce désir n’est pas clairement établie chez l’Autre, c’est-à-dire lorsque l’Autre “confond ses soins avec le don de son amour” et “le gave de la bouillie étouffante de ce qu’il a” (Lacan, 195/1966, p. 628Lacan, J. (1966). La direction de la cure. In Écrits (pp. 585-646). Seuil. (Travail original publié dans 1958).), alors l’enfant s’y oppose. Il refuse de satisfaire la demande de nourriture de la mere “c’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anorexie mentale)” (ibid.). Dans cette perspective, le “non” anorexique vise à la dissociation de la dimension du désir de celle du besoin. En d’autres termes, la mère (ou le soignant) est placée dans la condition de cesser de nourrir l’enfant dans un excès de plénitude, car c’est précisément ce qui lui manque qui ouvre la voie du désir. Si, au contraire, le côté de la présence excessive du sein, c’est-à-dire de la satisfaction orale sur le désir, prédomine, la logique de la jouissance (c’est-à-dire l’émergence de la pulsion) l’emportera sur celle du désir dans le fonctionnement psychique individuel.

En effet, dans l’orientation psychanalytique lacanienne il y a une différenciation nette et fondamentale entre “état de nature” et “civilisation”, cette dernière identifiait par Freud (1929/2010)Freud, S. (2010). Malaise dans la civilisation. Payot. (Travail original publié dans 1929). avec le terme allemand de Kultur. Dans cette distinction fondamentale, la nourriture s’inscrit comme élément central pour l’introduction de l’être humain dans le monde social et dans la possibilite d’accéder à une dimension symbolique de l’expérience (Cosenza 1998Cosenza, D. (1998). Il cibo e l’inconscio. Anoressia, bulimia e discorso alimentare. In Recalcati, M. (a cura di), Il corpo in ostaggio (pp. 129-179). Borla.). Comme le souligne également A. Ménard (2001)Ménard, A. (2001). Nouveaux symptômes dans l’oralité. La petite Girafe Enseignements psychanalytiques avec les enfants, 14, 60-61., l’expérience humaine du monde est marquée par la possibilité de s’échanger des dons, quelque chose qui est à la fois “rien”, un objet qui n’a pas de valeur dans la logique des échanges marchands. De cette manière, la pulsion orale ne se situe pas dans le domaine de la satisfaction du besoin, tandis que l’oralité devient une activité érotisée ; ainsi, manger n’est pas seulement pour se nourrir mais aussi comme source de plaisir de type sexuel (ibid., p. 63). Comme Lacan relève dans une: “L’anorexique, celle qui mange le rien” (Lacan, 1956-57/1994, p. 184Lacan, J. (1994). Le Séminaire. Livre IV La relation d’objet. Seuil. (Travail original publié dans 1956-57).).

Anorexie comme addiction

Si nous voulons aborder cet aspect “constrictif” de l’anorexie, tel que souligné par ceux qui en ont fait l’expérience directe, plusieurs auteurs ont mis en avant l’aspect mortifère et de répétition de la jouissance lié au repas et à son refus. Par example, Dewambrechies-La Sagna (2006)Dewambreschies-La Sagna, C. (2006). L’anorexie vraie de la jeune fille. Revue de l’École de la Cause Freudienne, 63, 57-70. observe que: “Les jeunes filies anorexiques montrent en general une opposition très active au traitement”. Nous apercevons alors ce que nous appelons “l’attachement du sujet à son symptôme” (p. 58). Dans le sens commun, on considere qu’un symptôme est quelque chose de dysfonctionnel qui empêche de vivre, et donc comme quelque chose dont il serait nécessaire de se libérer. Les sujets anorexiques nous montrent au contraire que le symptôme implique une jouissance soutenue par la pulsion de mort, prenant ainsi tous les traits d’une fixation, pleinement associable à ceux de la dépendance. Divers autres auteurs ont souligné dans l’anorexie cet aspect de prédominance de la pulsion de mort (De Masi, 2015, p. 453De Masi, F. (2015). Is the concept of the death drive still useful in the clinical field?. The International Journal of Psychoanalysis, 96(2), 445-458.), de l’aspect rigide et destructeur du Surmoi (De Masi, 2020, p. 737De Masi, F. (2020).The perverse and the psychotic superego. The International Journal of Psychoanalysis, 101(4), 735-739.), conçu en tant qu’impératif de jouissance (André, 2011, p. 770André J. (2011). Laura - or the sexual borders of need. The International Journal of Psychoanalysis, 92(4), 761-771.). Donc une jouissance qui dévient très similaire aux addictions en termes de style de fonctionnement. Dewambrechies-La Sagna affirme encore: “il y a le mystère d›une douleur étrange et d’une étrange volonté, d’une exigence qui semble excessive et mortelle, d’une étrange satisfaction, qui parfois est admise comme telle” (ibid.). De ces mots, retourne la question initiale de Freud (1895/1956)Freud, S., & Breuer, J. (2002). Etudes sur l’hystérie. Presses Universitaires de France. (Travail original publié dans 1895). quant à la possibilité pour la psychanalyse de traiter l’anorexie mentale, en considérant la retraite de la libido du monde extérieur.

D’une perspective un peu différente, Recalcati (1997)Recalcati, M. (1997). L’ultima cena. Bruno Mondadori. observe que le symptôme anorexique est indissociable du symptôme boulimique en raison de la position subjective par rapport à la pulsion orale. Cependant, si dans la boulimie, la jouissance d’un objet oral est marqué par un “plus”, dans l’anorexie prédomine le “moins”. Si le patient boulimique jouit de la plénitude de la frénésie alimentaire, qu’il perçoit de manière encore plus saillante à travers la vidage auto-induite (les vomissements), l’anorexique jouit du vide, de la privation de l’objet. Dans les deux cas, le style de fonctionnement serait centré sur la prévalence du plaisir sur le désir, c’està-dire de la pulsion à la consommation de l’objet (même négatif, comme dans le cas de l’anorexie), plutôt que de son insertion dans une dynamique relationnelle, symbolique. Recalcati remarque donc que l’anorexie répond à une logique de fonctionnement très similaire à celle de l’addiction en relevant d’un fonctionnement typique de la société contemporaine: le “symptôme” ne dit plus rien au sujet, mais offre plutôt une satisfaction non-dialectisable, qui ne s’insère pas dans la relation avec l’Autre, et ne se laisse pas mettre en mots. Le fonctionnement typique du paradigme symptomatique anorexieboulimie serait celui d’une difficulté fondamentale à représenter les questions énigmatiques qui interrogent le sujet. Le symptôme de la dépendance est transparent et ne signifie rien pour ceux qui en souffrent, il est presque de l’ordre de la solution à une souffrance sans nom ni histoire. C’est une caractéristique typique, selon plusieurs psychanalystes, de la souffrance psychique dans la société contemporaine (Campos, 2022, p. 206Campos, A. (2022). Ce que commande le surmoi. Impératifs et sacrifices au XXIe siècle. Presses Universitaires de Rennes.).

Par ailleurs, cet aspect a été souligné par d’autres, qui ont donc donné explicitement une lecture des troubles alimentaires en termes d’addiction. Gherovici (2011)Gherovici, P. (2011). Bulimia: between phobia and addiction. In Y. Goldman Baldwin, K. Malone, T. Svolos (a cura di), Lacan and Addiction (pp. 93-109). Karnac., par exemple, met en évidence dans la boulimie des aspects phobiques liés à la fonction symbolique que la nourriture peut assumer, ainsi que des aspects typiques de la dépendance en ce qui concerne la relation avec un plaisir envahissant. L’auteure explique comment le symptôme anorexique ou boulimique remplit une fonction double et contradictoire: d’une part, soutenir un plaisir oral excessif qui trouve son origine dans l’enfance, d’autre part, mettre en æuvre une tentative de séparation symbolique de ce dernier, une tentative de chercher dans l’objet nourriture quelque chose de plus que lui-même. Si cette deuxième fonction prédomine, alors la nourriture prend les traits d’un objet phobique; si la poussée au plaisir prévaut, la relation du sujet avec la substance alimentaire devient de plus en plus totalisante et trompeuse, jusqu’à l’exclusion de toute médiation symbolique de la part de l’Autre.

En ce qui concerne le traitement psychanalytique de l’anorexie mentale, sans aucun doute un auteur fondamental est Cosenza, qui a écrit deux volumes et de nombreux articles sur le sujet. Le premier volume, Il muro dell’anoressia (Cosenza, 2008Cosenza, D. (2008). Il muro dell’anoressia. Astrolabio-Ubaldini.), pourrait être inclus dans les premières tentatives systématiques d’approche des troubles alimentaires de la psychanalyse lacanienne en Italie. Le deuxième volume a des objectives de systématisation plus ambitieux et s’intitule Le refus dans l’anorexie (Cosenza, 2014Cosenza, D. (2014). Le refus dans l’anorexie. PUR.). Dans cet ouvrage, l’auteur effectue une analyse méthodologiquement serrée du phénomène anorexique en l’analysant à travers les différentes déclinaisons structurelles possibles. Mais l’une des lectures les plus originales rapportées par Cosenza de la symptomatologie de l’anorexie est justement la lecture de l’anorexie en tant qu’une “toxicomanie du rien” (ibid., p. 136). Il s’agit en d’autres termes d’une forme de dépendance de l’objet le plus particulier formulé par Lacan, l’objet “rien”. Ce serait une tentative de retourner vers un plaisir mythique plein, effet d’une absence de séparation avec le plaisir du corps maternel; une pousse vers la satisfaction pulsionnelle de l’objet primitif de la phase de sevrage. Refuser la nourriture devient alors un moyen de ne pas céder sur la satisfaction mythique pour l’objet rien, qui est donc incarné par la bouche vide et souvent silencieuse des patients anorexiques. Ce serait, en d’autres termes, un plaisir cannibale, un cannibalisme du rien. Cela donne comme résultat une carence radicale de symbolisation, un aspect qui rend difficile le traitement de ces sujets, étant donné que même l’établissement d’un transfert pose des éléments de difficulté.

Par conséquent, on pourrait dire que le symptôme anorexique pose une question sur ce que l’on entend lorsque l’on dit que “l’anorexique mange le rien”. Dans certains cas, en effet, nous avons le versant du désir, dans lequel le sujet est inscrit en tant qu’être parlant, mais cette ouverture est dans le sujet anorexique sabotée. Dans autres cas, nous avons affaire à une jouissance qui dépasse les besoins vitaux et qui procure au sujet, à travers son symptôme, une satisfaction qui, dirions-nous, va au-delà du principe de plaisir. Évidemment, si dans les premiers cas nous sommes dans le domaine de la névrose, dans le second nous sommes dans un style de fonctionnement psychotique ou dit “limite”. D’un certain point de vue, placer le symptôme du trouble alimentaire dans le champ des addictions est une façon pour la psychanalyse d’orientation lacanienne de cadrer le fonctionnement de ce type de patients comme étant à la limite entre les deux styles classiques de fonctionnement psychique introduits par la psychopathologie (névrose et psychose).

Il est connu, en effet, que les lacaniens ne reconnaissent pas le diagnostic psychiatrique de trouble borderline comme pertinent du point de vue structurelle. Pour cette raison, dans la psychanalyse lacanienne la catégorie de “psychose ordinaire” a été introduite. Il s’agit d’une forme de psychose qui trouverait ses manifestations le plus typiques précisément dans toutes tous les phénomènes psychopathologiques caractéristiques de notre contemporanéité: anorexie, boulimie, toxicomanie, dépression, mélancolie, troubles anxieux, etc. (Miller et al., 1998Miller, J.-A. et al. (1998). La conversation d’Antibes. Lapsychose ordinaire. Le Seuil.). La psychose ordinaire se caractérise par une relation singulière au plaisir, qui apparaît comme étant marqué par une absence fondamentale de limite, et trouve une certaine pacification justement dans l’établissement de solutions singulières, utiles pour donner une limite à jouissance. Par ailleurs, Cosenza (2022)Cosenza, D. (2022). Clinica dell’eccesso. Franco Angeli. souligne:

au-delà du champ des psychoses classiques, la clinique contemporaine nous présente des solutions qui sont marquées à leur tour par les effets d’un rejet de l’Autre. Les prétendues (...) pathologies de l’excès présentent elles-mêmes un rejet radical de l’Autre et de son action régulatrice sur la jouissance du corps (...). En d’autres termes, la clinique contemporaine nous ouvre à d’autres modalités de réponse des êtres parlants à la rencontre de l’excès dans leur propre corps. (pp. 25-26)

Deux cas cliniques nous permettront d’illustrer plus en détail de saisir ce point. Ils montrent comment il est possible de procéder à une clinique différentielle du symptôme anorexique, en soulignant surtout le trait addictif que ce genre de jouissance entraine. En effet, dans les deux cas, on constate cet élément “d’excès” dans la relation du sujet à la jouissance.

Le cas de Marie: l’anorexie comme maladie d’amour1 1 Nous soulignons que pour ces deux études de cas, les prénoms sont fictifs et les principaux éléments de la réalité ont été occultés, n’en ayant été gardés que quelques-uns qui permettent de rendre compte des transformations présentes dans les processus psychiques, et ce afin de conserver le complet anonymat.

La mere de Marie, 12 ans, appelle sur l’indication de l’hôpital à cause de l’anorexie de sa fille. Durant les quelques semaines d’hospitalisation de Marie, la mere découvre “la maladie de sa fille, qu’elle ne reconnaît plus”: elle est désormais sans vie, triste. Plus tard, le père se surprend à me dire que sa fille a des peurs qu’elle ne parvient pas à contrôler. Je dis alors en pesant mes mots: “C’est une lutte”, ce qui fait relever la tête de Marie qui lâche: “Oui c’est exactement ça”. Ce signifiant vient traduire ce que le sujet sait déjà à son insu, mais il résonne autrement dans le lien transférentiel. Il prend corps précisément.

L’écrit est le mode d’expression de Marie. Ainsi amène-t-elle un schéma de cette lutte qui indique la mise en jeu de deux forces contraíres: dès que le désir de manger lui vient, une force mortifère apparaît et commande l’alimentation. Une “sorcière” y veille, c’est une figure du surmoi qui lui ordonne de ne pas trop manger au risque de prendre du poids: “Ne mange pas, ne te fais pas plaisir”, lui dit cette “petite voix”. Comme elle l’indique, elle “n’arrive pas à s’imposer”, la sorcière prend toute la place. Aussi se sent-elle “nulle”, comparée à sa sæur qu’elle dit “parfaite”. Les séances qui suivent, elle parvient à me faire part, par un écrit que je lis en séance silencieusement, de quelques éléments sur le temps de l’enfance. Deux points sont à souligner: elle ne supportait pas de partir loin de chez elle. Elle imaginait que ses parents n’étaient peut-être pas ses vrais parents lorsqu’elle rentrait, qu’ils étaient des monstres déguisés comme ses parents. Elle avait toujours un doute sur l’identité parentale. À ses 5 ans, suite à une infection urinaire qui déclenche une énurésie, elle met en place un rituel de vérification. Ce symptôme a duré longtemps, c’était déjà une “lutte” mais qu’elle parvenait à maîtriser, ce qui n’est plus possible avec l’anorexie.

Ce symptôme infantile disparaît au moment de l’arrivée des règles. L’anorexie s’installe aussi à ce moment-là avec ses rituels de comptabilité. Le schéma symptomatique tel qu’elle parvient à l’écrire indique, par ses lapsus calami, ce qu’il en est de sa position fantasmatique. Ainsi écrit-elle, en-dessous du dessin qui la représente, les adjectifs “apeuré” (au masculin) et “triste”, et les verbes “torturer, terroriser”. Je lui pointe plus tard cette différence d’écriture, ce qui la ferme immédiatement. En effet, n’indique-t-elle pas ici, à son insu, en quoi son symptôme vient torturer le couple parental. Elle tient l’Autre avec son symptôme au prix de sa propre vie.

Elle a accepté de m’apporter son cahier d’expression pour que je le lise en son absence. Elle y parle notamment de ses peurs: “Maintenant j’ai la peur de grandir, peur de, plus tard, ne pas être heureuse, peur de ne pas avoir d’amis, ne pas avoir de mari, peur de ne pas avoir d’enfants, peur de ne pas avoir de métier qui me plaît. J’aimerais pouvoir m’endormir, passer toute la période études et tous (lapsus répétitif pour dire “tout”), me réveiller vers 25-30 ans avec un mari, des enfants, des amis, une maison, un boulot, tous simplement me réveiller adulte et heureuse car la période d’avant me fait trop peur. Elle me fait peur car j’ai peur de ne pas réussir à être à la hauteur de mes envies et de mes désirs, et cette peur me torture et m’empêche d’avancer. Ma peur c’est aussi la peur de décevoir, que ma sæur réussisse tous mais pas moi. Tout simplement la peur que tous ne se passe pas comme je le voudrais, et cette peur m’angoisse beaucoup.”

Au moment des repas, Marie est tyrannique quant à la quantité de nourriture servie, suscitant de nombreuses interrogations quant à son “poids” dans le désir de l’Autre. C’est dans le contexte d’une seconde hospitalisation de Marie que sa mère demande à me voir, précisément pour me demander quelle réponse formuler lorsque sa fille insiste pour obtenir des “câlins” de sa mère comme lorsqu’elle était petite fille. Ce à quoi lui ai-je répondu: “Donnez-lui autant qu’elle le demande”, ce qui la désangoissa.

L’obsession de Marie tourne en effet autour de son anorexie qui vient comme une tentative de limiter, avec cet objet “rien”, l’illimité de sa demande d’amour. Cet illimité convoque une jouissance au-delà du phallus et qui se retrouve ici dans une moindre mesure, dans la clinique mystique. Marie refuse le phallus mais cherche une satisfaction au-delà de lui et qu’elle trouve dans une jouissance de la privation. L’intervention auprès de la mère de donner autant d’amour que Marie en fait la demande a produisit un allègement de part et d’autre: la mère ne se sent plus la mauvaise mère qui n’aime pas sa fille, et Marie s’introduit à la demande et par là même au désir. Elle me dit alors qu’elle se sent un peu différente dans son rapport à la nourriture, et surtout elle réalise que “cette sorcière fait partie d’elle-même”.

Sa sortie de l’hôpital est associée à une reprise de poids notoire. La coupure d’avec sa mère a permis une amorce de séparation d’avec l’Autre. Je marque dans le transfert un certain changement au moment de sa sortie. Alors que nous devons fixer la seconde séance de la semaine, je cherche et lui dis: “Je ne pourrai pas plus cette semaine ce qui manifestement la soulage. La semaine suivante, je ne peux également la recevoir qu’une seule fois, étant en voyage à l’improviste. Camille apparaît plus animée. Elle me parle d’une option scolaire qu’elle suit depuis peu “Découverte de l’Italie”, et “qu’elle aimerait plus tard travailler dans le sud car elle aime la chaleur”. La manoeuvre du transfert introduit un manque de mon côté. L’Autre peut s’absenter et est lui-même introduit au manque — ce qui sans doute était une difficulté pour sa mère. L’Autre ne peut tout donner et répondre à tout. La clinique du “pas-tout” dans ce cas est opérante. Mon départ en congé pendant un peu plus d’un mois réactive l’angoisse. Elle veut à nouveau me voir deux fois voire trois fois par semaine. Je lui dis alors: “Hé bien pourquoi pas tous les jours?” “Oh non! Deux fois c’est suffisant finalement!” décide-t-elle.

La reprise des séances indique qu’elle mange désormais sans angoisse. Son apparence est différente, en jean et avec des boucles d’oreille. D’emblée, le travail se fait sur un rythme different. À la question des deux séances dans la semaine, elle me répond qu’elle ne peut pas savoir à l’avance si elle le veut. Je saisis cette phrase au vol: “Tout à fait, c’est une séance après l’autre, on ne peut les prendre qu’une par une”. Elle est visiblement réjouie par ces paroles. “Oui on verra”, me répond-elle. Les séances sont désormais courtes et réglées désormais par le désir et non par le besoin.

Le cas de Rachel: l’anorexie comme point ideal

Rachel a quinze ans. Elle a cessé de manger depuis quelques mois. De son anorexie, elle n’a rien à dire. C’est, selon ses termes, “une maladie inattendue”. Elle n’y était pas particulièrement “prédisposée” ayant la “morphologie svelte” de son père. De ce père, elle en extrait uniquement son rapport hygiéniste au corps. Elle ne dit par contre rien de la fonction que celui-ci peut prendre quant au désir. Si le père, ici, existe il ne semble pas venir comme opérateur qui unit “le désir à la loi”2 2 Il est connu que le thème du père en psychanalyse a toujours été crucial pour Lacan. En effet, il s’en occupe dès ses premiers écrits (Lacan, 2005, p. 51). Le psychanalyste français explique comment le père dont s’occupe la psychanalyse est considéré comme une fonction symbolique, qui peut être exercée aussi bien par le père biologique que par n’importe quelle autre personne de l’entourage de l’enfant. Ainsi, dans la relecture lacanienne de l’Œdipe freudien, la valeur symbolique de la fonction paternelle est mise en évidence, comprise comme une limite au plaisir, à l’accès illimité au corps maternel-Objet. Dans ce sens, l’Œdipe pour Lacan instaure la relation du sujet à la Loi, comprise comme fonction symbolique de régulation du plaisir fondamentale pour la coexistence entre les êtres humains. Un plaisir qui n’a pas de barrière et pas de loi qui le régule ne trouve pas la voie du sens, ni même celle du désir. La fonction du Père, ou de tout opérateur qui occupe cette place, est de permettre l’inscription d’une loi dans l’inconscient du sujet et, synchroniquement, d’introduire ce dernier au désir, singulier et unique. C’est dans ce sens qu’il faut lire la phrase “unir le désir à la loi”, car c’est la loi de la limite qui permet l’introduction d’un manque, donc du désir. Un Père n’est tel que s’il transmet le don de la limite au plaisir et, par conséquent, l’opportunité et la possibilité d’accéder, à travers cette limite, à son propre désir. Pour une synthèse bien systématisée de la relecture de l’Œdipe freudien par Lacan, voir Licitra-Rosa (2004). .

Il y a deux ans, alors en quatrième, elle se plaint très fréquemment auprès de la mère de maux corporels énigmatiques et erratiques: douleurs au ventre, ou à la jointure de membres. “Mais il n’y avait jamais rien”. La mère remarque que toutes ces plaintes ont disparu “comme si elles s’étaient localisées sur l’anorexie”. Rachel a commencé son anorexie “pour supprimer les rondeurs de son ventre, sa proéminence” qui la dégoûtent. Aussi, elle pratique assidument le sport dans sa chambre qui consiste en une succession d’exercices musculaires précis, appris sur des sites de fitness, pour modeler son ventre. C’est son “hygiene de vie qui donne un rythme à ses journées”. Pratiqués le matin et le soir, ces exercices ponctuent et limitent le temps. Elle y trouve par ailleurs une localisation, via les exercices, de sa jouissance, puisqu’ils la font souffrir mais elle sait pour quelle finalité. Ce ne sont plus des phénomènes de corps énigmatiques et délocalisés.

Dès la première séance, R. me fait part de son admiration pour une actrice qui joue dans une série connue et dont elle reconnaît la force corporelle, l’endurance et la beauté, notamment pour ses abdominaux “en tablettes de chocolat”. Elle s’enquiert de savoir si je connais cette femme, et me montre l’image de son corps, en gros plan, sur son téléphone. Elle voudrait avoir un corps comme celui-là car elle le considère comme étant le plus proche de son idéal. “Avec mon anorexie, j’ai supprimé les formes. Je suis mince, cela me plaît. Mais je me rends compte que trop de maigreur m’éloigne de cette possibilité de corps.”

Je lui dirai ainsi que “pour parvenir à ce résultat ce n’est effectivement pas en mangeant de la sorte qu’elle pourra y parvenir”. Les séances ont donc tourné autour de ce point de jonction entre le réel et l’imaginaire: la combustion des graisses, l’équilibre entre muscles et graisses, les bonnes et mauvaises graisses, les sucres lents ou rapides, leurs effets sur les muscles, et comment tout cet assemblage pouvait trouver à s’articuler autrement, produisant d’autres images. Des questions sur le corps m’étaient aussi adressées, mais ce savoir n’est pas celui de l’inconscient. Ainsi, a-t-elle pu me demander si les os de son squelette tiennent bien, notamment au niveau des épaules et du dos. Ce à quoi je lui dirai que “oui, les os et son squelette tiennent bien, c’est solide”. Avant de venir à sa séance, elle m’a dit “s’examiner longuement dans un miroir pour le vérifier, faisant alors saillir ses os et les tâter.”

Autrement dit, dans ce cas il s’agit de faire opérer cette articulation entre la chair et tout ce qui revient à la morphologie, au métabolisme, au fonctionnement des organes, et l’esthétique du corps, son étoffe, sa beauté. Opération qui tend vers un idéal à soutenir puisqu’elle m’a indiqué que c’est précisément de ce point qu’elle se voit aimable et que l’Autre peut également l’y voir: idéal “d’avoir un beau corps musclé”, telle cette actrice admirée, mais aussi ce père qui porte un intérêt particulier à l’image de son corps et sa musculature.

Elle poursuit donc invariablement son travail de musculation mais elle sait désormais pourquoi et jusqu’où elle peut aller. Car elle sait quel corps elle ne veut pas: “pas celui des femmes maigres ni celui des body-builders qui n’ont plus de formes, surtout les femmes”. Un repérage imaginaire dans sa sexuation apparaît qui lui permet au fur et à mesure de venir se situer plutôt côté femme, c’est-à-dire se situer plutôt du côté du moins. Sa sortie de l’anorexie est corrélative d’une “nouvelle force de caractère”. Elle sait désormais se faire entendre, elle montre qu’elle n’est pas “la petite fille sans défense qui avale tout ou qui ne dit rien”.

Dans ce cas, la signification phallique n’ayant pas constitué un opérateur symbolique en jeu dans la castration, il lui fallut trouver un autre opérateur qui venait pour elle mettre en jeu la question de son existence et de son sexe. L’anorexie venait ainsi, sans qu’elle puisse dire les coordonnées de son déclenchement, indiquer l’impasse de ce sujet dans son désir. Il fallait ainsi lui permettre de relancer le désir de vivre en s’appuyant sur un levier autre que le désir de l’Autre, l’amour, comme c’est le cas dans la névrose. Le point d’idéal constitue ce levier ici, nouant ainsi le corps à une image qui lui manquait. Car elle le disait elle-même: elle n’avait pas de corps. Autre façon de dire que son image ne s’était pas constituée dans le miroir. Ses contours, ses bords, ne s’étaient pas inscrits comme tels dans les signifiants. Ainsi lui fallait-il de toute urgence trouver un repérage imaginaire sur lequel elle pouvait constituer une image qui tienne. Le téléphone portable lui était donc essentiel car elle y faisait une recherche sur le corps qu’elle ne voulait pas, introduisant par là même, au fur et à mesure, des critères de différentiation. Les séances ont cessé à son initiative, elle avait repris ses cours et sortait beaucoup. Elle aimait maquiller sa bouche d’un beau rouge, marque nouvelle de sa féminité naissante et vivable.

Conclusions: anorexie, addiction et contemporanéité

Nous avons initialement constaté que l’anorexie mentale pose une certaine énigme pour la psychanalyse depuis l’époque de Freud. Dans le discours que nous avons tenu jusqu’à présent, nous avons rapporté la contribution de différents auteurs qui, au fil des ans, se sont occupés de l’anorexie. Tous les auteurs mentionnés qui en ligne générale relèvent d’une liaison entre les troubles alimentaires et la société contemporaine. C’est-à-dire un lien symbolique entre le malaise juvénile, dans les formes particulières qu’il prend sur le plan symptomatique, et les sociétés occidentales libérales à capitalisme avancé. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait pas d’autres formes d’anorexie dans d’autres types de sociétés, mais plutôt qu’il existe une connexion de discours entre le trouble alimentaire et la société consumériste, faite d’images et d’idéaux du corps (Poulain, 2009Poulain, J.-P. (2009). Sociologie de l’obésité. Presses Universitaires de France.). En effet, de nombreux auteurs, notamment des sociologues et des philosophes (Han, 2020Han, B.-C. (2020). The Disappearance of Rituals. Polity Press.), signalent comme les impératifs de jouissance dans notre monde contemporain assument l’aspect d’une instance tyrannique d’injonction à jouir, en montrant le côté sadique du Surmoi (Alparone, 2022Alparone, D. (2022). The Dark Side of the Law. A Psychoanalytical Perspective. Rassegna Italiana di Criminologia, XVI(2), 134-143.). Par conséquent, lorsque l’impératif de jouissance devient le nouvel idéal social, le traitement de la pulsion orale dans les symptômes d’anorexie ou de boulimie devient pour le sujet “une façon privilégiée d’exprimer son dissentiment par rapport à l’ldéal” (Marruchi, 2010, p. 93Marruchi, E. (2010). Oralità e disturbi alimentari in psicoanalisi. Attualità Lacaniana, 12, 71-110.). En suivant cette ligne interprétative, nous avons présenté deux cas cliniques montrant deux sujets jeunes, adolescents, confrontés au symptôme anorexique. Symptôme qui coincide avec l’apparition inédite de la pulsion sexuelle, mais aussi avec les enjeux du monde contemporain. Tous deux ont commencé à être anorexiques à partir d’un moment particulier de leur existence: le moment de la puberté où le corps se transforme (Freud, 1905/2014Freud, S. (2014). Trois essais sur la théorie sexuelle. Payot. (Travail original publié dans 1905).).

Dans le rapport entre société contemporaine et jouissance, on retrouve le trait typiquement addictif de la jouissance anorexique, à savoir la fixation sur un objet pulsionnel, le caractère de répétition de la jouissance et l’exclusion de la relation à l’Autre, ou ce que Freud appelait le “retrait de la libido” du monde extérieur. Par ailleurs, le psychanalyste Miller (2018)Miller, J.-A., & Di Ciaccia, A. (2018). L’Uno-tutto-solo. Astrolabio-Ubaldini. affirme que l’addiction est la caractéristique fondamentale propre au style de jouissance dans les sociétés de consommation contemporaines, devenant envahissante et caractéristique dans presque toutes les formes de psychopathologie des sociétés occidentales (ibid. p. 119). Bien sûr, cela en tenant compte, comme on l’a vu, de la singularité de la position du sujet par rapport à la structure, si névrotique, psychotique, psychotique ordinaire ou pervers.

Il s’agit du défi mais aussi de la difficulté de la clinique du symptôme anorexique à l’adolescence: d’un côté, il faut soutenir un idéal lorsqu’il remplit cette fonction de soutien imaginaire pour le sujet, et de l’autre côté, être attentif à ne pas faire sentir au sujet qu’il y a un intérêt excessif pour sa guérison, sous peine de devenir persécuteur ou envahissant comme l’Autre parental qu’il a déjà rencontré dans le passé. Une clinique sur le bord, donc, qui met en avant, dans la névrose, la dimension du rien dans sa relation à l’Autre et au désir, et dans la psychose celle du corps et de l’excès de jouissance.

  • 1
    Nous soulignons que pour ces deux études de cas, les prénoms sont fictifs et les principaux éléments de la réalité ont été occultés, n’en ayant été gardés que quelques-uns qui permettent de rendre compte des transformations présentes dans les processus psychiques, et ce afin de conserver le complet anonymat.
  • 2
    Il est connu que le thème du père en psychanalyse a toujours été crucial pour Lacan. En effet, il s’en occupe dès ses premiers écrits (Lacan, 2005, p. 51Lacan, J. (2005). I complessi familiari nella formazione dell’individuo. Einaudi.). Le psychanalyste français explique comment le père dont s’occupe la psychanalyse est considéré comme une fonction symbolique, qui peut être exercée aussi bien par le père biologique que par n’importe quelle autre personne de l’entourage de l’enfant. Ainsi, dans la relecture lacanienne de l’Œdipe freudien, la valeur symbolique de la fonction paternelle est mise en évidence, comprise comme une limite au plaisir, à l’accès illimité au corps maternel-Objet. Dans ce sens, l’Œdipe pour Lacan instaure la relation du sujet à la Loi, comprise comme fonction symbolique de régulation du plaisir fondamentale pour la coexistence entre les êtres humains. Un plaisir qui n’a pas de barrière et pas de loi qui le régule ne trouve pas la voie du sens, ni même celle du désir. La fonction du Père, ou de tout opérateur qui occupe cette place, est de permettre l’inscription d’une loi dans l’inconscient du sujet et, synchroniquement, d’introduire ce dernier au désir, singulier et unique. C’est dans ce sens qu’il faut lire la phrase “unir le désir à la loi”, car c’est la loi de la limite qui permet l’introduction d’un manque, donc du désir. Un Père n’est tel que s’il transmet le don de la limite au plaisir et, par conséquent, l’opportunité et la possibilité d’accéder, à travers cette limite, à son propre désir. Pour une synthèse bien systématisée de la relecture de l’Œdipe freudien par Lacan, voir Licitra-Rosa (2004)Licitra Rosa, C. (2004). Prospettive sull’Edipo. Attualità Lacaniana, 2, 76-102..

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Publication Dates

  • Publication in this collection
    02 Sept 2024
  • Date of issue
    2024

History

  • Received
    12 June 2023
  • Reviewed
    29 Oct 2023
  • Accepted
    10 Feb 2024
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