Acessibilidade / Reportar erro

Le « statactivisme » comme usage militant de la quantification

Résumé

Cet article présente le statactivisme. Il s’agit à la fois d’un concept décrivant un ensemble de pratiques statistiques qui visent à l’émancipation et d’un mot d’ordre enjoignant les acteurs sociaux à s’emparer de la force de la quantification dans leurs luttes sociales plutôt que de la refuser en la laissant aux institutions puissantes. Quatre types de statactivisme sont présentés : montrer les contradiction internes des institutions, prendre des libertés avec les règles, identifier des groupes sociaux en lutte, et proposer des indicateurs alternatifs.

Mots clefs
statactivisme; sociologie de la quantification; émancipation; institutions; réalité

Resumo

Este artigo apresenta o estatativismo. Trata-se tanto de um conceito que descreve um conjunto de práticas estatísticas voltadas para a emancipação, como de uma palavra de ordem que convoca atores sociais a utilizarem-se do poder da quantificação em suas lutas, ao invés de rejeitá-lo e entregá-lo às instituições poderosas. Quatro formas de estatativismo são apresentadas: mostrar as contradições internas das instituições, flexibilizar as regras, identificar grupos sociais em luta e propor indicadores alternativos. Uma versão preliminar deste texto foi publicada como introdução ao livro Statactivisme (Bruno; Didier; Prévieux, 2014).

Palavras-chave
estatativismo; sociologia da quantificação; emancipação; instituições; realidade

Abstract

This paper presents Statactivism. It is both a concept describing a set of statistical practices aiming at more emancipation and a slogan inviting social actors to use the force of quantification in their fights. Four types of statactivism are presented: exhibiting internal contradictions of powerful institutions, taking liberties with the rules of codification, identifying activist groups and proposing alternative indicators.

Keywords
statactivism; sociology of quantification; emancipation; institutions; reality

Il semble qu’il n'y ait guère aujourd'hui de meilleur exemple d'autorité capable de désarmer toute critique qu'un nombre, ou un réseau de nombres1 1 Une version antérieure de ce texte a été publiée en introduction du livre Statactivisme (Bruno, Didier, Prévieux 2014). . La quantification joue souvent un rôle de premier plan pour produire « l’autorité des faits » qui a été au cœur des difficultés rencontrées par l'école de Francfort dans son entreprise de construction d’une théorie de l’émancipation (Genel, 201326 GENEL, Katia. L’autorité des faits : Horkheimer face à la fermeture des possibles. Tracés, v. 24, n. 1, p. 107-119, 2013.; Bruno, 20159 BRUNO, Isabelle. Défaire l’arbitraire des faits. De l’art de gouverner (et de résister) par les “données probantes”. Revue Française de Socio-Économie, n. 2, p. 213-227, 2015. https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0213
https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0213...
).

Nous pensons qu'un des moyens, pour une pensée critique, de faire face à l'autorité des faits se trouve alors dans la distinction, proposée par Luc Boltanski dans De la Critique, entre d'une part « la réalité » qui « tend à se confondre avec ce qui paraît se tenir en quelque sorte par sa seule force, c’est-à-dire avec l’ordre », et d’autre part « le monde » comme « tout ce qui arrive », l’ensemble « des événements ou des expériences, dont la possibilité n’avait pas été insérée dans le dessin de la réalité » (Boltanski, 2009, p. 93-94). La première s'organise à partir de « formats, déterminés sous la contrainte d'un pouvoir institutionnel », qui tendent à « arraisonner le monde dans sa totalité » (p. 140). Le second, « plongé dans le flux de la vie », consiste en expériences qu'il est difficile de « faire accéder au registre de la parole » (p. 94). Cette opposition nous paraît précieuse pour comprendre les effets de domination mais aussi la force critique, attachés aux statistiques.

Malgré les imprécisions que le terme engendre, on peut convenir d’appeler néolibéral l’état actuel de la réalité. Celle-ci est en grande partie conformée et consolidée par les statistiques, ce qui ne doit pas, en soi, nous étonner. Comme l’étymologie du mot le rappelle, la statistique a eu partie liée depuis son origine avec le pouvoir, en particulier le pouvoir d’État (Bourdieu, 20126 BOURDIEU, Pierre. Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992). Paris: Seuil, 2012.), mais l’une comme l’autre ne sont pas restés immuables. L’instrumentation concrète de l’État néolibéral est singulière (Desrosières, 200816 DESROSIÈRES, Alain. Pour une sociologie historique de la quantification. Paris: Presses de l’École des Mines, 2008., p. 56). Son noyau dur consiste en une évaluation quantitative et comparative permanente de l’activité des agents, ainsi mis en compétition par une technologie que l’on peut appeler le benchmarking (Bruno; Didier, 201310 BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel. Benchmarking. L’État sous pression statistique. Paris: La Découverte, 2013.). L’évaluation est tellement systématique aujourd’hui qu’elle tend à se confondre avec l'action elle-même. Or, « [u]ne fois les procédures de quantification codifiées et routinisées, leurs produits sont réifiés. Ils tendent à devenir "la réalité", par un effet de cliquet irréversible » (Desrosières, 200816 DESROSIÈRES, Alain. Pour une sociologie historique de la quantification. Paris: Presses de l’École des Mines, 2008., p. 12). Nous sommes alors tenus d'atteindre des objectifs chiffrés et d'intensifier indéfiniment nos performances dans le domaine défini par l'indicateur. La pratique est rabattue sur une ligne pauvre de reproduction optimale du même, au détriment des variations, expérimentations, accidents et imprévus. L'insertion des acteurs dans des réseaux de quantification de plus en plus serrés apparaît donc comme un des instruments majeurs du rétrécissement des possibilités pratiques qui leur sont offertes.

Avec le développement du benchmarking, les statistiques sont devenues la cible de multiples critiques, et finalement d’un rejet de principe. Les premiers perdants de ces nouvelles méthodes d’évaluation néolibérales, parmi lesquels on peut compter les professionnels du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice, de l’information et de la culture, regroupés dans l’Appel des appels (Gori; Cassin; Laval, 200928 GORI, Roland; CASSIN, Barbara; LAVAL, Christian (orgs.). L’Appel des appels pour une insurrection des consciences. Paris: Mille et une nuits, 2009.), ont immédiatement ressenti les effets néfastes des techniques de management par la performance consistant à mettre en nombre et en comparaison les résultats obtenus dans l’exercice de leur métier. Ils les ont dénoncées au nom de l'impénétrabilité à la quantification de ce que le sociologue Florent Champy appelle leurs « pratiques prudentielles », c’est-à-dire leur attention au cas particulier, aux situations complexes et spécifiques (Champy, 200914 CHAMPY, Florent. La Sociologie des professions. Paris: Presses Universitaires de France, 2009.). Cependant, d'autres auteurs ont généralisé cette dénonciation à toute quantification, quelle qu’elle soit, en s'appuyant notamment sur des arguments provenant de différents courants de psychanalyse lacanienne (ECF, 200823 ECF - École de la Cause Freudienne (ed.). Quelle liberté pour le sujet à l’époque de la folie quantitative. Paris: Pleins Feux, 2008.; Milner, 201133 MILNER, Jean-Claude. La Politique des choses. Court traité politique I. Lagrasse: Verdier, 2011.) ou du paradigme du don (Caillé, 2012). De telle sorte que des statistiques qui n’ont qu’un très lointain rapport avec le benchmarking et qui, jusqu’alors, jouissaient d’une image plutôt progressiste, se sont retrouvées prises sous le feu de la critique.

Pourtant, si aujourd’hui on reproche volontiers aux statistiques leur connivence avec le pouvoir et la sanction, l’histoire de leurs liens avec la réforme sociale et l’émancipation est tout aussi longue et riche. Les statistiques ont aussi, par le passé, montré qu’une autre réalité était possible ou ont rendu d’autres possibilités réelles. C’est pourquoi nous ne réagissons pas comme ceux qui les rejettent en bloc et crient « Non à la quantophrénie ! Non aux chiffres ! Oui aux qualités ! » car, ce faisant, ils laissent le monopole de ces instruments aux puissants. Or, il n’y a pas de raison pour que la quantification se trouve toujours du côté de l’État et du capital. Il importe de s’extraire de cette vision stato-centrée, tout particulièrement dominante en France (Didier, 202118 DIDIER, Emmanuel. L’État néolibéral ment-il? “Chanstique” et statistiques de police. Terrain, n. 57, p. 66-81, 2011.), et de mettre en lumière d’autres modes de production et d’autres usages des chiffres. Afin d’explorer le champ de ces pratiques militantes, ayant recours aux statistiques comme ressources de résistance, nous avons forgé un mot pour désigner la chose : « statactivisme ».

Ce néologisme doit ainsi être compris à la fois comme un slogan à brandir dans des luttes et comme un concept descriptif, utilisé pour qualifier les expériences visant à se réapproprier le pouvoir émancipateur des statistiques. Depuis 2012,2 2 Le 15 mai 2012 a été organisé à Paris un colloque sur le « statactivisme » dont est issu l’ouvrage (Bruno, Didier, Prévieux 2014). une succession de travaux menés par des collectifs de chercheurs en sciences sociales, mais aussi par des militants et des artistes, ont permis, d’une part, de cartographier un ensemble de pratiques correspondant à cette ambition et, d’autre part, d’expliciter les tensions et les questions dans lesquelles nous plongeait cet usage de la quantification. Il en résulte de nombreuses publications qui ont nourri et exemplifié le concept de statactivisme. Un livre, d’abord, a permis de le diffuser largement en France (Bruno; Didier; Prévieux, 201411 BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (orgs.). Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014.). Puis un numéro spécial en anglais de la revue italienne Partecipazione et conflito l’a rendu accessible plus largement (Bruno; Didier; Vitale 201411 BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (orgs.). Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014.). On a ensuite pu montrer l’importance du statactivisme dans la lutte contre les abus de pouvoir de la police en France, aux Etats-Unis (Didier, 201819 DIDIER, Emmanuel. Globalization of quantitative policing: between management and statactivism. Annual Review of Sociology, v. 44, n. 1, p. 515-534, 2018.) ou encore au Brésil, comme le montre le numéro spécial de la revue Statistique et société (v. 7, n. 1, 2019) qui portait sur la quantification militante dans ce pays.

Enfin, le concept a été utilisé à de nombreuses reprises pour analyser la pandémie de Covid-19 qui est aussi, incontestablement, une pandémie de nombres. Par exemple, les indicateurs utilisés par les pouvoirs publics, comme le nombre d’infections ou de décès, ont pu être remis en cause parce qu’ils focaliseraient l’attention sur les problèmes médicaux, détournant cette dernière des conséquences socio-économiques des politiques mises en œuvre, lesquelles ne seraient en revanche que peu représentées statistiquement (Didier, 202021 DIDIER, Emmanuel. Quantitative marbling, New conceptual tools for the socio-history of quantification. Anton Wilhelm Amo Lectures, n. 7. Halle: Martin-Luther-Universitat Halle-Wittenberg Press, 2021. https://wcms.itz.uni-halle.de/download.php?down=58212&elem=3346065
https://wcms.itz.uni-halle.de/download.p...
). D’autre part, les tensions éthiques associées aux modèles épidémiologiques quantitatifs ont été pointées dans un article paru dans Nature qui invite, sous la bannière du statactivisme, les statisticiens et modélisateurs à travailler de façon plus « transparente et humble », à divulguer les apports comme les limites de leurs données, à admettre également que le travail scientifique n’est pas hors du monde social, de ses contingences et incertitudes, de ses conflits et rapports de pouvoir (Saltelli et al., 202037 SALTELLI, Andrea et al. Five ways to ensure that models serve society: a manifesto. Nature, n. 582, p. 482-484, 2020.).

Le statactivisme a un sens élargi et un sens restreint. D’abord, il désigne toutes les pratiques statistiques qui sont utilisées pour critiquer et s’émanciper d'une autorité, quelle que soit cette dernière. Ces pratiques statistiques existent depuis longtemps – nous y reviendrons. Mais dans un second sens, plus restreint, certaines de ces pratiques sont plus spécifiquement adaptées au type de pouvoir exercé dans le cadre de la gouvernementalité néolibérale ; elles visent à s’émanciper des méthodes de gouvernement qui lui sont propres. Pour le dire autrement, on peut rappeler l’argument de Desrosières selon lequel ont peut lister cinq formes d'État différentes qui ont toutes recours à l’outil statistique pour agir, mais chaque fois selon une modalité spécifique. Par exemple, l’État keynésien recourt à la comptabilité nationale car elle lui permet de contrôler les flux utiles à la politique de relance de la consommation, tandis que l’État néolibéral mobilise plutôt des indicateurs de performance et des cibles chiffrées pour évaluer l’efficacité de ses services. Il y a adéquation entre forme d’action publique et outil statistique (Desrosières, 200315 DESROSIÈRES, Alain. Managing the Economy. In: ROSS, Dorothy; PORTER, Theodore M. The Cambridge History of Science, v. 7: The modern social sciences, 2003. p. 553-564.). Mais cette adéquation vaut aussi pour les outils de la critique, y compris quand ils sont quantitatifs. À chaque forme d’autorité sa forme d’opposition. Dans ce cadre, le statactivisme prend un sens particulier quand il désigne les méthodes spécifiquement articulées au gouvernement néolibéral.

Pour faire face à cette gouvernementalité qui s’infiltre dans de très nombreux mondes habituellement cloisonnés, le statactivisme permet de dépasser les frontières instituées. Le colloque de mai 2012 rassemblait en effet des chercheurs spécialisés dans l’étude des statistiques, des militants habitués à utiliser les chiffres pour faire avancer leurs causes et, enfin, des artistes plasticiens dont l’inspiration se trouve dans la quantification et les techniques contemporaines du management par les nombres. Nous montrons que critique universitaire, critique sociale et critique artiste convergent.

Si le statactivisme consiste à mettre les statistiques au service de l’émancipation, on peut distinguer quatre façons différentes de procéder. La première indique des pistes pour l'étude du statactivisme au sens large. Il permet, par un retour historique, d’interroger le degré de radicalité de la critique statistique. Ensuite, nous analyserons des pratiques plus contemporaines du statactivisme. Elles peuvent être plus ou moins spécifiques au gouvernement néolibéral car les formes d’autorité du passé survivent à l’apparition de nouvelles, et donc les formes critiques aussi. La deuxième partie montre comment on ruse, individuellement et souvent secrètement, avec les règles de rendu des comptes de façon à s’approprier les résultats de l’exercice. La troisième mobilise les statistiques pour consolider des catégories collectives sur lesquelles s’appuyer pour revendiquer des droits et défendre des intérêts. Enfin, la quatrième produit des indicateurs alternatifs pour redéfinir le sens de nos actions.

Critique radicale ou réformiste, exemples pris au passé

L’histoire du lien entre statistique et émancipation sociale est ancienne. Replongeons dans le passé afin de mieux suivre la carrière d’innovations statistiques allant dans ce sens et donc de mieux comprendre, sur la durée, comment elles ont pu être acceptées par le public.

Un exemple intéressant est offert par le livre Les héritiers (1964) de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Il montrait qu’en France l’école ne remédiait pas aux inégalités culturelles entre les enfants, mais faisait l’inverse en reconnaissant et en validant le capital culturel de ceux qui le recevaient de leur famille. La démonstration était faite au moyen de variables croisées les unes avec les autres, en particulier la PCS du père avec différentes mesures de la vie étudiante et des succès scolaires, pour montrer que ce sont les enfants dont les parents appartiennent aux catégories sociales ayant déjà un capital culturel important qui parviennent à entrer dans les filières scolaires les plus prestigieuses. Ce livre montrait ainsi ce que tout le monde savait plus ou moins pour son cas personnel. Mais il totalisait une série d’expériences individuelles, qu’il objectivait statistiquement, donnant ainsi à chacun un appui pour comprendre comment son propre cas était le fruit moins de sa vertu scolaire personnelle que d’un système de domination s’imposant à tous. D'où un effet de déculpabilisation.

Il est intéressant de souligner ici que les nomenclatures utilisées et croisées étaient officielles, c’est-à-dire qu’elles reposaient sur une réalité consolidée par les institutions étatiques. Provenant du « système » lui-même, elles montrent ses contradictions internes. Le service public de l’éducation nationale prétend pallier les injustices, il fait appel à l’éthique du don des enseignants censés dispenser le savoir dans l’intérêt général mais, en fait, il ne fait que réinstituer et pérenniser l’injustice.

On peut ainsi en conclure avec Luc Boltanski que la critique statistique ne permet pas de capturer ce que ce dernier appelle des critiques existentielles. Ces critiques radicales, qui sont le plus souvent du ressort des artistes, consistent à puiser dans le monde des éléments qui comptent sans pour autant avoir été institutionnalisés d’une façon ou d’une autre (Boltanski, 20144 BOLTANSKI, Luc. Quelles statistiques pour quelles critiques ? In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 33-50.). Les Héritiers n’incitait pas à mettre en cause l’existence même de l’école. Conformément à une la dichotomie d'inspiration marxiste opposant le réformisme au radicalisme révolutionnaire qui avait cours alors, on dirait que le livre proposait plutôt une critique réformiste échafaudée à partir des catégories de la réalité institutionnelle. Il critiquait l’institution depuis celle-ci. Il n’en demeure pas moins que la publication de ce livre a rencontré un grand succès. D’après Boltanski, cet ouvrage aurait même « joué un rôle non négligeable dans le changement d’humeur collective qui a précédé mai 1968 ».

La longue controverse sur l’indice des prix en France est un autre exemple historique de la portée critique des statistiques (Desrosières, 201417 DESROSIÈRES, Alain. La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir? In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 51-66.; Touchelay, 201444 TOUCHELAY, Béatrice. Les ordres de la mesure des prix. Luttes politiques, bureaucratiques et sociales autour de l’indice des prix à la consommation (1911-2012). Politix, v. 27, n. 105, p. 117-138, 2014.). Les historiens montrent le cheminement des indices de prix alternatifs du début de la décennie 1970 aux années 1990. Pendant toute cette période, la Confédération générale du travail (CGT) publiait les résultats d’un indice qu’elle avait construit elle-même, différent de celui de l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE). Elle arguait du fait que l’indice INSEE reposait sur des hypothèses qui correspondaient trop au mode de consommation des classes moyennes, très différent de celui des classes populaires.

Initialement, l’indice de la CGT a connu un succès important, et fut utilisé – à côté de celui de l’INSEE – lors des négociations salariales. Les médias donnaient même parfois écho à ses variations (Piriou, 199239 PIRIOU, Jean Paul. L’indice des prix. Paris: La Découverte, 1992., p. 82). Pourtant, à partir de la fin des années 1980, il est de moins en moins repris jusqu’à ce que la CGT décide d’arrêter complètement son calcul pendant les années 1990. Comment cet indice a-t-il pu être recevable dans un premier temps, avant de perdre progressivement de son intérêt et, finalement, disparaître corps et biens ? Desrosières (2014)17 DESROSIÈRES, Alain. La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir? In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 51-66. en propose une explication sociologique. Il considère que les arguments statistiques rencontrent des conditions de réception qui leur sont plus ou moins favorables et qui peuvent changer avec le temps.

Dans tous les cas, le fait est que les promoteurs de ces indices s’accordaient sur l’appareil méthodologique qui permettait de les calculer et sur leurs usages institutionnels. Si la CGT modifia les produits pris en compte dans le « panier » du consommateur, elle reprenait néanmoins à son compte l’architecture des concepts économiques qui rendent pertinent un tel indice. En ce sens, la critique était à nouveau réformiste, et non radicale.

L’année où la CGT lançait son indice, l’artiste allemand Hans Haacke montait à la galerie new-yorkaise John Weber une exposition avec des objectifs que l’on peut rapprocher de ceux du livre Les héritiers évoqué plus haut3 3 Haacke a d’ailleurs par la suite, publié avec Pierre Bourdieu, un livre de dialogues (Bourdieu; Haacke, 1994). . Le jour du vernissage, le public ne voyait rien d’autre qu’une table sur laquelle reposaient des questionnaires d’une vingtaine d’items portant sur ses caractéristiques sociodémographiques et ses opinions concernant des événements d’actualité. Quelques jours plus tard, Haacke ajoutait à son accrochage les résultats de son enquête sous forme de tableaux représentant des graphiques et des histogrammes. Ces derniers montraient que l’immense majorité des visiteurs étaient liés professionnellement au monde de l’art, appartenaient à une classe moyenne éduquée et aux moyens financiers limités, et qu’ils se déclaraient très majoritairement « libéraux » au sens états-unien du terme. Haacke produisait ainsi un contraste avec une autre exposition qu’il réalisait à New York à la même période, où il affichait, sans commentaire, les nombreuses et opulentes affiliations des administrateurs du musée Guggenheim aux conseils d’administration de grandes entreprises capitalistes. Ainsi, dans les cadres institutionnels du monde de l’art – des galeries prestigieuses à New York et un musée – et au moyen de catégories très solidement établies, Haacke exposait-il le fossé politico-social qui séparait radicalement le public de l’art contemporain et l’élite qui en est le commanditaire. La critique statistique était encore une fois plutôt réformiste, dans la mesure où elle s’appuyait sur les institutions qu’elle prétendait écorner.

Ces trois expériences, très conformes à l’esprit des années 1970, ont des auteurs qui n’étaient pas tous spécialistes de la statistique, mais qui pour autant étaient loin d’être démunis face à elles. Bourdieu s’inscrivait dans la longue tradition sociologique d’utilisation des statistiques que l’on peut faire remonter jusqu’au Suicide de Durkheim ; il était, en outre, personnellement lié à des statisticiens de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE, l’équivalent français de l’IBGE au Brésil) depuis les années 1950 et avait eu l’occasion d’enseigner à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE) – l’école qui forme les administrateurs de l’Institut – l’année même où paraissait Les héritiers. De même, la CGT prolongeait une longue tradition de production de statistiques sociales qui remonte, pour les syndicats, à la fin du xixe siècle (Topalov, 199443 TOPALOV, Christian. Naissance du chômeur : 1880-1910. Paris: Albin Michel, 1994., 280 sq.). Quant à Hans Haacke, s’il a apparemment produit ses questionnaires seul, il fut aussi comme adoubé sociologiquement par Howard Becker. Les représentants de cette génération de statactivistes utilisèrent donc les riches ressources intellectuelles et institutionnelles auxquelles ils avaient accès pour produire des statistiques.

Prenant appui sur des éléments de la réalité stabilisés et institutionnalisés – nomenclatures, séries de produits, réseau de distribution et de publicisation d’un milieu etc. –, ces statistiques ne remettent pas radicalement en cause cette réalité qu’en même temps elles dénoncent. Elles permettent plutôt de l’infléchir, de la réformer. Bourdieu et Passeron n’ont pas remis l’existence de l’école en cause, mais ils rendaient une réforme possible ; la CGT a construit un outil qui lui a permis de peser davantage, mais dans le cadre institué des négociations salariales ; enfin, Haacke a participé à la fondation d’un nouveau mouvement appelé la « Critique institutionnelle » qui a pris place dans le milieu artistique existant. L’accès aux ressources statistiques institutionnelles avait ainsi pour effet conjoint de rendre une réforme possible et de stabiliser le cadre dans lequel ces réformes ont trouvé leur place. Le statactivisme, c’était Framing and Being Framed (Haacke et al., 197529 HAACKE, Hans; BECKER, Howard S.; BURNHAM, Jack; WALTON, John. Hans Haacke: framing and being framed; 7 works 1970-75. Halifax: Press of the Nova Scotia Collage of Art and Design, 1975.), pour reprendre le titre du catalogue de Haacke, c’est-à-dire accepter de se placer dans un cadre préétabli, ce en quoi elle n’est pas radicale, mais en même temps y trouver les marges de liberté suffisantes pour le modifier, ce en quoi elle est réformatrice.

Sautons maintenant par-dessus la quarantaine d’années qui nous séparent de ce temps héroïque et explorer la descendance actuelle de cet usage des statistiques.

Opérations. Ruser avec la règle

L’échelle à laquelle s’appliquent les statistiques institutionnelles a beaucoup changé depuis les années 1970. Auparavant, elles valaient pour des institutions de grande taille, de vastes agrégats comme le système scolaire, les négociations salariales par branche, le monde l’art, et le statactivisme se déployait à cette échelle. Aujourd’hui, dans les institutions, elles servent aussi à évaluer les agents individuels. Dans de très nombreux secteurs et de plus en plus souvent, chacun doit tenir un compte quantifié de sa propre activité, lequel sert régulièrement à son auto-évaluation, à la comparaison avec d’autres individus ou équipes au regard d’objectifs chiffrés préétablis.

De sorte qu’une pratique statactiviste très largement répandue aujourd’hui même si elle reste aussi discrète qu’elle est commune consiste, pour les acteurs situés au bas de la hiérarchie, à se ménager des marges de manœuvre à l’intérieur du cadre des comptes rendus statistiques qui leur sont imposés. Cette façon de résister à l’évaluation revient à se comporter exactement comme les dirigeants, c’est-à-dire à ne pas vraiment croire à la lettre de la règle, pour l’adapter dans un sens qui convient mieux à celui à qui elle s’applique. Mais la principale différence entre le haut et le bas de la hiérarchie consiste en ce qu’en bas, ces réadaptations sont tenues secrètes, ou plus exactement sont effectuées discrètement, car tenues pour illégitimes, alors qu’en haut elles peuvent être proclamées comme n’étant rien d’autre que des adaptations salutaires de la règle, gages de souplesse et de flexibilité (Boltanski, 20093 BOLTANSKI, Luc. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Paris: Gallimard, 2009., 217 et sq.). L’émancipation statactiviste, en l’occurrence, consiste pour les dominés, d’une part, à prendre des libertés avec la lettre de la règle et, d’autre part, à rendre publique et légitime une pratique courante, mais passée sous le boisseau.

Pour illustrer ce point, nous avons choisi le cas de la police, un cas intéressant car sa fonction consiste précisément à faire respecter les règles de la vie sociale. La police a été, pendant la décennie 2000, soumise à ce que ses détracteurs appellent péjorativement la « politique du chiffre » et ses thuriféraires la « culture du résultat ». On a coutume de localiser la naissance de ce système à New York City, pendant le premier mandat du maire républicain Giuliani, entre 1994 et 2001. Son préfet de police, William Bratton, mit alors en place un système de management policier appelé Compstat (qui signifie pour les uns « computer statistics » et pour les autres « comparative statistics ») reposant fondamentalement sur la quantification de l’activité des agents. Les commissaires de precinct avaient pour charge de quantifier leurs activités, de façon à rendre des comptes très régulièrement à la plus haute hiérarchie policière, ce qui devait leur permettre de prouver qu’ils avaient pris des initiatives et été particulièrement « proactifs ». Dès que cet instrument fut mis en place, la criminalité enregistrée baissa de façon impressionnante. Certains contestèrent le rapport de cause à effet de l’un à l’autre, affirmant qu’il n’y avait eu que concomitance, mais d’autres – comme le sociologue de la police respecté, Eli Silverman, qui publia une étude approfondie de Compstat (Silverman, 199938 SILVERMAN, Eli B. NYPD battles crime. Innovative strategies in policing. Boston: Northwestern University Press, 1999.) – parlèrent de « miracle new yorkais ». En tous cas, de très nombreuses polices imitèrent ce système, aux États-Unis comme dans le monde, en particulier en Amérique Latine – Mexico City, Caracas au Vénézuela, Santiago du Chili etc. (Mitchel; Beckett, 200834 MITCHELL, Katharyne; BECKETT, Katherine. Securing the global city: crime, consulting, risk, and ratings in the production of urban space. Indiana Journal of Global Legal Studies, v. 15, n. 1, p. 75-99, 2008.). Ce fut le cas en particulier de Baltimore, dont le système « Citystat » apparaît dans la fameuse série télévisée The Wire.

Depuis quelques années, on assiste cependant à un retournement spectaculaire des jugements portés sur Compstat. Même Silverman remet en cause très vigoureusement ses effets récents sur les agents. Le système ne les encouragerait plus à mieux lutter contre le crime mais, au contraire, il les inciterait à ruser avec leurs propres règles. Pour donner à voir la dérive systémique de Compstat, Silverman et un ancien agent de police, John Eterno, ont élaboré et conduit une enquête statistique (Eterno; Silverman, 201224 ETERNO, John E.; SILVERMAN, Eli B. The crime numbers game: management by manipulation. Nova York: CRC Press, 2012.). Le syndicat des policiers retraités leur a donné accès au fichier de ses membres. Ils ont fait passer à ces derniers un questionnaire anonyme qui leur demandait s’ils avaient le sentiment d’avoir transformé les chiffres ou leur comportement sous l’influence des chiffres, d’une façon contraire à la déontologie et s’ils pouvaient attribuer ces comportements à la mise en place de Compstat. Parmi les répondants, plus de la moitié répondirent que depuis Compstat, ils avaient effectivement eu des comportements très éloignés de la norme et un quart assez éloignés.

Cette enquête a la vertu de montrer, statistiquement qui plus est, que les agents se sont réappropriés les règles de Compstat dans un sens qui leur convient, sans pour autant contrevenir manifestement au règlement. Mais en posant la question en termes de transgression de la déontologie, elle a l’inconvénient de porter un jugement moral négatif sur une activité qui, vue autrement, n’est rien d’autre qu’une défense (Didier, 201819 DIDIER, Emmanuel. Globalization of quantitative policing: between management and statactivism. Annual Review of Sociology, v. 44, n. 1, p. 515-534, 2018.).

Julien Prévieux, artiste plasticien, pousse à son paroxysme la liberté engendrée par l’écart entre la règle et son application en en faisant l’occasion d’une activité proprement artistique. Ayant été mis en contact avec de jeunes policiers de la Brigade anti-criminalité de Paris par un réseau amical, il leur a proposé de participer à un atelier de dessins statistiques à partir des données de la criminalité observée dans leur arrondissement. Les fonctionnaires ont utilisé les plaintes déposées dans leur commissariat pour un certain nombre d’infractions (cambriolages, vols, etc.). Prévieux leur expliqua alors comment transformer ces données en diagramme de Voronoï, une représentation graphique proche des isobares météorologiques, laquelle donne à voir le volume des crimes par une densité de traits plus importante. Les policiers ont exercé leur sens esthétique en traçant de splendides dessins, le week-end, sur leurs heures de loisir (et même peut-être pendant leurs heures de travail, mais nul ne peut en témoigner). Les résultats ont été exposés à de nombreuses reprises dans des lieux d’exposition reconnus qui attestent indubitablement du caractère artistique de ces productions. Certains ont été vendus à des collectionneurs et deux dessins ont été acquis par un musée d’art contemporain français. Les marges de manœuvre qui persistent dans l’application de la règle policière prenaient ainsi une valeur artistique. Notons d’ailleurs que cette activité n’est pas plus désintéressée que celle qui permet de présenter de bons résultats au chef, et donc de préparer carrière et prime, puisqu’il était convenu entre l’artiste certifié et les policiers qu’ils se répartiraient équitablement les produits d’une vente éventuelle.

Arrêtons-nous aussi sur un cas de ruse accompagnant les chiffres dans le cadre de négociation bipartites. En 2009, la Guadeloupe, un département français situé dans les Caraïbes, a été le lieu d’un très important mouvement populaire de lutte contre l’augmentation des prix. Le LKP, mouvement qui était à l’origine du mouvement, ne croyait pas à l’indice des prix produits par l’administration publique et a organisé une enquête auprès des commerçants pour établir leur propre indice. Ils se sont présentés à la table de négociation avec ces données qui leur ont permis de prendre l’ascendant sur le gouvernement conseillé par le syndicat patronal. Mais tout à coup, au cours même des discussions, le secrétaire d’Etat Yves Jégo qui en était chargé a été dessaisi du dossier, sans doute jugé trop compréhensif pour les activistes. Il s’agissait là, de la part du gouvernement, d’une tentative de transformer le cadre de la négociation au centre desquels se trouvaient des statistiques, qui semblait mal engagée pour lui. Le LKP a réagi en changeant à son tour le cadre : des feux se sont allumés aux principaux croisements routiers de l’île, des violences ont été exercées contre certains commerces, bref la violence populaire est venue renforcer les négociateurs, et les chiffres, locaux. L’Etat n’a pas eu d’autre choix que de leur accorder presque tout ce qu’ils demandaient. On voit ici que la ruse peut se faire non pas discrètement mais très ouvertement, lors des négociations portant sur des chiffres, de même que dans toute relation diplomatique. On voit aussi que les chiffres ne sont pas nécessairement l’alternative à la violence, contrairement à ce qu’un raisonnement wébérien sur la rationalisation du monde laisse facilement entendre, mais au contraire peuvent en être à la fois le support et être supportée par cette dernière (Boris, 20145 BORIS, Samuel. Statistics and political violence: reflections on the social conflict in 2009 in Guadeloupe. Partecipazione & Conflitto, v. 7, n. 2, p. 237-257, 2014.).

Ces cas sociologique, artistique et militant illustrent un statactivisme à double détente. Au premier niveau, il concerne tous les agents d’une administration et ne requiert que des ressources minimales pour être mis en place ; en particulier, il ne nécessite pas de savoir-faire statistique puisque cette discipline n’est pas enseignée aux policiers. Il consiste en l’appropriation des règles de production des données qui servent à l'auto-évaluation de façon à, plus ou moins discrètement, plus ou moins ouvertement, les adapter à ses propres intérêts – qui peuvent aller de la pure veulerie et flatterie des attentes du chef, à la plus fière indépendance consistant à produire des œuvres d’art. L’activité statistique contraint au codage, sans quoi il n’y aurait pas de données quantifiées, mais le codage, qui est le plus souvent laissé entre les mains des agents les plus dominés de la hiérarchie, laisse nécessairement à ces derniers une marge de manœuvre. Il leur ouvre toujours des possibles (Thévenot, 198342 THEVENOT, Laurent. L’économie du codage social. Critiques de l’economie politique, n. 23-24, p.188–222, 1983.). Dans la mesure où, comme aujourd’hui, le codeur est celui-là même qui sera évalué par les données qu’il code, il utilise cette possibilité à son profit. Il s’émancipe.

À un second niveau, le statactivisme consiste à agréger toutes ces pratiques locales et à montrer que, aussi silencieuses soient-elles, elles n’en sont pas moins si courantes que l’on peut accuser l’institution entière de ne pas réellement poursuivre les buts qu’elle affiche. Le statactiviste doit alors résoudre le paradoxe d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’institution. En effet, il est impossible d’avoir une trace des opérations discrètes des codeurs si l’on n’est pas avec eux dans l’institution et, en même temps, il faut avoir accès à une tribune publique pour rendre compte à un niveau agrégé de ce dont on a été témoin. C’est la raison pour laquelle les statactivistes ont tendance à travailler en couple ou à plusieurs, le cas typique étant un policier associé à un sociologue.

L’effet émancipateur de ce statactivisme de deuxième niveau est double. D’une part, il cherche à montrer la possibilité d’une autre réalité agrégée que celle qui est instaurée par l’institution. Il clame par exemple : « non, contrairement à ce que l’État profère, nous montrons que le crime n’est pas en baisse continuelle car cette baisse s’explique mieux par les manipulations de codage effectuées par les forces de l’ordre ». Il désigne alors la possibilité d’une autre réalité que la réalité officielle. Du même coup, il dénonce, d’autre part la capacité de l’institution à contrefaire la réalité. Ici, la formule de la clameur est : « l’État a les moyens de nous mentir ». Ce n’est pas alors sur la réalité que porte le doute, mais sur l’action de l’État, qui peut prétendre faire une chose (lutter contre le crime) tout en en faisant une autre (manipuler l’opinion). Les statactivistes dénoncent alors les possibilités d’action de l’État. Ce dernier ne se laisse bien entendu pas faire et, comme on a pu le montrer ailleurs en reprenant la structure des assauts d’escrimeurs, la série des parades ripostes entre l’État et les statactivistes est loin d’être achevée (Didier, 201118 DIDIER, Emmanuel. L’État néolibéral ment-il? “Chanstique” et statistiques de police. Terrain, n. 57, p. 66-81, 2011.).

Le statactivisme couvre ainsi une variété de pratiques allant du niveau le plus farouchement individuel au plus collectif. Il consiste d’une part à s’émanciper des règles que l’autorité lui impose et, d’autre part, à dévoiler les mensonges qu’elle profère. Mais à ce stade, le collectif qu’il construit n’est pas encore un sujet politique, doté d’intérêts et de volonté propres. Mettons maintenant en évidence comment cette subjectivation est statistiquement possible.

Sujets. Défendre de nouvelles catégories

Les transformations récentes de la société ont vu apparaître de nouvelles catégories sociales. Comme cela a pu être montré dans le cas des cadres (Boltanski, 19822 BOLTANSKI, Luc. Les cadres : la formation d’un groupe social. Paris: Éditions de Minuit, 1982.), pour gagner en reconnaissance, les groupes sociaux ont intérêt à s'institutionnaliser statistiquement. L'invention de nouvelles catégories sociales – et leur critique – est déjà, et devrait être encore davantage, un terrain important de statactivisme. Elles portent par exemple sur le cas des intellectuels précaires que nous allons détailler ici, mais bien d’autres exemples viennent à l’esprit, en particulier les luttes des minorités ethniques qui mériteraient de longs développements.

Parmi les mondes sociaux les plus fortement affectés par le développement d’une gouvernementalité néolibérale se trouve celui des artistes et professions intellectuelles. L’envahissement de ces métiers vocationnels par les instruments quantificateurs du pilotage managérial provoque des expériences nouvelles, dont on peut faire ressortir le caractère ambivalent, étrange, grotesque, ou inversement, novateur et excitant. En outre, l’invocation d’expériences sociales ne cadrant plus avec les formats disponibles alimente une critique des nomenclatures officielles. Il arrive même que ces expériences soient insérées dans un travail politique et cognitif visant à construire une nouvelle catégorie sociale capable de porter des revendications.

Les efforts pour regrouper les travailleurs artistiques et intellectuels dans de nouvelles catégories sociales ont été étudiés par Cyprien Tasset (2014)41 TASSET, Cyprien. Les “Intellos précaires” et la classe créative. In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 117-132.. Ce chercheur décrit en effet deux tentatives allant en ce sens, l’une opérée par le bas et l’autre par le haut. La stratégie par en bas est illustrée par l’ouvrage Les Intellos précaires (2001) d’Anne et Marine Rambach. Pour ces auteurs, les « intellectuels précaires » rassemblent des personnes précarisées par le système économique actuel, comme les chercheurs sans statut, les artistes peinant à obtenir la rémunération de leurs activités, les journalistes pigistes etc. Il s’agit souvent de diplômés, pas toujours jeunes, mais qui ne trouvent pas d’emploi stable et dont, par conséquent, les modes de vie ne correspondent pas, loin de là, à ce que leur niveau d'études semblait leur promettre. L’argument des Rambach est que cette situation dépasse les compétences et propriétés individuelles, et est attribuable à un mode d’organisation sociale qui dévalorise le travail intellectuel et vise même à le rendre docile. Aussi exhortent-elles les « intellos précaires » à s’unir et à se compter, tâche à laquelle elles s’attellent en listant les résultats statistiques sur lesquels elles ont pu mettre la main au cours de leur enquête.

À l’opposé de cette stratégie par le bas, d’autres préfèrent passer par le haut. Richard Florida (2002)25 FLORIDA, Richard. The rise of the creative class. And how it’s transforming work, leisure and everyday life. Nova York: Basic Books, 2002. par exemple, mais il n’est pas le seul, observe l’émergence d’une « classe créative ». Ce groupe, quoique beaucoup plus large que celui des « intellos précaires », lui ressemble, à ceci près que les caractéristiques connotées négativement par les Rambach sont ici valorisées. Non pas précaires mais toujours prêts à exercer leur liberté sur le marché du travail, les membres de la classe étudiée par Florida seraient en quête d’opportunités créatrices. Ils ne sont pas suspectés d’être inutiles mais, au contraire, sont les fers de lance du capitalisme cognitif en train d’advenir.

Face à ces tentatives d’agrégation d’un sujet collectif, l’artiste brésilienne Sonia Andrade propose une reconstitution de sa propre personne, et par conséquent de chacune des notres. Elle a présenté en 2019 dans l’exposition … às contas au Musée d’art moderne de Rio une série de fils pendus du sol au plafond sur lesquels elle a accroché la totalité des factures qu’elle a reçues, classées par entreprises la facturant : l’eau, l’électricité, le gaz, puis apparaissent des collections plus courtes de télévision, de téléphone portable, de provider d’internet. En circulant dans l’exposition, très peu éclairée, on voit surgir un nouvel être, très étrange, composé uniquement de chiffres, en l’occurrence monétaires, qui est celui qui « compte » pour toutes ces entreprises auxquelles nous sommes « abonnés », parfois depuis très longtemps. Elle construit ainsi un nouveau type d’humain, quantitatif, consommateur et tenu par les chaînes de l’abonnement.

Les luttes de définition entre les nouvelles classes prétendant inclure les précaires intellectuels ou créatifs ou l’exposition (et en l’occurrence la discrète dénonciation) de nouveaux êtres sont un front important de statactivisme impliquant des catégories statistiques. Elles participent à définir le sujet qui portera le désir et les praxis d’émancipation. Le groupe dont il s’agit ici dispose, par définition, d’assez riches ressources cognitives qui peuvent apparemment assez bien pallier une éventuelle ignorance spécifique en statistique. À partir du moment où les acteurs reconnaissent l’avantage qu’il y a à passer par de tels arguments, ils bricolent les ressources dont ils ont besoin (lettres, enquête par boule de neige, recherche documentaire sauvage), ou n’hésitent pas à recourir à des spécialistes qui les leur fournissent (consultants, sociologues, statisticiens). Ces associations de compétences font d’ailleurs elles aussi partie de la constitution du collectif. Il se s’agit pas seulement de subsumer beaucoup de cas individuels sous une catégorie unique, il s’agit aussi d’aligner une série de compétences diverses à cette ensemble catégoriel.

L’émancipation est donc à double sens : elle désigne d’une part l’activité d’instauration de ce sujet politique collectif et, d’autre part, l’alignement d’une série de possibilités d’action de ce sujet. Elle se distingue du cas observé dans la police où le statactivisme est de l’ordre du dévoilement : il décompose la réalité institutionnelle qui s’auto-proclame avec des résultats chiffrés, en exhibant l’autre réalité de la triche généralisée et des ruses avec les chiffres. Ici, le statactivisme est positif, il cherche à prouver qu’une catégorie existe bel et bien, alors qu’on ne lui reconnaît pas d’existence, et il cherche les moyens d’action permettant de la défendre. Bien entendu, dévoilement et affirmation ne s’excluent pas mutuellement et, dans bien des cas, ils s’entremêlent. Pourtant, ces deux notions permettent de tracer un axe allant de la négation d’une réalité préexistante à l’affirmation d’entités qui n’existent pas encore. Mais une fois l’axe tracé, le plus intéressant est de comprendre la complexité des mélanges observés entre les deux pôles extrêmes du continuum. C’est ce à quoi se consacre la dernière partie de cet article en s’intéressant aux indicateurs.

Finalités. Opposer des indicateurs alternatifs à l’institution

La gouvernementalité néolibérale fait un grand usage d’indicateurs. Un indicateur est une mesure qui transforme un phénomène complexe en une valeur unique et simple qui varie avec le temps. L’indice des prix, par exemple, est supposé indiquer la variation des prix à la consommation – et donc le pouvoir d’achat des ménages – et permettre d’en suivre les variations. L’indicateur sert à donner un sens, à orienter l’action. Qui veut voir augmenter le pouvoir d’achat doit trouver les moyens de contrôler l’évolution des prix. Il peut, par exemple, choisir de lutter contre l’inflation monétaire. Mais, par construction, un indicateur ne retient du réel que certains aspects jugés pertinents : ici, uniquement les produits qui sont pris en compte dans le « panier » du ménage moyen et non pas d’autres. Il participe ainsi à consolider seulement certains aspects de la réalité et, de ce fait, à négliger les autres, qui peuvent pourtant, selon d’autres points de vue que celui de l’indicateur, être jugés prioritaires. Ceci peut engendrer de grave crise politiques associées à ces mesures. Ainsi, en Argentine en 2007, il a été démontré que le gouvernement avait essayé de manipuler l’indice des prix en ne contrôlant que les prix pris en compte par les statisticiens publics (sommés de les dévoilés) et pas les autres produits. En réponse, un nouvel indice est apparu, Le « Billion Price Project », construit par des économistes du MIT constitués en société privée, qui ont « scrapé » les prix offerts sur internet par un petit nombre de distributeurs et produisait une agrégation différente, mais évoluant de jour en jour, et contredisant largement les chiffres officiels – eux même dévalorisés par le scandale (Lury; Gross, 201432 LURY, Celia; GROSS, Ana. The downs and ups of the consumer price index in Argentina: from national statistics to big data. Partecipazione & Conflitto, v. 7, n. 2, p. 258-277, 2014.). De nombreuses autres expériences statactivistes interviennent à ce niveau : pour que la statistique officielle redistribuent les priorités de l’action des institutions, ils militent pour qu’elle tienne compte d’autres aspects de la réalité et proposent des indicateurs alternatifs.

Parmi ces derniers, certains épinglent les effets pervers insoupçonnés de politiques publiques ou managériales. D’autres pointent l’importance et la pertinence d’éléments qui ne sont pas pris en considération par les mesures quantitatives officielles. Les uns permettent de compter ce qui ne compte pas (encore), les autres de discuter l’indiscutable.

Les effets pervers peuvent être comptés de deux façons. D’une part, on met en série des faits qui sont évidemment déplaisants pour rendre visible leur caractère systématique et répété. Un cas d’autant plus efficace qu’il s’avère extrêmement violent est le décompte des suicidés de France Télécom, la compagnie de téléphone française, qui était en train d’être privatisée de façon assez brutale. Ivan Du Roy (2009)22 DU ROY, Ivan. Orange stressé. Paris: La Découverte, 2009. explique comment des syndicalistes en sont ainsi venus à dénombrer les suicides intervenus dans leur entreprise pour révéler la nocivité des méthodes managériales qui avaient été mises en l’œuvre.

Un cas d’autant portant sur la violence, situé cette fois au Brésil, est le décompte des échanges des tirs dans les favelas de la région de Rio de Janeiro (Hirata et al., 201730 HIRATA, Daniel; COUTO, Maria I.; GRILLO, Carolina; OLLIVEIRA, Cecilia. Échanges de tirs. La production de données sur la violence armée dans des opérations de police à Rio de Janeiro. Statistique et société, v. 7, n. 1, p. 31-39, 2019.). En effet, au cours des dernières décennies, les échanges de tirs se sont multipliés dans le quotidien des habitants de Rio de Janeiro et tout particulièrement dans les favelas et les périphéries urbaines. Ces lieux vivent sous le « feu croisé » des actions violentes menées d’une part par les forces de police et, d’autre part, par des groupes armés de trafiquants et miliciens qui contrôlent ces quartiers. Bien que les opérations ponctuelles soient l’une des principales raisons des échanges de tirs et des morts violentes à Rio de Janeiro, il n’existe pas de données disponibles sur ces actions qui pourraient alimenter le débat public sur la sécurité publique à Rio de Janeiro. Un projet de recherche collaborative entre chercheurs et militants de la ville de Rio de Janeiro, au Brésil a permis de constituer une base de données sur les « opérations ponctuelles », caractérisées comme étant des incursions des forces de l’ordre (civiles et militaires) dans les favelas et les quartiers populaires.4 4 Voir le site https://fogocruzado.org.br/. Le projet de collaboration vise donc à élargir la réflexion collective sur le problème de la sécurité publique au Brésil par la construction de données permettant de qualifier l’orientation de l’usage de la force par l’État.

Du côté des artistes, le groupe Superflex pousse la critique des indicateurs d’activité jusqu’à l’absurde. Le projet Visitors Numbers consiste à synchroniser le mécanisme de décompte des visiteurs à l’entrée d’un musée avec un compteur grand format accroché à l’extérieur, en évidence, comme si cette information était la plus importante de toutes, comme si la seule chose qui comptât fut que le musée soit beaucoup fréquenté. Il s’agit donc, avec une ironie acerbe, de mettre le mode de gestion néolibéral des musées tellement en évidence que son non-sens devienne tangible.

Parmi les luttes qui prennent les indicateurs comme armes ou comme cibles, celle des syndicalistes de France Télécom doit être traitée à part. Ces statactivistes ont eu cette idée simple et dévastatrice de compter les suicides, ce qui n’exige certes pas des compétences statistiques très sophistiquées mais bien plutôt des qualités humaines pour rencontrer les familles des personnes ayant mis fin à leurs jours, comprendre leur geste désespéré et déterminer si ce dernier est lié, ou non, à leurs conditions de travail. Dans d’autres cas, comme celui de Fogo Cruzado, le combat contre les indicateurs institutionnels implique qu’on les connaisse assez pour les analyser, les décomposer, et les recomposer ou, comme Superflex, les copier et déplacer leur lieu de publication. Ce statactivisme nécessite un certain savoir-faire technique. Son efficace dépend alors largement de la question de savoir pourquoi les indicateurs institutionnels doivent être remis en cause, à quelle fin. Encore une fois, le statactivisme est émancipateur en ce qu’il donne la possibilité de faire exister davantage certaines réalités matérielles en les employant à certains objectifs, certaines fins, qui restent à déterminer.

Si l’on en revient maintenant à l’axe composé par le dévoilement et l’affirmation, on placera le dénombrement des suicides du côté du dévoilement le plus pur, n’affirmant rien que le néant de la mort face à l’ordre institué, puis l’acte artistique consistant à ridiculiser ce système qui n’est pas entièrement négatif en ce qu’il propose un nouveau lieu où le système est mis en spectacle. Vient ensuite le décompte des échanges de tirs qui cherche à instituer une autre mesure de la violence qui prenne en compte celle qui est produite par les forces de l’ordre. Bien des modalités d’émancipation prennent ainsi place entre la destruction des objectifs de l’institution et l’affirmation de finalités alternatives.

D’autres nombres pour d’autres possibles

Le statactivisme est un étendard qui rallie une grande variété de pratiques ayant en commun de mettre les statistiques au service de l'émancipation. À l’examen des pratiques les plus contemporaines, nous avons vu que, premièrement, il consiste à mettre en évidence et à faire usage de toutes les marges de liberté que les règles de production des chiffres laissent aux agents qui les subissent. La statistique n’est pas un corpus de lois immuables ; au contraire, qui les pratique apprend à jouer avec elles sans pour autant tomber dans l’erreur ou la faute. Deuxièmement, le statactivisme consiste à utiliser diverses méthodes de quantification pour produire les groupes, sujets à venir d’une aspiration à s’émanciper des conditions auxquelles ils sont soumis. Il faut s’allier pour être fort, et la statistique est un des tous premiers ciments de ces alliances. Enfin, il consiste à utiliser les statistiques pour redéfinir les objectifs qui sont poursuivis par les institutions. Il n’y a pas de raison de nous laisser imposer les éléments de réalités qui déterminent le sens de nos actions. Dans les trois cas, il s’agit à la fois de prendre en compte l’autorité des faits, mais il ne faut jamais oublier que nous participons à les faire, en particulier grâce aux statistiques qui nous permettent de les articuler aux éléments du monde auxquels nous avons un accès privilégié. Ces pratiques traversent les milieux de l’art, de la recherche et du militantisme qui, tous, mettent en lumière l’intérêt des statistiques comme argument politique.

En particulier, elles dissipent un des malentendus qui divisent les oppositions potentielles contre l’autoritarisme par les chiffres. En effet, alors que la tradition romantique, développée avec l’industrialisation et aujourd’hui toujours vivace sous des formes nouvelles, est une puissante source de critiques, elle tend à percevoir la statistique uniquement comme une émanation de « [l]’esprit froid et quantificateur de l’âge industriel », incarné, par exemple, par le personnage de Thomas Gradgrind chez Dickens (Löwy; Sayre, 201031 LÖWY, Michael; SAYRE, Robert. Esprits de feu. Figures du romantisme anti-capitaliste. Paris: Éditions du Sandre, 2010., p. 20). Or, la série d'expériences statactivistes que nous rassemblons comporte des usages du nombre qui parviennent à se tenir en prise avec les mécanismes de la cité néolibérale tout en se situant sur le plan de la libre créativité. Loin d'étendre le désert existentiel de l'utilitarisme, les inventions contestataires basées sur le nombre étendent l'autonomie des acteurs, et peuvent parfois présenter, en plus de leur portée émancipatrice, une valeur esthétique.

Surtout, si une certaine forme d’activisme par les nombres est devenue aujourd’hui incontournable, c’est d’abord en raison du rôle central joué par les instruments de quantification dans le maintien des fatalités contre lesquelles les luttes émancipatrices s’engagent. En effet, le codage, les catégories, les indicateurs, bref toutes les entités statistiques, apportent une contribution décisive à la construction de réalités qui se tiennent. À juste titre dénonçable en tant qu’équipement de base de la « cage de fer » de la raison capitaliste, la quantification ne doit pourtant pas être désinvestie au profit de l’exaltation des qualités, des singularités et de l’incommensurable. Un tel renoncement serait une erreur, car la stabilité contraignante des entités statistiques n’est pas inébranlable. L’attention portée aux moments d'instauration des mesures et indicateurs révèle au contraire leur caractère créateur, et souvent leur capacité à en éclipser de plus anciennes. Moyen de réduire les incertitudes ou d’ouvrir des possibilités pratiques, la statistique est également un carrefour disciplinaire (mathématique, sciences sociales, comptabilité, gestion etc.) où des rencontres inédites peuvent être favorisées.

Pour conclure, nous insisterons, avec Ted Porter (2013)35 PORTER, Theodore. Funny numbers. Culture Unbound: Journal of Current Cultural Research, n. 4, p. 585-598, 2013., sur l’humour présent dans ces démarches statactivistes. On pourrait a priori penser que rien n’est plus éloigné du rire que les chiffres et, pourtant il n’en est rien. Bakhtin (1982)1 BAKHTIN, Mikhail. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance. Paris: Gallimard, 1982. nous permet de comprendre pourquoi. Il montre, à partir de l’œuvre de François Rabelais, qui est d’ailleurs truffée de jeux avec les nombres, que la structure du rire est ambivalente. D’une part, il rabaisse la réalité officielle, par l’ironie, la parodie, l’hyperbole. C’est là un levier humoristique bien connu, actionné notamment par Superflex. Mais ce n’est pas tout. D’autre part, le rire accompagne la joie de la contre-proposition, la matérialisation d’une nouvelle réalité inattendue, la liberté prise avec les carcans de la réalité instituée, la transformation productive. Bakhtin parle de « la force créatrice du rire » (p. 80). Il écrit que « le rire rabaisse et matérialise » (p. 29), il est concomitant du rabaissement de l’officiel qui était grand, et de la matérialisation et de la libération, partant du grandissement, de ce qui gagne en réalité. Les travaux de Le Chevalier, de Prévieux avec les policiers du 14e arrondissement l’illustrent à merveille. Et même ceux de Pierre Bourdieu, lui qui disait : « la sociologie, ça doit être rigolo » et s’efforçait de faire sourire ses lecteurs grâce à « un usage nouveau des statistiques » (Gollac, 200427 GOLLAC, Michel. La rigueur et la rigolade. À propos de l’usage des méthodes quantitatives par Pierre Bourdieu. Courrier des statistiques, n. 112, p. 29-36, 2004., p. 29). L'émancipation peut aussi prendre la forme d’un rire collectif.5 5 Bakhtin insiste sur le fait que le rire rabelaisien, le rire productif, affirmatif est populaire. Il se trouve dans les carnavals, les foires, sur les scènes des théâtres publics. Ce point permet de reconsidérer la critique que Boltanski (2009) qualifie d’existentielle et qu’il attribue plutôt aux artistes agissant dans la solitude romantique. La critique existentielle peut sans doute être aussi humoristique et collective.

Dès lors, « un autre nombre est possible » : ce qu’une logique hégémonique de quantification a instauré, une pratique statactiviste avertie peut chercher à le défaire, ou au moins à le bousculer. Ce détournement du mot d’ordre altermondialiste n’est pas ici l’incantation d’un possible indéterminé, mais un appel à produire des objets quantifiés qui reconfigurent le possible dans un sens voulu et, on le souhaite, favorable au plus grand nombre. Bien sûr, le sort d’un indicateur alternatif ou du dénombrement d’une nouvelle catégorie sociale est incertain. Ces initiatives peuvent « prendre » dans l’espace public ou passer inaperçues. Il reste que, par rapport à d’autres productions intellectuelles, les débats et contestations portant sur les nombres en société sont susceptibles de prendre une portée pratique remarquable et, pourquoi pas, un tour heureux – voire comique.

  • 1
    Une version antérieure de ce texte a été publiée en introduction du livre Statactivisme (Bruno, Didier, Prévieux 201411 BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (orgs.). Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014.).
  • 2
    Le 15 mai 2012 a été organisé à Paris un colloque sur le « statactivisme » dont est issu l’ouvrage (Bruno, Didier, Prévieux 201411 BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (orgs.). Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014.).
  • 3
    Haacke a d’ailleurs par la suite, publié avec Pierre Bourdieu, un livre de dialogues (Bourdieu; Haacke, 19948 BOURDIEU, Pierre; PASSERON, Jean-Claude. Les héritiers : les étudiants et la culture. Paris: Les Éditions de Minuit, 1964.).
  • 4
  • 5
    Bakhtin insiste sur le fait que le rire rabelaisien, le rire productif, affirmatif est populaire. Il se trouve dans les carnavals, les foires, sur les scènes des théâtres publics. Ce point permet de reconsidérer la critique que Boltanski (2009)3 BOLTANSKI, Luc. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Paris: Gallimard, 2009. qualifie d’existentielle et qu’il attribue plutôt aux artistes agissant dans la solitude romantique. La critique existentielle peut sans doute être aussi humoristique et collective.

Referências

  • 1
    BAKHTIN, Mikhail. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance Paris: Gallimard, 1982.
  • 2
    BOLTANSKI, Luc. Les cadres : la formation d’un groupe social. Paris: Éditions de Minuit, 1982.
  • 3
    BOLTANSKI, Luc. De la critique Précis de sociologie de l’émancipation. Paris: Gallimard, 2009.
  • 4
    BOLTANSKI, Luc. Quelles statistiques pour quelles critiques ? In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 33-50.
  • 5
    BORIS, Samuel. Statistics and political violence: reflections on the social conflict in 2009 in Guadeloupe. Partecipazione & Conflitto, v. 7, n. 2, p. 237-257, 2014.
  • 6
    BOURDIEU, Pierre. Sur l’Etat Cours au Collège de France (1989-1992). Paris: Seuil, 2012.
  • 7
    BOURDIEU, Pierre; HAACKE, Hans. Libre échange Paris: Le Seuil/Les Presses du réel, 1994.
  • 8
    BOURDIEU, Pierre; PASSERON, Jean-Claude. Les héritiers : les étudiants et la culture. Paris: Les Éditions de Minuit, 1964.
  • 9
    BRUNO, Isabelle. Défaire l’arbitraire des faits. De l’art de gouverner (et de résister) par les “données probantes”. Revue Française de Socio-Économie, n. 2, p. 213-227, 2015. https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0213
    » https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0213
  • 10
    BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel. Benchmarking L’État sous pression statistique. Paris: La Découverte, 2013.
  • 11
    BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (orgs.). Statactivisme Comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014.
  • 12
    BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; VITALE, Tommaso. Statactivism: forms of action between disclosure and affirmation. Partecipazione & Conflitto, v. 7, n. 2, p. 198-220, 2014.
  • 13
    CAILLÉ, Alain. De l’idée même de richesse Paris: La Découverte, 2012.
  • 14
    CHAMPY, Florent. La Sociologie des professions Paris: Presses Universitaires de France, 2009.
  • 15
    DESROSIÈRES, Alain. Managing the Economy. In: ROSS, Dorothy; PORTER, Theodore M. The Cambridge History of Science, v. 7: The modern social sciences, 2003. p. 553-564.
  • 16
    DESROSIÈRES, Alain. Pour une sociologie historique de la quantification Paris: Presses de l’École des Mines, 2008.
  • 17
    DESROSIÈRES, Alain. La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir? In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 51-66.
  • 18
    DIDIER, Emmanuel. L’État néolibéral ment-il? “Chanstique” et statistiques de police. Terrain, n. 57, p. 66-81, 2011.
  • 19
    DIDIER, Emmanuel. Globalization of quantitative policing: between management and statactivism. Annual Review of Sociology, v. 44, n. 1, p. 515-534, 2018.
  • 20
    DIDIER, Emmanuel. Politique du nombre de morts. AOC média, 16 abril, 2020. https://aoc.media/opinion/2020/04/15/politique-du-nombre-de-morts/
    » https://aoc.media/opinion/2020/04/15/politique-du-nombre-de-morts/
  • 21
    DIDIER, Emmanuel. Quantitative marbling, New conceptual tools for the socio-history of quantification. Anton Wilhelm Amo Lectures, n. 7. Halle: Martin-Luther-Universitat Halle-Wittenberg Press, 2021. https://wcms.itz.uni-halle.de/download.php?down=58212&elem=3346065
    » https://wcms.itz.uni-halle.de/download.php?down=58212&elem=3346065
  • 22
    DU ROY, Ivan. Orange stressé Paris: La Découverte, 2009.
  • 23
    ECF - École de la Cause Freudienne (ed.). Quelle liberté pour le sujet à l’époque de la folie quantitative Paris: Pleins Feux, 2008.
  • 24
    ETERNO, John E.; SILVERMAN, Eli B. The crime numbers game: management by manipulation. Nova York: CRC Press, 2012.
  • 25
    FLORIDA, Richard. The rise of the creative class And how it’s transforming work, leisure and everyday life. Nova York: Basic Books, 2002.
  • 26
    GENEL, Katia. L’autorité des faits : Horkheimer face à la fermeture des possibles. Tracés, v. 24, n. 1, p. 107-119, 2013.
  • 27
    GOLLAC, Michel. La rigueur et la rigolade. À propos de l’usage des méthodes quantitatives par Pierre Bourdieu. Courrier des statistiques, n. 112, p. 29-36, 2004.
  • 28
    GORI, Roland; CASSIN, Barbara; LAVAL, Christian (orgs.). L’Appel des appels pour une insurrection des consciences Paris: Mille et une nuits, 2009.
  • 29
    HAACKE, Hans; BECKER, Howard S.; BURNHAM, Jack; WALTON, John. Hans Haacke: framing and being framed; 7 works 1970-75. Halifax: Press of the Nova Scotia Collage of Art and Design, 1975.
  • 30
    HIRATA, Daniel; COUTO, Maria I.; GRILLO, Carolina; OLLIVEIRA, Cecilia. Échanges de tirs. La production de données sur la violence armée dans des opérations de police à Rio de Janeiro. Statistique et société, v. 7, n. 1, p. 31-39, 2019.
  • 31
    LÖWY, Michael; SAYRE, Robert. Esprits de feu Figures du romantisme anti-capitaliste. Paris: Éditions du Sandre, 2010.
  • 32
    LURY, Celia; GROSS, Ana. The downs and ups of the consumer price index in Argentina: from national statistics to big data. Partecipazione & Conflitto, v. 7, n. 2, p. 258-277, 2014.
  • 33
    MILNER, Jean-Claude. La Politique des choses Court traité politique I. Lagrasse: Verdier, 2011.
  • 34
    MITCHELL, Katharyne; BECKETT, Katherine. Securing the global city: crime, consulting, risk, and ratings in the production of urban space. Indiana Journal of Global Legal Studies, v. 15, n. 1, p. 75-99, 2008.
  • 35
    PORTER, Theodore. Funny numbers. Culture Unbound: Journal of Current Cultural Research, n. 4, p. 585-598, 2013.
  • 36
    RAMBACH, Anne; RAMBACH, Marine. Les intellos précaires Paris: Fayard, 2001.
  • 37
    SALTELLI, Andrea et al Five ways to ensure that models serve society: a manifesto. Nature, n. 582, p. 482-484, 2020.
  • 38
    SILVERMAN, Eli B. NYPD battles crime Innovative strategies in policing. Boston: Northwestern University Press, 1999.
  • 39
    PIRIOU, Jean Paul. L’indice des prix Paris: La Découverte, 1992.
  • 40
    STATISTIQUE ET SOCIETE. Paris, Société Française de Statistique (SFdS), v. 7, n. 1, jun. 2019.
  • 41
    TASSET, Cyprien. Les “Intellos précaires” et la classe créative. In: BRUNO, Isabelle; DIDIER, Emmanuel; PRÉVIEUX, Julien (eds.) Statactivisme : comment lutter avec des nombres. Paris: Zones, 2014. p. 117-132.
  • 42
    THEVENOT, Laurent. L’économie du codage social. Critiques de l’economie politique, n. 23-24, p.188–222, 1983.
  • 43
    TOPALOV, Christian. Naissance du chômeur : 1880-1910. Paris: Albin Michel, 1994.
  • 44
    TOUCHELAY, Béatrice. Les ordres de la mesure des prix. Luttes politiques, bureaucratiques et sociales autour de l’indice des prix à la consommation (1911-2012). Politix, v. 27, n. 105, p. 117-138, 2014.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    24 May 2021
  • Date of issue
    Jan-Apr 2021

History

  • Received
    17 Dec 2020
  • Accepted
    15 Mar 2021
Programa de Pós-Graduação em Sociologia - UFRGS Av. Bento Gonçalves, 9500 Prédio 43111 sala 103 , 91509-900 Porto Alegre RS Brasil , Tel.: +55 51 3316-6635 / 3308-7008, Fax.: +55 51 3316-6637 - Porto Alegre - RS - Brazil
E-mail: revsoc@ufrgs.br